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vendredi 14 juin 2024

LE LONG CHEMIN DE LÉA CLERMONT-DION

QUÉBEC, l’été 2008. Léa Clermont-Dion est encore étudiante et travaille pendant les vacances à l’Institut du Nouveau Monde. Elle est l’assistante de Michel Venne, le directeur de l’organisme. Lors d’un déplacement en taxi, il franchit une frontière. «Sans crier gare, le patron glisse furtivement sa main entre mes cuisses, près des parties intimes, du vagin. Il la retire aussi vite. Je me fige. Lui ne manifeste pas d’émotion.» Et dans les jours suivants, il récidive. «Il te murmure : “ça va rester entre nous.” Il glisse sa main dans ton pantalon. Tente de te doigter. Tu veux t’évanouir. Disparaître.» Ces deux agressions de la part de son mentor, un homme qu’elle respectait, hante la jeune femme. Neuf ans après les événements, elle porte plainte. Nous sommes en 2017.

 

Le juge Stéphane Poulin rendra sa sentence en 2021. Michel Venne est reconnu coupable. Léa Clermont-Dion aura eu le temps d’avoir deux enfants pendant cette période tourmentée, de compléter son doctorat et de réaliser plusieurs documentaires. Une saga qui a de quoi décourager toutes celles qui poursuivent leur agresseur.

Treize ans avant que justice ne soit faite. 

Le récit de madame Clermont-Dion raconte cet interminable processus, ce dédale sans fin qui attend toutes celles qui portent plainte. Surtout, elle nous permet de vivre tout ce qui se passe dans la tête d’une victime avant qu’elle ne décide de dénoncer son assaillant. 

Ce n’est pas tout. 

Après sa déposition devant un policier, elle se demandera souvent pourquoi elle s’est embarquée dans une telle histoire, surtout pendant le procès qui s’avère une période particulièrement difficile pour celle qui se retrouve face à un homme qu’elle veut rayer de sa vie. 

Être agressée, c’est perdre pied et voir son monde et ses rêves vaciller. Des espoirs s’écroulent, sa certitude en soi en prend un coup et plus rien ne peut être pareil. Pourquoi elle? Qu’a-t-elle fait pour ça? Cent questions tournent sans arrêt dans sa tête. Elle ne se reconnaît plus. La gêne d’abord, les hésitations, la perte de confiance en soi et le sentiment de culpabilité qui ne la quitte plus. L’impression d’être souillée et de ne pouvoir remonter à la surface pour respirer et se sentir libre dans son âme et son corps. Il y a surtout le rêve que la vie est une grande et formidable aventure qui s’écroule.

 

«Désillusionnée et minée par la honte, j’ai cessé de croire que les hommes de pouvoir étaient nécessairement des personnes intègres. Pendant ma première année de cégep, j’ai consommé de la psilocybine, substance connue sous le nom de champignon magique, de la salvia, une drogue hallucinogène, de la marijuana, des litres de bière. Pour oublier. Je me trouvais laide et dégoûtante. On ne peut jamais prédire les répercussions des violences sexuelles.» (p.11)

 

Léa Clermont-Dion ne se contente pas de raconter son histoire. Il y a des gestes, des moments pénibles, mais il y a aussi toutes celles qui sont dans sa situation, le combat des autres femmes qui ont subi des agressions beaucoup plus brutales et traumatisantes, des procédures où des classes sociales s’affrontent, des tractations où les harceleurs fortunés deviennent les victimes. C’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Léa Clermont-Dion raconte l’histoire incroyable de Nafissatou Diallo, une femme de chambre new-yorkaise, violée par le tout puissant et richissime Dominique Strauss-Kahn.

 

«Les blessures observées sur son corps et ses organes génitaux ont été causées par un viol», affirme le rapport médical de l’hôpital St Luke’s Roosevelt où elle a été examinée par des médecins après les événements. Elle deviendra pourtant la coupable à cause de son passé et de certains moments de sa vie. On la traite de prostituée et des gens la suivent dans les rues de la ville jusqu’à la porte de son appartement en vociférant et en l’invectivant. Il y a aussi du racisme larvé dans cette histoire. La femme noire qui s’en prend à un leader blanc. De victime, elle est la criminelle et la cause de tous les maux. 

Qui peut oublier l’affaire Gilbert Rozon qui tourne à la bouffonnerie lors de son procès. Il faut avoir un front de bœuf pour inventer le scénario que le grand patron de l’humour québécois a raconté devant la juge Mélanie Hébert.

