SERGE BOUCHARD surveille
les agitations de ses contemporains, leurs manies, leurs obsessions et tente de
trouver un peu de sens dans tout ce qui va trop vite, tout ce qui s’agite
frénétiquement. Dans Les yeux tristes de
mon camion, il permet au lecteur de respirer et de prendre
conscience de tout ce qui est vivant autour de lui. Il faut s’attarder longuement devant une
forêt d’épinettes qui résistent aux saisons, se pencher sur la vie de ces illustres oubliés qui ont parcouru l’Amérique,
vécu avec d’autres peuples et ont fait de leur vie une expérience. Un moment
de l’Amérique française que l’on a biffé de nos mémoires. L’anthropologue et
homme de radio fait du bien à l’intelligence.
Ces textes permettent
encore une fois de plonger dans l’univers de Serge Bouchard, de partager son
amour pour la route, ces randonnées qui ne semblent jamais vouloir prendre fin,
une traversée de l’Amérique du Nord dans une vieille Honda qui tient la route par
miracle. Rouler pour le plaisir de découvrir, être en mouvement et rester vivant.
C’était au temps de sa jeunesse folle, au temps des rêves. Il pouvait conduire jour
et nuit, aller d’un océan à l’autre, du Nord au Sud pour prendre le pouls du
Nouveau Monde.
Serge Bouchard est
avant tout un nomade qui se sent vivant quand il se déplace lentement d’un
point à un autre. Dans une vie antérieure, il aurait été un coureur des bois qui
escaladait les montagnes pour voir de l’autre côté, un explorateur, un
traducteur qui connaît toutes les rivières et les nations autochtones. Un rêveur
qui se sent vivant en suivant les méandres des
grandes rivières qui coupent la plaine américaine.
Pas étonnant qu’il
porte un amour démesuré pour les camions, ces navires contemporains qui vont du
Nord au Sud dans un ronronnement où il est possible de saisir la quintessence
du continent, d’un monde qui ne cesse de se faire et de se réinventer à chaque montée.
Ces camions qu’il admirait tant quand il était petit garçon et qu’il rêvait de
conduire jusqu’au bout du monde. Et ce grand fleuve qu’il surveillait en se
demandant d’où venait toute cette eau et où elle allait.
Un nostalgique qui
aime se bercer dans ses rêves d’enfance, se rappeler son père qui regardait le
temps filer dans ses derniers jours pour saisir peut-être le fil de la vie qui finit
toujours par se rompre.
Je suis un fidèle
de ses émissions à la radio où il se questionne sur le racisme, le temps qui
file, l’amour et l’amitié. Une émission rare qui permet un arrêt dans la
frénésie de la semaine. C’est mon moment précieux. Je ne ratais jamais non plus
Les chemins de travers où il nous
entraînait dans des sentiers peu fréquentés et souvent étonnants. Parce que
Serge Bouchard nous donne de nouveaux yeux pour surprendre le monde et le voir comme
si c’était la première fois. C’est toujours avec bonheur que j’écoute sa voix
grave nous confier des secrets, des réflexions, s’attarder à des doutes et des
incertitudes. Parce que vivre et penser, c’est jongler avec une question qui ne
trouve jamais de réponse.
La voix humaine
est puissante. La radio lui fait honneur. Et pour l’entendre, l’auto devient
une chapelle privée où, dans la solitude de sa mobilité, l’être médite au son
de sa propre humanité. Cela soigne et rassure, cela nous attache. Bien sûr,
nous touchons là à la prière, à la musique rituelle et sacrée, aux incantations
des prêtres, des imans, sorciers et bardes de tout acabit. La voix humaine a un
pouvoir inouï. Disons simplement qu’à la surprise générale des croyants que
nous sommes, la voix humaine est plus forte que l’image. Voir le sacré est une
chose étonnante, entendre sa voix l’est encore plus. La radio traverse les
époques, survivant à des technologies qui lui sont mille fois supérieures. La
simple voix humaine est irremplaçable, elle va à l’essentiel. (p.48)
Je me suis réjoui
de voir la file devant son stand au dernier Salon du livre de Montréal. C’est
rassurant. C’est dire qu’il y a encore des femmes et des hommes pour partager
des réflexions et des penseurs qui n’ont pas besoin de se déguiser en humoristes
pour attirer la foule. Il avait tout son temps pour discuter avec un lecteur ou
une lectrice avant de dédicacer son livre. Je l’ai regardé un moment et n’ai
pas osé m'approcher. Ça m’arrive d’être intimidé et de rater une occasion
unique. Je l’ai aussi entendu dans une conférence où il sait vous tenir en
haleine pendant des heures en racontant les exploits de Nolasque Tremblay et
Émilie Fortin, ou de Marie-Anne Gaboury qui a été la première femme blanche à
parcourir l’Ouest canadien à dos de cheval.
