VIRGINIE FRANCOEUR A DÉCIDÉ de bousculer des manières de
faire dans le monde de l’éducation. Les universités oublient de plus en plus
leur rôle, soit de permettre à des étudiants d’acquérir des connaissances qui
en feront des êtres responsables, conscients des enjeux de la société, et ce
pendant toute leur vie. En un mot, éduquer de meilleurs citoyens qui peuvent
agir pour le mieux de leurs semblables. De plus en plus, les institutions de
haut savoir, on peut aussi englober les cégeps, se transforment en établissements
technologiques. Que ce soit en art ou en science, tous forment des spécialistes
dans un domaine précis et limité. Ces diplômés ignorent la littérature et la philosophie
qui remettent en question notre rôle et notre responsabilité de vivant dans
l’univers.
Certains livres arrivent dans ma boîte aux lettres et je me demande s’ils
s’adressent véritablement à moi. C’est le cas de Sciences et arts de Virginie Francoeur, la romancière que j’ai aimée
dans Jelly Bean, une fiction qui secoue
l’humain dans des dimensions étonnantes. Et surtout, avec en sous-titre : Transversalité des connaissances. Autrement
dit ces savoirs qui se partagent et peuvent devenir un bien commun. Je l’ai
placé dans la rangée des livres à lire. Il y en a plusieurs comme ça qui
attendent depuis longtemps et qui ne retiendront jamais mon attention, seront oubliés
avec l’arrivée de nouvelles publications.
La période des Fêtes étant un moment de rattrapage, je me suis risqué
dans cet ouvrage que l’auteure a eu la gentillesse de me dédicacer. Je souligne
un segment de sa grande écriture qui occupe tout l’espace d’une page : « … le
même objectif de se questionner sur les paradigmes dominants et de se rebeller
! » Je suis toujours prêt à emprunter les chemins de cette contestation et
surtout de découvrir les couleurs qu’elle peut prendre.
Voilà un travail bien présenté avec préface d’Isabelle Hudon et postface
de Bernard Voyer qui a fait parler de lui lors de ses terribles expéditions. Très
rapidement, madame Hudon a su titiller ma curiosité. Les cours à l’université sont
de plus en plus spécialisés et techniques, oubliant la dimension humaine.
Virginie Francoeur se fait plus précise dans son introduction.
L’université, comme institution, a subi une transformation
radicale depuis le siècle des Lumières. On s’éloigne paradoxalement de la
mission essentielle de l’éducation telle que l’envisageait le philosophe
Jean-Jacques Rousseau : enseigner à vivre. Les programmes universitaires
offerts sont de plus en plus spécialisés. (p.1)
Un peu plus loin, l’écrivaine et chercheure se montre encore plus incisive
et critique.
À ce titre, je réalise que plusieurs universités se sont
transformées en « cafétérias du savoir » où l’étudiant devenu « client » se sert
à même le buffet ; il choisit au menu ce qu’il juge plus « rentable »,
répondant ainsi à un besoin à court terme. La division du travail inspirée par
Frederick Taylor était censée rendre l’ouvrier plus efficace et plus productif
; chaque ouvrier, en n’effectuant qu’une seule tâche, devait finir par acquérir
une dextérité améliorant son rendement. (p.2)
Les gros mots sont lâchés. Choix, buffet, rendement et efficacité pour
plus de profits et plus de déchets aussi. L’homme mécanique qui répète le même
geste pendant des heures dans ces usines qui ont bouleversé les
manières de faire et ont décuplé la capacité de production. Un travail fragmenté,
partagé entre plusieurs individus, des employés qui n’ont plus à réfléchir et se
questionner. Ils se concentrent sur une tâche précise, oublient l’ensemble ou l’objet
dans sa totalité. Avec dans un avenir tout proche, le remplacement de tous par
des robots plus performants et plus fiables. L’humain est en train de devenir
obsolète dans ce monde de productivité et de rentabilité à tout prix.
QUESTION
Virginie Francoeur, devant ce détournement de l’éducation et du rôle de
l’université, tente une expérience inusitée. Comment faire travailler des spécialistes
de la gestion avec des créateurs dans les domaines de la littérature et des
arts visuels ? Ces « spécialistes » ne se fréquentent jamais même s’ils se côtoient
au jour le jour et, bien plus, se méfient les uns des autres quand ils ne se
méprisent pas. Autant dire que les scientifiques considèrent les littéraires comme
des individus qui n’ont pas les pieds sur terre et qui sont incapables de
résoudre des problèmes concrets. L’inverse est tout aussi vrai.
Cette méthode créative découle de la philosophie de l’enseignement
du sociologue Edgar Morin. Ce dernier invite constamment à relier les
connaissances entre elles en favorisant l’induction et les associations d’idées
dans l’art de comprendre et d’analyser. (p.4)
Nous sommes bien loin de l’époque de Michel-Ange qui était à la fois
sculpteur, écrivain, peintre, mathématicien et dessinateur d’étranges machines.
L’homme complet, encyclopédique qui pouvait se réinventer par l’ensemble de ses
connaissances. Ou encore d’Albert Einstein qui évoquait constamment la poésie
et la musique dans sa démarche de physicien. Tout cela pour dire qu’il y a un
tronc commun entre les sciences et la littérature qu’il faut explorer et partager.