 

LUTTE

 

Madame Clermont-Dion dresse un portrait fort juste de la société et de notre époque, du mouvement Me Too et des combats qui se multiplient pour dénoncer ce genre d’agression et pour que l’on «civilise» les enquêtes et les procès. Les victimes ne doivent jamais devenir les accusées lors des comparutions, l’occasion de fouiller dans leur vie avant de tout étaler sur la place publique. Je pense aux femmes autochtones qui ont disparu sans laisser de traces dans la plus terrible des indifférences. Malgré des reportages percutants à la télévision de Radio-Canada, rien n’a bougé. 

Un racisme larvé.

Léa Clermont-Dion s’attarde aux combats et aux luttes des féministes qui cherchent le respect et réclament une véritable égalité entre les hommes et les femmes. Ce récit dépasse largement son cas et son histoire pour déboucher sur un fait de société troublant et inquiétant. C’est une mise en garde pour celles qui hésitent à porter plainte et à dénoncer leurs agresseurs. L’écrivaine fait la lumière aussi sur un parcours que beaucoup de femmes n’osent pas emprunter. Porter plainte peut devenir une sorte de guide pour celles qui se retrouvent dans cette situation intenable.

 

PROCESSUS

 

Madame Clermont-Dion a eu la chance de croiser des enquêteurs exemplaires et exceptionnels qui l’ont suivie lors des procédures avec attention et compassion, lui permettant certainement de surmonter ses périodes d’abattement et de découragement. Ils étaient toujours là pour la soutenir et la conseiller. Oui, Léa Clermont-Dion, tout au long de cette décennie, s’est demandé souvent pourquoi elle s’était embarquée dans cette galère. Malgré la bienveillance de tous ceux et celles qui l’entouraient, ce ne fut jamais une partie de plaisir pour la jeune femme. Une épreuve, un véritable calvaire où elle a l’impression d’être jugée dans son corps et son âme.

 

«La séance est levée. Nous en sommes au deuxième jour, et la défense n’a toujours pas abordé l’agression sexuelle. J’appelle mon amoureux pour lui annoncer que je ne reviendrai pas à la maison ce soir comme prévu. Je me trouve nulle. Je n’arrive pas à surmonter ma détresse. Me voilà devenue l’accusée. On me reproche de la malveillance. Pourquoi m’être embarquée dans une épreuve aussi inhumaine?» (p.142)

 

Léa Clermont-Dion raconte également des moments troublants, ses rencontres avec Lise Payette, une idole qu’elle admirait plus que tout, son rôle peu reluisant dans cette affaire. L’ancienne ministre dans le gouvernement de René Lévesque tente de faire taire la jeune femme pour protéger son ami qui se voit à la direction du journal Le Devoir. Une démarche tout à fait étonnante de la part de cette féministe qui a toujours défendu les femmes et proclamé haut et fort que les agresseurs devaient être dénoncés et répondre de leurs gestes. Les idoles prennent parfois des débarques terribles. Surtout, madame Payette était une icône pour Léa Clermont-Dion. 

 

ÉCLAIRAGE

 

Un récit fort pertinent qui démontre encore une fois qu’une femme qui porte plainte contre un homme pour agression sexuelle doit être forte et bien entourée pour traverser ce tunnel interminable marqué par toutes les embûches possibles. Parce que la victime passe par toutes les émotions et elle ne parvient au bout de sa démarche qu’avec l’aide de proches aimant et solide. 

Une guerre de tranchées. 

Léa Clermont-Dion a entendu la sentence, la condamnation de son ancien patron, mais j’imagine l’état d’esprit de celles qui ne sont pas crues et qui voient leurs accusations rejetées. Comme si elles étaient des menteuses et des manipulatrices.

L’appareil judiciaire est une lourde machine qui peut briser les individus les plus résistants. Je comprends tellement que devant ce mur et ce parcours interminable, des femmes décident de se taire et de baisser la tête. Il leur faut alors tenter de respirer avec une blessure qui va les suivre toute leur vie et les forcer peut-être à consulter et à aller en thérapie pendant que les agresseurs en mènent large. 

Porter plainte, un récit fort bien documenté, apporte un éclairage percutant sur la situation d’une jeune femme qui accuse une figure connue et admirée dans la société. Il y a aussi tous les méandres et les démarches qu’elle devra entreprendre avant d’entendre la sentence sonner comme une libération. 

Léa Clermont-Dion a eu la chance d’avoir un verdict favorable où le juge Stéphane Poulin a cru sa version des faits. Michel Venne a été condamné. Ce n’est pas le cas de toutes les femmes qui portent plainte, on le sait. Je pense encore une fois à celle qui a accusé Gilbert Rozon et qui est devenue celle qui l’aurait agressé. Une situation tordue, digne des plus mauvais vaudevilles.

