IL EXISTE BIEN DES MANIÈRES de rendre hommage à un créateur.
La façon la plus exigeante est sans doute de s’attaquer à sa biographie. Comment
ne pas penser à Gerald Nicosia qui a passé sa vie à traquer Jack Kerouac ? Memory Babe est un ouvrage tout à fait
remarquable. Que dire du travail de François Ricard en ce qui concerne
Gabrielle Roy ou Pierre Nepveu avec Gaston Miron ? Les exemples peuvent se
multiplier. Gerald Martin a montré Gabriel Garcia Marquez sous toutes ses
coutures dans Une vie. Cette approche
exige de suivre son idole pas à pas pour l’entendre respirer et penser. J’ai
toujours admiré ceux qui se lancent dans pareille aventure. Je ne pense pas pourtant
avoir l’abnégation nécessaire pour y arriver. Mauricio Segura admire Oscar
Peterson, ce musicien d’origine montréalaise qui a marqué le monde du jazz par
sa dextérité et ses nombreux enregistrements. Il lui rend hommage d’une façon
tout à fait particulière dans Oscar,
un roman étonnant.
Oscar Peterson est
né à Montréal en 1925 dans le quartier de la Petite-Bourgogne, une enclave où les
Noirs vivaient un peu en marge de la majorité francophone. Une culture
particulière s’y est développée, un amour de la musique et aussi des rêves et
des espoirs que nous connaissons mal. Un quartier défiguré par la construction
des autoroutes qui ont balafré ces lieux et gâché tout un milieu de vie.
Mauricio Segura a
choisi de suivre ce musicien d’exception, un virtuose du piano, l’un des plus
grands de son époque, tout en n’oubliant pas le romancier qu’il est. On a
toujours un peu négligé de dire que Peterson est né à Montréal, a grandi au
Québec dans un milieu qui a mis un certain temps à découvrir le jazz.
L’écrivain prend
ses distances avec la réalité, rêve son Oscar sans pour autant oublier les
grandes étapes de sa vie. Jamais il ne mentionnera son nom de famille, ne
s’attardera aux menus détails, mais improvise librement sur la vie de Peterson
comme le veut la musique qui le nourrissait. Ce qui importe, c’est l’homme qui
rêve, aime et souffre, reste peu sûr de lui. Il demeure peut-être simplement un petit garçon de la Petite-Bourgogne qui a découvert la musique grâce à ses
parents. Son père raffolait du jazz et souhaitait que ses fils jouent d’un
instrument. Oscar étudie d’abord la trompette sans trop de conviction. Une
maladie, la tuberculose, le retient à l’hôpital pendant près d’un an. Ce sera le
tournant de sa vie.
Josué le considéra
de son air inexpressif habituel, tandis que Davina, sans interrompre la
conversation passionnée qu’elle entretenait avec les voix qui se manifestaient
en elle, remua les doigts près de son oreille, comme l’aurait fait une fillette
de huit ans, avant de tourner les talons. Ses parents rapetissèrent derrière la
vitre séparant le cabinet du couloir, des gouttes de pluie constellèrent la
petite fenêtre donnant sur la cour de l’hôpital, et Oscar se souvint de Brad et
de la faculté qu’avait sa musique d’influencer le temps qu’il faisait et, sur
le coup, il se demanda si jusqu’alors il n’avait pas pris la vie un peu trop à
la légère. (p. 41)
C’est là qu’il
apprend la musique avec une ferveur et un entêtement à nul autre pareil. Une
passion qui ne se dément jamais, avec des hauts et des bas comme il se doit. Il
donnera des concerts partout dans le monde, même en Russie communiste où il
vivra une expérience pénible.
UNIVERS
Segura s’attarde à
l’enfance pour montrer comment elle a marqué le jeune garçon qui hantait les
rues, se retrouvait souvent devant des établissements que l’on disait « mal
famés ». On y vendait de l’alcool et les filles qu’ils pouvaient apercevoir étaient
bien différentes de celles de sa famille. Il y avait surtout cette musique, des
airs entraînants, des mélodies qu’il a appris rapidement. On venait des
États-Unis pour la fête, danser et boire jusqu’au petit matin. Un milieu qui
sera anéanti quand Pax Plante entreprendra de faire le ménage dans sa ville.
Une mère aimante, un
peu étrange, sorcière sur les bords, un père qui travaillait pour une compagnie
de chemin de fer, passait des heures à étudier les étoiles. Il a développé une
connaissance du ciel assez particulière. Il était surtout proche de Brad, son
fils préféré, un virtuose du piano dès son jeune âge, un musicien qui avait le
pouvoir de chasser les nuages. Sa dextérité sur le clavier faisait en
sorte que le soleil ne quitte jamais son quartier. Une allégorie pour montrer
que la musique permet d’échapper aux éléments et aux tourments de la vie.
Après plusieurs
tentatives infructueuses, Josué réussit à faire venir un médecin à la maison.
Celui-ci, un septuagénaire qui longea le parc, une mallette à la main et
affublé d’une barbe de bouc et d’un monocle, donna raison à Davina : comme
la maladie avait fortement endommagé son système respiratoire, Brad agonisait.