RÉFLEXION
Avec Serge
Bouchard, chacun possède une histoire et il est important de l’entendre et de la
raconter. Chaque individu est témoin de son époque. La grande histoire que l’on
enferme dans les livres masque souvent le réel. J’aime particulièrement quand
il s’attarde aux découvreurs du continent, aux exploits de ces hommes et de ces
femmes que l’on a biffés de nos manuels scolaires. Que j’aurais aimé, à la
petite école, découvrir la vie de ces explorateurs partis de Québec ou des
Trois-Rivières pour se rendre à Saint-Louis, la plaque tournante de l’Ouest au
temps de l’Amérique française. Ils étaient partout, ont traversé les montagnes en
suivant les cols et les rivières pour surprendre ce Nouveau Monde bien avant
les Américains. Des curieux qui n’hésitaient pas à vivre à l’indienne pour commercer
et souvent fonder une famille métisse comme ce fut le cas dans l’Ouest canadien
avec Marie-Anne Gaboury, l’ancêtre de Louis Riel. Une histoire oubliée, des
figures fascinantes qui donnent une fierté à ceux qui savent que la langue
française régnait en Californie bien avant l’arrivée des Anglophones.
En 1814, les
hommes de Philibert sont une trentaine à faire le voyage de traite des fourrures
dans le grand Sud-Ouest. Sous la gouverne de leur patron, on les retrouve dans
la région de Santa Fe. Lespérance est du groupe et il voyage avec de bien
grands noms : Étienne Provost, la future légende des montagnes de l’Ouest,
François Leclaire, son associé, Toussaint Charbonneau, le célèbre mari de
Sacagawea. On retrouve aussi Michel Bissonnette, qui sera tué par les guerriers
de Mauvais Gaucher lors du traquenard tendu aux hommes d’Étienne Provost en
1818 dans les montagnes de l’Utah, près du grand lac Salé. Louis Robidoux, fils
du patriarche Joseph, accompagne aussi la troupe, c’est l’un des rares
survivants de cette bataille (où dix coureurs des bois furent tués).
Mentionnons finalement la présence de Jacques Laramée, celui qui donnera son
nom à tant de lieux au Wyoming, où il perdra la vie dramatiquement cinq ans
plus tard, tombé dans une crevasse ou tué par les Arapahos, nul ne sait plus
très bien. (pp.137-138)
Serge Bouchard est
touchant quand il raconte qu’il doit se départir de son camion Mack, une
splendeur, parce qu’il a de plus en plus de mal à se déplacer sur ses jambes et
que le nomade ne pourra plus s’installer au volant et parcourir les chemins de
la montagne qui mènent au bout du monde.
NÉCESSAIRE
L’écrivain redonne
le goût de regarder un paysage de la toundra, de se rendre à Chibougamau ou
encore de surveiller le temps qui va au fil de l’eau et qui emporte les rires
humains. Une belle leçon de vie. C’est un plaisir toujours renouvelé que de
pouvoir s’attarder sur ses textes. J’entends toujours sa voix grave qui me berce
quand il m’emporte dans une histoire. Alors, il peut lancer certaines vérités
et dénoncer les manoeuvres de John A Macdonald, un raciste notoire qu’un
certain Stephen Harper voulait donner comme modèle au Canada.
Une réflexion qui tourne
le dos aux rires et aux blagues qui eveloppent à peu près tout ce qui se dit dans
les médias au Québec depuis quelques années. Bouchard est le meilleur
médicament que j’ai trouvé pour garder confiance en la vie et retrouver une
pensée qui bat de l’aile dans ce siècle de la réussite et de la performance à
tout prix. Lire Serge Bouchard, c’est se donner du temps pour la réflexion,
regarder autour de soi, fouiller son passé et devenir un meilleur humain.
Livre précieux, réflexion sur la vie, la mort, l’histoire que l’on fausse pour créer des mythes, des faits que l’on tronque selon les besoins du présent. Le sédentarisme en Amérique s’est dressé devant le nomadisme et les nations indiennes ont été les grandes perdantes de cet affrontement. Il faut s'en souvenir et le raconter.
Livre précieux, réflexion sur la vie, la mort, l’histoire que l’on fausse pour créer des mythes, des faits que l’on tronque selon les besoins du présent. Le sédentarisme en Amérique s’est dressé devant le nomadisme et les nations indiennes ont été les grandes perdantes de cet affrontement. Il faut s'en souvenir et le raconter.
LES
YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
La femme qui fuit de ANAÏS
BARBEAU-LAVALETTE, paru chez LE MARCHAND DE FEUILLES.