Ce récit choque, révolte même si le combat de Léa Clermont-Dion s’est fait dans des conditions idéales. Soutien des enquêteurs et du procureur, appui indéfectible de ses proches et de sa mère surtout. Ce ne sont pas toutes les femmes qui ont cette chance. Plusieurs se retrouvent bien seules devant une machine qui risque de les broyer et qui leur donne l’impression de retourner à l’époque de l’inquisition. Madame Nafissatou Diallo, cette femme de chambre new-yorkaise, violée par un Tout-Puissant de la finance, est de celle-là.

 

LÉA CLERMONT-DION : Porter plainte, Éditions Le cheval d’août, Montréal, 224 pages.

https://lechevaldaout.com/parution/91-porter-plainte

lundi 10 juin 2024

VALÉRIE FORGUES CHOISIT SA LIBERTÉ

J’AI LAISSÉ filer pas mal de temps avant de me décider à écrire une chronique portant sur Un choix d’amour, le récit de Valérie Forgues. Peut-être parce que je ne savais pas par quel bout empoigner ce témoignage direct, d’une franchise étonnante qui nous pousse devant des concepts essentiels : la vie et la liberté individuelle. L’auteure n’y va pas par quatre chemins. Tout est clair dans sa tête, et ce depuis toujours. Elle ne veut pas de la maternité. C’est hors de question pour elle. «Vivre est facile les yeux fermés, mais je ne peux me mentir, je me sais incapable d’élever un enfant, tout occupée à apprendre comment prendre soin de moi.»

 

L’écrivaine a beau être convaincue, rien ne se passe comme elle avait pu l’imaginer quand elle se rend compte qu’elle est enceinte. Tout est remis en question. Alors un grand flou, une hésitation, fait osciller toutes ses certitudes. Il suffit de si peu de choses pour que tout bascule. Une impulsion, une décision irréfléchie et sa vie peut prendre une autre direction. Parce que s’accrocher à une seule idée ou conception, sans jamais se questionner, fait de vous un être dangereux et inquiétant. Je crois que les despotes sont ces personnes qui possèdent une vérité qu’ils ne discutent jamais et qu’ils imposent à leurs concitoyens. Vladimir Poutine et Donald Trump sont ce genre d’individus. 

Valérie Forgues, malgré ses idées, se rend compte que tout peut basculer, surtout quand elle se tourne vers la société qui fait pression sur les hommes, les femmes. Tous vont dans une même direction. L’écrivaine reprend cent fois la question et c’est ce qui fait d’elle une auteure intéressante. Heureusement, ses convictions profondes finissent par remonter à la surface. 

Sa vie amoureuse a été un peu chaotique et changeante. Tout comme ses études et sa présence dans le monde du travail. Elle est souvent en mouvement même si on sent qu’elle cherche à mieux respirer en regardant devant soi sans toujours être assaillie par le doute et les hésitations. Il y a cependant une certitude, bien ancrée dans sa tête : elle sera écrivaine et fera tout ce qui est nécessaire pour y arriver. Alors, dans sa vie un peu dissolue, tout tourne autour de ce projet et du bonheur qu’elle ressent à s’installer à son bureau pour se lancer à la poursuite des mots qu’elle glisse dans des phrases.

 

«Pour le reste, pour combler l’écart, pour être plus fidèle à moi-même, j’écris. Je veux pouvoir le faire au moment où je le souhaite, sans crises, sans dérangements, sans autres responsabilités, sans personne pendu à mes jupes, sans avoir à abandonner quoi que ce soit, sans rien mettre sur pause, pas à la sauvette. Écrire tout le temps, avec souplesse, ouverture, amour, acharnement et disponibilité.» (p.79)

 

La vie n’est jamais une ligne droite, nous le savons. Il y a souvent un événement, un hasard ou une rencontre qui vous éloigne de votre passion. Entre le désir et la réalité, il y a toujours un décalage et parfois un incident vous emporte dans un milieu que vous n’aviez pu imaginer auparavant. 

Ce désir est bien ancré en elle et Valérie Forgues fera tout pour satisfaire cette exigence qui la rend heureuse et épanouie. C’est ce qu’elle aime et veut faire plus que tout. Ça peut sembler simple comme ça, mais elle sait qu’en étant mère, l’écriture deviendra un répit qu’elle s’offrira entre deux changements de couches et un boire. Le bébé va happer toutes ses énergies et ça, elle ne peut pas. Psychologiquement et physiquement. 

