UN ÉCRIVAIN FAIT SOUVENT tourner les têtes, devient un phare
pour ses contemporains. Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, est l’un de ceux-là. Les lecteurs ne cessent de se
pencher sur son œuvre poétique pour en découvrir des facettes. Sa vie
a été marquée par les excès et la syphilis qui finira par l’emporter à l’âge de
46 ans. Gilles Jobidon s’attarde à une courte période de la vie du poète qui
est demeurée obscure. Un voyage, quelques semaines mystérieuses, un flou où
tout peut arriver. Bernard-Henri Lévy a fait le contraire dans Les derniers jours de Charles Baudelaire
où il présente le poète aphasique et délirant à Bruxelles. Que se passe-t-il alors
dans sa tête, quels moments s’imposent dans ses éclairs de lucidité ? Deux
regards, deux façons de rendre hommage à un artiste qui a marqué son époque et
la poésie.
Le jeune
Baudelaire s’encanaille dans ce Paris de tous les excès au grand désespoir de
sa mère Caroline et de son beau-père, un général aux idées précises. On décide
de lui faire voir l’ailleurs. Il part pour les Indes, autant dire l’envers du
monde. Le voyageur ne parviendra jamais à destination, faisant escale aux Mascareignes
après un naufrage où il échappe de justesse à la mort. Que fait-il alors, qui
rencontre-t-il ? Gilles Jobidon décrit un jeune homme capricieux qui ne
supporte pas les contradictions. Comme si le monde tournait autour de sa
personne et que ses pulsions et ses désirs décidaient de tout. Nous sommes en
1841, loin de la bohème et des prostituées de la Ville lumière, dans une
société coloniale tenue en marge du temps. Il a dix-neuf ans et la poésie ne
permet pas de gagner sa vie. La situation n’a guère changé. Encore de nos
jours, c’est faire vœu de pauvreté. Je pense à Gaston Miron qui, malgré sa
notoriété, a toujours eu du mal à s’installer dans la vie. Autrement dit, il
faut un vrai métier avant de s’adonner à la poésie.
Par tous les
moyens, Aupick essaie de mettre du plomb dans la cervelle de son beau-fils. Il
cherche à l’arracher aux liaisons corrosives avec les ivrognes, les drogués,
les dandys qu’il fréquente. Il veut le sauver des griffes des prostituées
juives et mulâtresses vers qui il pellette l’argent extorqué à sa mère.
L’ambition du général est de le soustraire aux cafés, aux bars, à ces égouts
fumants où il récite des vers pour une carafe de piquette. (p.26)
Le jeune Baudelaire
se dirige vers sa majorité. Il va alors toucher l’héritage de son père, une
somme importante. Caroline, sa mère, aimerait bien que son fils retrouve un
certain bon sens et ne dilapide pas son argent dans les milieux malfamés qu’il
aime particulièrement. Les voyages forment la jeunesse, dit-on, et l’expédier
au bout du monde va peut-être lui faire voir les choses d’un autre œil.
RENCONTRE
Le Baudelaire de
Jobidon croise une musicienne remarquable qui n’a jamais joué devant un public.
(C’est elle qui s’adresse au lecteur au tout début et au jeune Baudelaire.) On
comprend qu’elle est Noire. Le racisme permet ce genre de stupidité dans un
milieu qui n’a guère évolué. Elle aime cet être entier, amoureux de sa mère et
souvent imprévisible.
Il s’installe à
l’hôtel le plus dispendieux, se donne des manières et ne sort jamais sans une
tenue impeccable. Cette Maah, mère, qui peut aussi s’appeler Maude, Louise,
Berthe ou Dorothée, est une prostituée à la retraite qui vit au milieu des
esclaves où elle prédit l’avenir. Une sorcière qui sait les choses visibles et
invisibles. Ces êtres d’exception ne pouvaient que s’aimer, se heurter et se faire
mal.
Tu ne t’es pas
encore défait de ton enfance. Tu ne le feras jamais. Tu es aussi esclave que
nous l’avons été, à ta manière. Ton arrogance est celle des timides. Des
riches. Des nantis. De ceux qui se croient invincibles. De deux qui ont si peur
qu’ils prennent toute la place. Quand tu es entré, j’ai songé à ce que ma mère
aurait dit en te voyant : « Tiens, v’là l’corbeau. » Je t’ai fait enlever
ton chapeau, ta cravate, tes gants et ta redingote, l’attirail de boulevard que
tu portes malgré cette chaleur. Tu as vingt ans et tu t’habilles comme un
banquier qui court chez les filles à la pause de midi. Les Blancs n’ont pas appris
à respirer. (p.14)
Gilles Jobidon
imagine une fille à ce couple qui échappe à toutes les normes. La petite B. viendra rejoindre le poète
à Paris. D’une beauté remarquable, elle posera pour les peintres. La belle
métisse, l’étrangère fascine Baudelaire. Sa relation avec Jeanne Duval, son
amante aux bijoux sonores, le
démontre amplement.