La modernité a fait en sorte de tout fragmenter et d’isoler les gens
dans des spécialités, des travaux répétitifs et souvent peu valorisants, des langages
que seuls des initiés comprennent.
EXPÉRIENCE
Des spécialistes de la gestion ont accepté de confier leurs documents à
des étudiants qui devaient s’en inspirer pour écrire un court texte et donner
l’occasion à des participants en arts visuels de s’exprimer. L’idée de monter
une exposition a vite été retenue. Les constats des chercheurs se sont
retrouvés dans une prose littéraire et ont été vus sur de grandes affiches. Une
manifestation fort intéressante qui a connu un beau succès à l’Université Laval,
permis à des individus qui s’ignorent la plupart du temps de se croiser et de fraterniser
pendant la durée de cet événement qui sortait des normes habituelles.
Il faut bien constater cependant que ce n’est là qu’une étape. Chacun
des intervenants, dans leurs disciplines respectives, a agi à l’intérieur de ses
balises et nul n’avait le droit de communiquer avec l’autre. Ce qui fait que la
véritable discussion de personne à individu ne s’est jamais faite. Chacun demeurant
dans ses concepts et ses manières de s’exprimer, utilisant son langage, ses
codes et ses référents.
Il n’y a qu’à lire un extrait du projet de recherche portant sur les préposés
aux malades dans les hôpitaux pour comprendre ce que je nomme « le jargon des
spécialistes ». On le trouve aussi ce jargon chez les littéraires et dans le
domaine des arts visuels. Les hommes et les femmes qui s’occupent de ceux qui
ont perdu leur autonomie, les changent de vêtements, ramassent leurs excréments
ne se retrouveraient guère dans ce langage que seuls les spécialistes arrivent
à décortiquer.
L’article examine les stratégies défensives mises en place pour
résister au dégoût et subvertir la souffrance en plaisir dans une clinique du
toucher et de la conversation qui fait advenir les résidents en sujets
désirants. Néanmoins, le dégoût ne peut être totalement suspendu, car il contient
une efficace dont les préposées ne peuvent se passer dans les aspects
hygiéniste, compassionnel et coopératif de leur travail. (p.79)
Les littéraires rétorquent en utilisant leur « langue » tout comme ceux en
arts visuels.
Entre le Nous comme une broderie d’égoïsmes l’attrait du vide
circulaire des révolutions inachevables par essence Toi et Je Il n’y a que cela
une pitance caoutchouc pour l’altruisme sa mort à même le geste du don au
moment où il y a conscience de recevoir. (p.48)
Ce contact si nécessaire et si convoité a-t-il eu lieu ? Il faut parler
d’un apprivoisement plutôt, d’une première étape qu’a franchie Virginie
Francoeur. Je suis convaincu qu’elle en est parfaitement consciente.
Maintenant, le défi serait que ces intervenants participent à toutes les phases
de la recherche, de la création et de la représentation. Peut-être que les scientifiques
seraient obligés d’abandonner leurs jargons et que les littéraires devraient
être moins abstrait. Pour parvenir à cette « transversalité » ou cette
communication horizontale, il faut déboulonner les codes et le langage hermétique.
Ça demanderait pas mal d’efforts et surtout une approche que rien ne valorise dans
notre société et dans les maisons d’enseignement.
Yvon Rivard, dans son magnifique Le
chemin de l’école explique bellement ce que la courageuse Virginie
Francoeur tente de secouer et de bousculer dans le monde universitaire. Comment
oublier les codes, les démarches dites rationnelles et scientifiques pour
s’ouvrir et se laisser aller simplement au plaisir d’être et de créer, de s’exprimer
et de montrer des humains dans leurs occupations quotidiennes.
Virginie Francoeur est particulièrement audacieuse pour s’attaquer à ces
mondes scellés comme les fameux produits présentés sous vide dans nos épiceries
qui sont aménagées pour titiller notre instinct de glouton et de gaspilleur.
Elle a réussi un exploit en ouvrant des fenêtres et quelques portes. Un travail
qui nous fait réaliser tout le chemin qu’il reste à parcourir pour que les connaissances
se partagent et soient un outil qui permet aux femmes et aux hommes de mieux être
dans leur tête et leur corps.
J’ai hâte de voir si Virginie Francoeur parviendra à redonner tout son sens
à un apprentissage qui cherchera moins à former des spécialistes ou des
techniciens, que des êtres qui réfléchissent et sont capables d’évaluer une
situation, de comprendre les phénomènes complexes du réchauffement climatique
et de la faim dans le monde. Mais pour arriver à cette révolution, il faudra domestiquer
le capitalisme sauvage et mettre au pas les grandes entreprises qui dictent
leurs besoins aux gouvernements et s’approprient de plus en plus le savoir des
enseignants en devenant des bailleurs de fonds qui imposent leurs exigences au
détriment de la pensée et de l’existence humaine.
FRANCOEUR VIRGINIE ; SCIENCES ET ARTS, TRANSVERSALITÉ
DES CONNAISSANCES, PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 140
pages, 24,95 $.
https://www.pulaval.com/produit/sciences-et-arts-transversalite-des-connaissances