 

SURPRISE

 

Ce qui était une idée bien ancrée et jamais remise en question vacille quand elle sent l’embryon en elle qui cherche à prendre toute la place. Ce souffle de vie peut s’installer dans son corps et l’envahir jusqu’au big bang de la naissance.

 

«On dit tomber enceinte et j’entends tomber en bas de sa chaise ou tomber amoureuse.

C’est une chute, une débarque; la mise en tombe, l’enterrement d’une partie de soi à la place de laquelle émergera une autre, ou pas. 

C’est une métamorphose, Kafka, Cronenberg et Alien en même temps.» (p.16)

 

Deux petits traits rouges changent tout. Elle croyait bien que tout était réglé dans sa tête depuis longtemps. Si cela se produisait, elle se ferait avorter. C’était clair, définitif. C’est ce qu’elle va faire même si son amoureux Florent voudrait bien s’aventurer dans la paternité. 

Tout le récit de Valérie Forgues tourne autour de cette procréation qui peut la pousser dans une autre vie et renier pour ainsi dire tout ce qu’elle a toujours proféré haut et fort. La grossesse, le corps qui se déforme et l’accouchement dans la plus terrible des douleurs ce n’est pas pour elle. Elle le sait, le sent dans toutes les fibres de son être. Mais il y a la société qui l’entraîne vers la maternité, qui répète qu’une femme doit être mère pour être une «vraie femme». Et on a beau dire, être père n’est pas la même chose que de devenir une maman qui hérite de tâches et d’obligations qu’elle seule peut assumer. Et il faut bien considérer que cette aventure va happer une vingtaine d’années, soit une grande partie de sa vie. 

L’écrivaine refuse, mais elle ressent la pression sociale, l’environnement humain qui louange et glorifie l’enfantement à ses risques et péril. Elle n’est pas qu’une femme libre et solitaire, elle est aussi et surtout celle qui a assimilé tous les messages qui la conditionnent et la poussent vers la maternité.

 

QUESTIONS

 

Valérie Forgues se prend à rêver la vie de cet enfant, ce qu’il pourrait devenir et ressent rapidement les changements qui s’amorcent dans son corps. Elle sent une présence, un étranger qui s’impose et entreprend de conquérir tous les territoires de son être. Elle regarde autour d’elle. Sa mère d’abord, la jeune fille qu’elle a été et qu’elle aurait pu être, ses proches, celles qu’elle croise régulièrement dans son milieu et d’autres écrivaines qui la rassurent et l’inquiètent. Les propos d’Annie Ernaux, de Nelly Arcand, de Martine Delvaux reviennent en boucle comme un ver d’oreille. C’est la société qu’elle confronte en décidant de ne pas avoir ce bébé, de se choisir plutôt que de rentrer dans le moule. 

Par le biais de cette maternité non souhaitée, Valérie Forgues secoue la liberté, l’amour, les responsabilités. Malgré ses convictions, l’avortement la bouleverse plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Ce qu’elle envisageait comme un désagréable moment à passer provoque un tsunami sur le rôle, la place des femmes dans la société et le fait de mettre des enfants au monde dans une époque où l’individualité fait loi, où la performance est obligatoire au travail et dans les loisirs. Être mère, pourrait-il se métamorphoser en une forme de résistance?

 

«Je me dis que ça va fonctionner entre Florent et moi si j’agis comme il faut.

Je m’écrase, me pile sur le cœur, nie mes envies, m’invisibilise, deviens transparente.

J’enchaîne les mauvaises décisions : rester, continuer, pardonner, expliquer, parler, parler en ostie, pleurer, faire des nœuds, rapiécer. Mon père me dit qu’être en couple, c’est tenir chacun l’extrémité d’une même corde et donner envie à l’autre de ne pas lâcher son bout. Moi, plus je rêve de flancher, plus je m’accroche. 

Je reste pour plaire à qui?» (p.94)

 

L’écrivaine ressasse des idées qui la déconcertent. Ce choix qu’elle doit faire ne se règle pas en claquant des doigts ou dans un battement des paupières. Il faut toujours du temps pour décider pour le mieux ou le pire, même si elle pourrait agir sur un coup de tête. 

Valérie Forgues bouscule les mots et des pensées qu’elle croyait bien ancrés, se penche sur son parcours et ce qu’elle a fait de sa vie, trouve de nouvelles questions et des possibilités qui s’ouvrent devant elle. Elle ne sera pas mère et l’avortement s’avère un moment difficile pour ne pas dire autre chose.