UNIVERS
Jobidon nous entraîne
dans l’univers du poète qui a vécu toutes les expériences et tâté de l’opium. Un
monde où l’on cherche à s’ouvrir l’esprit, traque des obsessions où le réel et
l’imaginaire se confondent. Il faut cela parfois pour pousser l’art dans une
dimension autre et apercevoir peut-être une réalité différente.
Baudelaire aura
des amours troubles avec sa fille. Jobidon en dit juste ce qu’il faut pour que
nous comprenions. Caroline, la mère de Charles, n’aura pas besoin
d’explications quand elle rencontrera Laura et son fils.
Je ne sais pas
comment elle réussit à entrer ici, mais elle se trouve face à moi, dans mon
salon. Elle semble nerveuse. Elle n’a pas encore ouvert la bouche que
j’aperçois un enfant qui se cache derrière ses jupes, un petit garçon. Je crois
que je vais défaillir. C’est lui. C’est Charles à son âge. Il a les cheveux
bouclés et le teint plus foncé, mais c’est lui, je vous jure, les mêmes traits,
les mêmes yeux perçants. La jeune femme commence à déballer sa salade, mais je
ne l’écoute pas. J’ai tout compris avant même qu’elle n’ouvre la bouche. Je
suis devant mon petit-fils. Je suis fascinée par le garçon qui quitte sa mère
pour s’asseoir près de moi, comme s’Il me connaissait depuis toujours. Je fonds
en larmes. Ma vie bascule. Seule une mère amputée de son fils peut comprendre
ce que je ressens. (p.126)
La jeune femme ira
vivre aux États-Unis avec Charlot. Et il y a ce père dont Laura ne parle
jamais. On comprend pourquoi.
Un dernier volet californien,
dans un pays que Baudelaire connaissait par certains de ses écrivains. L’Amérique
où l’on peut réinventer le monde par les arts nouveaux et où tout devient
possible. Molly Sin s’affranchit malgré son handicap et son fils, Jesse, vit la
solitude et les grands questionnements.
RISQUE
C’est toujours
risqué de s’aventurer dans la vie d’un personnage connu. Les admirateurs
peuvent se manifester de façon virulente. Il faut aussi que la vie du
personnage permette de greffer notre imaginaire à son réel. Nous voilà dans un
monde étrange, fascinant, troublant comme le fut la vie de Charles Baudelaire. L’aventure
américaine m’a particulièrement plu. Nous sommes dans l’étrange, le différent
qui a toujours attiré le poète. Voir le beau au-delà du mal et du bien, voir
autrement la vie qui ne peut que décevoir.
C’est la première
épouse d’un marchand, sa reine captive.
Il n’a pas besoin de la séquestrer au faîte de la plus haute tour, elle ne peut
pas s’enfuir. Ses pieds sont un désastre. Ils sont bandés lorsqu’elle a quatre
ans pour conserver la taille d’un bouton de fleur de lotus. Les orteils sont
repliés, ourlés sur eux-mêmes, entourés de bandelettes resserrées un peu plus
chaque jour, jusqu’à la fracturation des os. Trois pas sont un supplice, dix
une crucifixion. Sa famille la marie en bas âge avec un garçon d’une ville,
d’un village éloignés. Il est à peine plus âgé qu’elle. À quinze ans, elle
devient sa génisse. Elle n’a que des devoirs, lui, des leçons à lui faire.
Quand il s’enrichit, il prend autant de concubines que son banquier le lui
permet. Elle ? Elle ne sort presque jamais, elle pond. Elle pond à faire peur.
Un jour la Terre s’appellera la Chine. (p.144)
Un roman qui
repose sur le détail et la finesse, nous égare volontairement pour nous ramener
à des personnages qui bousculent leur société et des manières de voir.
Peut-être que Charles Baudelaire avait pressenti que les États-Unis
deviendraient la puissance du monde moderne en traduisant Edgar Allen Poe. Geste
rare à l’époque.
La France, surtout
Paris, se voyait comme le centre mondial de la culture, des arts visuels et de
la littérature. On verra nombre d’écrivains américains par la suite vivre en
France avant de connaître la célébrité. Je pense à Ernest Hemingway, Gertrude
Stein, Henry Miller et même Paul Auster, notre contemporain. James Joyce y fera
aussi une escale et y publiera son Ulysse
grâce à madame Stein.
Gilles Jobidon est
toujours aussi exigeant avec son lecteur qu’il l’est avec lui. Un roman magnifiquement
écrit qui mise sur l’ombre et la lumière pour créer une fiction qui ne trahit
pas l’auteur des Fleurs du Mal.
J’aime les textes qui demandent toute mon attention et qui peuvent parfois me
déjouer avec ses multiples narrateurs.
Heureusement, il y
a encore des Gilles Jobidon pour faire confiance au lecteur sans jamais faire de
compromis. Parce qu’après tout, un roman est l’art du texte et une exploration qui
permet de secouer le langage. Jobidon réussit parfaitement l’exploit avec La petite B.
La petite B.
de Gilles Jobidon est paru chez Leméac Éditeur, 232 pages, 25,95 $.