Il inspirait si fort qu’il semblait vouloir emplir ses poumons de tout l’air du
monde. Quand le médecin informa la famille qu’on appelait cette maladie la
peste blanche, Josué ne le contredit pas, de peur qu’il s’en aille, mais dans
son for intérieur il savait que cette maladie avait tout à voir avec les trous
noirs et bien peu avec la peste. (p.38)
Après la mort du
fils prodige, le père s’enferme dans le silence. Oscar n’échappe pas à cette
maladie. Pendant son long séjour à l’hôpital, il découvre l’orgue. Et le petit
garçon que personne ne regardait devient celui que l’on cherche et que l’on
écoute. Une ombre se profile, une jeune musicienne du nom de Marguerite. Un
amour naissant, une figure rêvée qui perd son éclat quand il la retrouve plus
tard. Elle lui permet pourtant de s’accrocher et d’espérer avoir un avenir.
Il
s’approcha de la fenêtre pour apercevoir au dernier étage d’un pavillon
adjacent une autre fenêtre, celle d’une chambre éclairée où, une fois le
morceau terminé, apparut la silhouette de Marguerite. Commença alors un
dialogue musical à distance, où ils exprimaient le trouble de leurs sentiments
par le choix des morceaux et l’interprétation qu’ils proposaient. (p.51)
Oscar devient un
virtuose et sa vie change du tout au tout. La musique lui permet d’échapper à
la misère et d’aider sa famille. La rencontre avec Normand G, qui devient son imprésario,
le pousse dans une autre dimension. Un homme mystérieux qui tient du mafioso,
une sorte de Méphistophélès à qui rien ne résiste. Il a eu le grand mérite de
sauver Oscar qui songeait au suicide. On ne sait trop, cela fait partie des
légendes.
RÊVES
Mauricio Segura
nous entraîne dans un monde de fantasmes et c’est ce que j’aime
particulièrement. Voilà la beauté et l’intérêt de ce roman qui échappe à toutes
les normes du genre. Bien sûr, Oscar demeure le centre et l’inspiration, mais
l’écrivain joue avec les éléments, les personnages, la musique et le monde qui
se plie aux désirs de ces artistes qui peuvent bouleverser des vies. J’aime sa
façon de rêver le personnage, de l’entourer de figures mythiques. Son père. Sa mère
aussi qui a un regard unique sur le monde et les humains.
Encore une fois, tout
vient de l’enfance. Je le répète souvent. Les premières années, les premiers regards décident souvent de la route à suivre. Oscar a vécu dans un monde dur et difficile. De misère aussi. Mais l'imaginaire, la musique et le rêve permettent de tout changer.
Le musicien ne peut
oublier ses origines et revient souvent dans le quartier qui change au fil des
ans. Il y retrouve sa famille, ses sœurs et son frère Chester qui lutte pour l’égalité
sur le port de Montréal. Il est un syndicaliste assez intransigeant. Sa mère
apparaît comme une magicienne dans sa cuisine et arrive à inventer de
véritables festins alors. Ses arrêts se font rares. Oscar est toujours en
tournée, surtout aux États-Unis où il devient une légende malgré l’hostilité de
certains musiciens.
Quelques jours
plus tard, après un concert, on lui rapporta que Miles D., le trompettiste dans
le vent, avait affirmé à la radio le jour même, à une heure de grande écoute,
qu’Oscar avait dû, de toute évidence, apprendre le blues. Il n’était pas
originaire des États-Unis, la nation où le jazz était né, et ça sautait aux
yeux. En outre, son jeu plagiait à peu près tout le monde, incapable
d’originalité et paresseux comme une couleuvre. Alors qu’Oscar s’enlisait dans
un état de découragement courroucé, Ray et Herb lui suggérèrent d’oublier ces
propos mesquins ; mais c’était plus facile à dire qu’à faire parce que, selon
toute apparence, Oscar entendait à répétition dans sa caboche les paroles de
Miles D. (p.149)
Oscar est fier,
sensible, peu sûr de lui et peut facilement être blessé. L’écoute de Hart
Tatum, un pianiste, le hante pendant des années. Il veut être le meilleur,
toujours, jusqu’à l’AVC qui l’empêchera de jouer.
Un roman imbibé des
grandes années du jazz, marqué par des décors particuliers qui montrent l’essor
de cette musique au cours des années, passant des bars enfumés empestant
l’alcool, aux grandes salles de concert où les interprètes démontrent toute
leur virtuosité. Une vie de musique, de questionnements, de merveilles, de rêves
et de rencontres. Le portrait n’est pas réaliste et c’est ce que j’aime. Nous
sommes dans l’impressionnisme et Mauricio Segura nous fait courir derrière une
ombre, un musicien qui a porté dans ses hésitations, ses obsessions, ses
fantasmes un Montréal méconnu. Un roman maîtrisé avec une écriture évocatrice
qui a su me toucher. Cette manière d’esquisser le monde est loin de me déplaire
pour avoir pratiqué le genre.
PROCHAINE CHRONIQUE : Les
hautes montagnes du Portugal de YANN MARTEL publié chez XYZ ÉDITEUR.
Oscar
de Mauricio Segura est paru aux Éditions du Boréal, 208 pages, 22,95 $.