 

LIBERTÉ

 

Toute cette question d’avoir ou de refuser un enfant démontre comment il est difficile pour une femme de vivre sa liberté. Du moins celle conçue par les hommes. Si eux ont pu devenir des héros en laissant tout derrière eux pour connaître l’aventure et la découverte, peu de femmes ont foncé sur les routes, se réfugiant dans l’instant et l’irresponsabilité d’un Jack Kerouac par exemple. Des courageuses et des privilégiées, d’une certaine façon, ont pu se tenir à distance de la maternité qui touche la plupart des femmes comme une malédiction. Marguerite Yourcenar, Virginia Woolf, Marie-Claire Blais et Anne Hébert ont pu s’imposer et faire leur marque en échappant à la fatalité de la famille et de la parentalité. 

Valérie Forgues jongle avec une question qui concerne toutes les femmes et aussi les hommes. Satisfaire ses pulsions et ses désirs du moment ou encore se projeter dans un temps long en se consacrant à un enfant et en assumant le futur de la société. Et mettre des petits au monde pour les voir s’entretuer dans des guerres de plus en plus folles et meurtrières, les placer devant la famine et des bouleversements climatiques mortels, est-ce responsable. Chacun a sa réponse. Jacob Wren, écrivain, dit qu’il faut cesser de copuler pour sauver la planète. Il rejoint ainsi Valérie Forgues d’une certaine façon même si l’écrivaine ne parle que pour elle et refuse d’imposer une ligne de conduite à ses sœurs.

 

FORGUES VALÉRIE : Un choix d’amour, Éditions Triptyque, Montréal, 174 pages.

https://groupenotabene.com/publication/un-choix-damour

mardi 4 juin 2024

CAROLE MASSÉ SE TOURNE VERS LA VIE

Jean-Yves Soucy est décédé le 6 octobre 2017. Dire que ce fut un drame pour sa compagne, Carole Massé, est un euphémisme. On ne s’habitue pas à la perte d’un être proche même quand on sait que la fin est là et qu’il n’y a pas d’autre issue. J’ai connu ces heures de flottement à quelques reprises avec la mort de ma mère et de mon père, de plusieurs de mes frères et de ma sœur. Le cancer a fait des ravages parmi les miens. C’est encore plus difficile et souffrant si on vit une relation fusionnelle comme ce fut le cas de Jean-Yves Soucy et de Carole Massé. Une aventure d’amoureux et d’écriture, des moments uniques pour aller plus loin dans sa quête d’être pleinement. Pour la rescapée qu’est devenue Carole Massé, après la fin de son monde, il y a eu le retour à soi et à la couleur des saisons.

 

Journal d’un dernier voyage nous pousse devant la mort et le deuil. Apprendre qu’une maladie incurable s’est installée dans le corps de Jean-Yves fut tout un bouleversement pour sa compagne et complice, sa fin inévitable et pour la survivante, celle qui bascule dans la plus terrible des solitudes, se retrouver hors de soi et de tout ce qui faisait leur existence. 

La Terre avait perdu sa direction et tournait tout de travers. Les jours se tordaient pour ne pas dire autre chose. Pourtant… La vie était là et elle pouvait faire des siennes. Carole Massé est remontée à la surface après avoir sombré dans les profondeurs où il n’y a rien d’autre que la douleur. «Je veux mourir», répétera-t-elle en triturant les trois mots de toutes les façons possibles et imaginables. 

J’ai eu l’impression en lisant ce recueil de tenir la main de l’écrivaine, de sentir sa respiration, de voir ses larmes couler dans le silence de son appartement devenu vaste comme un continent. Toujours là, tout près, quand elle esquissait un geste vers l’absent, tentait un appel qui restait bloqué dans sa gorge et dans ses tremblements d’être. Comment rejoindre ce complice qui a tout emporté dans le plus terrible des voyages? Comment reprendre le chemin de la vie lorsque tout a été dévasté?

 

«J’étais en toi comme un autre toi

   comme toi en moi    un autre moi

   indissociable de ton sang

   couverte de la même peau

   enchevêtrée à tes nerfs.» (p.14)

 

Comment réagir face à la perte de celui qui était la planète autour de laquelle Carole Massé gravitait et qui donnait sens à chacun de leurs jours? Ces lieux que hantait Jean-Yves, toujours, encore là dans l’appartement, dans son bureau où il passait des heures à lire et à travailler. Cet espace habité et déserté. Là dans un livre laissé sur une petite table, une sculpture, une photo de famille accrochée au mur, dans l’ombre de la fenêtre et des rideaux qui bougent.

 

«Tu es vivant dans la pièce d’à côté.

 

   Je me lève de la causeuse

   sors du salon

   m’arrête près de ton bureau.

   Écouter ton souffle.

   Accorder ma respiration à la tienne.

   Me fondre à ton haleine.

 

   Je retourne m’asseoir, reste immobile

   et tends de nouveau l’oreille vers toi

   rien d’autre.

 

   Tu es vivant dans la pièce d’à côté.» (p.27) 

 

Quel moment terrible que celui où tout bascule sans pouvoir retenir ou accrocher quoi que ce soit! Cet instant où deux existences s’écartent à jamais, ce glissement de vie qui avale tout. Un soupir, le tremblement de la main, la poitrine qui s’affaisse et qui ne remonte plus, le cœur qui s’immobilise, au bout de sa patience. Et le corps à la dérive, avec l’eau de la rivière qui n’arrête jamais d’aller vers la cascade et les remous que Jean-Yves aimait tant. Encore et toujours la conscience de l’abandon, de la seconde qui l’a propulsé hors de la course.

 

         «Yeux clos

 

           si loin parti déjà.

 

           Soudain tes doigts

           par trois fois 

           pressent les miens.

 

           Tu m’entends!

 

          Puis tu ouvres la bouche

          et te donne entièrement à moi

          en exhalant tes derniers respirs… 

 

          Ton cœur s’est arrêté.

 

          TOUT s’est arrêté.» (p.45)

 

Cet instant si redouté par les vivants qui respirent. Cette impuissance devant la mort tout en étant ancrée dans le plein du quotidien. Tout ce qui les liait se rompt. Le souffle s’affaisse et ne revient plus et sa propre respiration monte et descend, repart et redescend quand celle de l’être aimé, sur le lit, s’est figée. 

Deux vies se séparent. 

L’une emportée dans une folle dérive et l’autre, la survivante qui n’a que des gestes et des larmes.

 

     «Ma paume sur les draps, lentement je suis la forme de 

       ton corps

        de tes épaules à tes pieds

        puis je recommence…

        (je n’en ai jamais assez de toi!)

 

        Jusqu’à ce que la chaleur de ton sang t’ait déserté

         et que le froid de l’ailleurs t’ait envahi.» (p.48)

 

La main pour graver cet amour dans sa mémoire. Ces effleurements pour retenir ce qui s’en va si loin et si près. Pour lutter contre le trou noir qui s’est ouvert une fraction de seconde pour se refermer tout aussi rapidement. Ce flottement, cette errance dans sa tête et partout dans son corps, la perte de son équilibre avec l’autre. N’être plus qu’une étrangère ou une témoin qui s’égare dans ses gestes et ses soupirs. Et le quotidien qui la happe et l’emporte encore si près et si loin. Comment ne pas se tourner vers la vie quand elle respire et voit?

 

RETOUR

 

Carole Massé retrouve les chemins de l’écriture. Difficilement d’abord, comme si elle ne savait plus la main des lettres pour glisser dans les mots. Son stylo n’est qu’un stylet qui perce le papier et peut-être aussi son âme. Une écrivaine respire et n’est que dans le pays des phrases. Ces mots devenus étrangers et un peu hostiles, elle devra les réapprivoiser parce qu’ils se présentent durs et lisses comme des cailloux ramassés sur un sentier. 


«Quand je retrouvais forme humaine

   j’étais penchée à ma table d’écriture

   à la recherche désespérée de mots.

 

   Tous me fuyaient

   comme ces poissons qu’on tente d’attraper

   entre ses mains.

 

   Je n’en saisissais jamais un

   sans m’immerger entière

   et faillir couler à pic avec.

 

   Mais je persistais.

   Ces signes tracés sur papier

   étaient les ballons d’oxygène d’une noyée.» (p.93)

 

L’amoureuse survit d’abord dans le noir et le silence de l’appartement refermé sur elle comme une coquille. Tout ce gris dans ces jours feutrés et longtemps après, la couleur des choses qui l’éblouit. Il y a toujours le dehors et la danse des humains dans la rue. Autant déménager pour s’éloigner d’un fantôme et des débris de bonheur qui flottent partout. Elle s’installe dans un nouvel espace à «habiter», une page blanche qu’elle apprivoisera et fera sienne. 

Un recueil saisissant. Je me suis accroché à un mot de Carole Massé, à un cri de douleur et de vie, de colère peut-être et de désespoir sûrement. Tout dans l’élan du poème, un bout de phrase qui gigote sur le papier et blesse. Magnifique, ce retour dans le monde de la couleur, sur la pointe des pieds et de trouver le soleil sur la peau de ses bras et de son visage encore une fois, pour surprendre l’opulence de l’automne qui explose dans toutes ses extravagances. Ce sera pour la prochaine saison peut-être parce qu’elle ne sait pas voir encore. Elle n’a pas retrouvé ses yeux d’émerveillement et les mots dans ses efforts d’écriture. La mort, mais aussi un splendide psaume à la vie que ce Journal d’un dernier voyage, une résurrection avec tout ce que cela a de beau et de fascinant.

 

MASSÉ CAROLE : Journal d’un dernier voyage, Éditions Écrits des Forges, Trois-Rivières, 112 pages.

 https://www.ecritsdesforges.com/produit/journal-dun-dernier-voyage/

   

 

 

mercredi 29 mai 2024

LA DÉMARCHE DE JEAN-PHILIPPE PLEAU

JEAN-PHILIPPE Pleau signe Rue Duplessis, ma petite noirceur un témoignage fort intéressant. Le titre fait référence à la rue où il a grandi à Drummondville et le sous-titre évoque cette période qui a précédé la Révolution tranquille au Québec. Fils unique, Jean-Philippe Pleau deviendra ce que l’on nomme un «transfuge de classe», un concept inventé par Chantal Jacquet, historienne et philosophe. Ce terme désigne un individu né dans une famille d’ouvriers peu scolarisés qui coupe totalement avec son milieu d’origine en étudiant. Jean-Philippe Pleau fréquentera le cégep et l’université en sociologie avant de faire son chemin à la radio de Radio-Canada. Depuis quelques années, il anime et réalise l’émission Réfléchir à voix haute diffusée le dimanche soir à 19 h. Ce récit raconte son parcours, ses hésitations et son mal être vis-à-vis ses ascendances et son nouvel environnement social.

 

Les «transfuges de classe» sont nombreux au Québec, surtout pour ceux et celles de ma génération. Beaucoup d’entre nous ont eu des parents peu scolarisés et ont grandi dans des familles de travailleurs manuels souvent analphabètes ou presque. Mon père savait à peine lire et écrire son nom tandis que ma mère écrivait au son. Quasi tous mes frères ont quitté l’école très tôt pour s’enfoncer dans la forêt, suivant les traces de tous les hommes du clan. Tous peu politisés, ils travaillaient dur et se faisaient exploiter par les compagnies et les jobbeurs comme on disait. Je suis le premier de la fratrie (le neuvième d’une famille de dix) à me rendre à l’université. Non, les cégeps n’existaient pas à mon époque. C’est pourquoi je comprends particulièrement bien les propos de Jean-Philippe Pleau et surtout ce qu’il a ressenti en prolongeant des études et en s’éloignant des siens et de son milieu.

 

«Je suis ce qu’on appelle un transfuge de classe. Un gars qui a le cul assis entre deux chaises, qui n’est jamais tout à fait à l’aise dans le monde auquel il appartient désormais, tout en étant devenu étranger à celui d’où il vient.» (p.10) 

 

Il ne l’a pas eu facile. Il a connu ce que l’on nomme l’intimidation en étant plus souvent qu’à son tour sujet de harcèlement et de violence de la part des matamores de son âge. Des attaques physiques et surtout la cible de tous les sarcasmes avec son patronyme Pleau. Je vous épargne la grossièreté. Ça existait quand j’étais à la petite école et c’est encore et toujours le cas même si on tente par tous les moyens d’éliminer ce genre de comportement. 

 

PAREIL

 

Je me suis reconnu dans les propos de Jean-Philippe Pleau. J’ai souvent été la cible de sarcasmes dans les cours d’école avec mon strabisme. J’étais le coq-l’œil de la classe. Mais à cause de ma grande taille qui en imposait, je faisais ravaler les moqueries rapidement. 

Et il y avait pire que cet œil déviant. 

Dans ma famille de mâles (j’avais une sœur et huit frères), les tenues ne changeaient jamais. C’étaient nous les garçons qui se glissaient dans les vêtements que tous avaient portés. Rendu à moi, c’est certain que je n’étais pas atriqué à la mode du jour.

 

«Mon père comme ses frères se sont toujours enorgueillis d’avoir quitté l’école pour l’usine, sans réaliser que c’est le système qui les en avait exclus dès le départ en fonction de leur origine sociale. L’école, c’était pas pour nous autres, mais pour ceux qui pètent plus haut que le trou.» (p.32)

 

Il me semble entendre les propos de mon père et de mes frères qui se moquaient des «pousseux de crayon» qui ne savaient rien faire de leurs dix doigts. 

Jean-Philippe Pleau vient d’un milieu où les hommes étaient souvent alcooliques, violents et belliqueux. Les femmes impuissantes subissaient les humeurs de leur mari en se retenant pour ne pas hurler. Des cabochons qui acceptaient mal les directives, mais qui baissaient la tête au travail et serraient les poings pour apporter un salaire à la maison.

 


CHEMINEMENT

 

Le jeune homme de Drummondville fera son chemin à l’école avant de continuer au cégep et à l’université Laval en sociologie. Il se sentira mal et peu sûr de lui dans ce nouveau monde et tout croche quand il retournera à la maison familiale. 

 

«En changeant de milieu, je me suis mis à fréquenter ces espaces parce qu’ils en valent la peine, mais ces habitudes acquises m’ont constitué en adversaire de classe de mes parents. Nous sommes devenus au mieux des étrangers culturels, au pire des ennemis culturels. Je trouve que ça aussi c’est violent. Cette division me révolte.» (p.123)

 

Sans compter le sentiment d’avoir trahi. J’ai ressenti cela très profondément en m’appropriant un nouveau langage et en lisant les livres que tous dans la famille méprisaient ou en écoutant des musiques qu’ils ne connaissaient pas. J’entends encore les moqueries de mes frères et de ma mère quand je faisais jouer du Mozart sur mon pick-up. L’un de mes frères devenait enragé et menaçait de casser tous mes disques. Heureusement, j’avais la tête dure et je persistais.

 

«Écrire cela est violent, je trouve, même si c’est vrai. Bref, j’ai envie de vous dire que vous méritiez de sortir de votre petite noirceur de la rue Duplessis, et de vivre vous aussi votre révolution, ça aurait été à coup sûr tranquille.» (p.191)

 

Jamais certain d’être à la bonne place, toujours différent et étranger par ses propos, ses goûts, ses loisirs et son travail. Encore plus, c’était mon cas, quand vous écrivez et que vous vous efforcez de récupérer vos proches en les mettant au centre de vos histoires. C’est ce que j’ai fait dans mes romans Le violoneuxLa mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace où j’ai puisé dans ma famille pour esquisser mes héros et les intrigues. Je n’ai jamais su si mes frères ont tenté de lire ces ouvrages. Tous là, avec leurs rires, leurs jurons et leurs extravagances pourtant. Ma mère avait réglé le cas en disant que «je n’écrivais que des maudites menteries». Jamais elle ne s’est reconnue dans le personnage d’Évelyne. C’était tout elle, n’ayant rien inventé. Tous les monologues d’Évelyne, dans La mort d’Alexandre, sont des propos que ma mère répétait inlassablement du matin au soir.

 

«Je suis un immigré de l’intérieur, un étranger dans mon propre pays. Les appels de Sylvain lors de mes anniversaires — et jadis ses invitations à dîner chez Subway — me font revenir d’exil, chaque fois. Mon philosophe préféré, Vladimir Jankélévitch, a écrit : “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été.” Mais comment accepter ça sans se renier?» (p.259)

 

LA VRAIE VIE

 

Un témoignage touchant que celui de Jean-Philippe Pleau. Je l’ai suivi de la petite école à l’université en ayant l’impression de mettre mes pas dans les siens parce qu’au-delà du temps et des époques nos histoires se confondent et se répètent. 

Magnifique récit qui tente de tout dire avec les souffrances, les réticences d’un jeune garçon peu certain du monde. Pas étonnant que Rue Duplessis connaisse un tel succès parce que nombre de Québécois se reconnaissent dans la démarche de Jean-Philippe Pleau, ses hésitations, ses déchirements et ses tremblements. C’est la trajectoire d’à peu près tous les Québécois qui ont pris le chemin de la scolarisation et du savoir à partir des années 60 grâce à la Révolution tranquille. C’est notre histoire à toutes et à tous que Jean-Philippe Pleau raconte si bellement et avec une émotion rare. Il m’a fait revivre des moments que je pensais avoir enfouis dans les plis de ma mémoire. Pourtant, il suffit d’un mot et tout revient, tout est là, encore tout chaud et tout aussi douloureux. Personne ne peut oublier d’avoir franchi une certaine frontière et d’avoir abandonné un milieu de vie pour se glisser dans un autre monde où il se sent toujours un peu l’étranger. C’est peut-être pourquoi j’ai tant aimé le roman d’Albert Camus. Que dire de plus : un véritable bonheur de lecture.

 

PLEAU JEAN-PHILIPPE : Rue Duplessis, ma petite noirceur, Éditions Lux, Montréal, 328 pages

https://luxediteur.com/catalogue/rue-duplessis/