ALAIN OLIVIER s’aventure dans un espace occulté de notre histoire dans Neka (maman en langue innue) ou, si l’on
veut, dans un vide inquiétant. Si nous connaissons les pérégrinations des
Français en terre d’Amérique, le visage des Autochtones reste discret pour ne
pas dire inconnu. Un aspect que Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque ont tenté
de combler dans Le peuple rieur,
racontant les Innus et leur histoire singulière. Alain Olivier se tourne vers les
femmes autochtones qui ont connu l’homme blanc, ces mères dont on n’a jamais
retenu le nom et qui ont disparu sans laisser de traces. Toute la place a été prise
par le mâle qui a imposé son nom et sa lignée. Combien de femmes restent des
fantômes, des mères qui se sont perdues dans les replis et les vagues du temps.
C’était il y a
quelques années. J’ai commencé par hausser les épaules en étudiant l’arbre
généalogique de ma famille que l’un de mes frères avait commandé à un
spécialiste. Je dois l’avouer, je ne me suis jamais tellement passionné pour ce
genre de recherche même si cela peut avoir son importance. Il semblerait que notre
ancêtre français, quand il a débarqué en Amérique, quelque part en Acadie, a vécu avec une Micmaque. Notre famille serait née de ce couple improbable
et les descendants se sont installés un peu partout sur le continent américain.
Cette ancêtre de tous les commencements n’a pas de nom et encore moins de
visage dans le document. Juste l’homme venu de France et elle, cette arrière-arrière-arrière-grand-mère
invisible, réduite à trois petits points dans une case, comme une branche morte dans un bouleau. Ma première mère en
Amérique serait un esprit, un espace vide à côté d’un migrant français. Ce fut
une révélation et surtout le début d'un questionnement. Je me suis demandé surtout si c’était vrai et
possible. Alain Olivier m’a rappelé ce moment particulier où j’ai en quelque
sorte renié celle qui a permis que je sois là et que j’écrive cette chronique.
Et j’ai pensé aux
autorités chinoises pendant la révolution culturelle qui « effaçaient » certains
personnages officiels quand ils ne répondaient plus aux exigences du Parti
communiste. On biffait la photo des documents et ces hommes et ces femmes
n’existaient plus, éjectés qu’ils étaient de l’Histoire.
Alain Olivier dans
Neka entreprend d’esquisser des
visages dans ce flou historique, de faire une place à ces femmes aimantes,
souvent abandonnées à leur sort avec leurs enfants. Une page peu reluisante de
notre passé que l’on tente d’écrire maintenant, souvent de façon maladroite.
Depuis un certain temps, il est bon de se trouver des racines ou des ancêtres
autochtones. Les temps changent et je ne suis pas certain que cette quête se
fasse pour les bonnes raisons.
DÉBUT
Alain Olivier nous
ramène à ce jour lointain où des Français arrivent dans ce lieu qui allait
devenir Québec, la ville, la capitale nationale. Un matin où des Blancs débarquent
de leur grand bateau, construisent une étrange habitation et côtoient des
Hurons-Wendat, certainement. Un premier contact, des gestes, des regards, des
rencontres qui se sont déroulées parfois de façon un peu étrange.
Il s’est retiré
aussitôt, maussade et renfrogné. Il est parti brusquement, sans même saluer son
hôtesse. Elle l’a regardé d’un air étonné. Elle ne comprenait pas sa hâte. Elle
se serait attendue à tout le moins à un sourire, à une caresse, à un baiser.
Quand elle l’avait vu accoster dans ses terres, elle s’était imaginé qu’il
venait pour elle. Elle mit du temps à saisir que faire connaissance ne
l’intéressait pas. Ou qu’il s’y refusait. Il construirait une maison non loin
de la sienne. Mais la rencontre n’aurait jamais vraiment lieu. (pp.15-16)
L’arrivée de
ces conquérants en terre d’Amérique, leur installation sur des terres occupées,
leur manière de faire avait tout d’un rapt et d’un viol. Ils s’appropriaient,
sans demander de permissions, sans négocier, des territoires et des forêts
immenses. Ils n’étaient pas des émigrants comme on aime le répéter de nos jours,
mais des envahisseurs qui se sont imposés par les armes et qui ont profité de
la grande tolérance des peuples autochtones pour tout prendre.
Le moment
historique est raté. Le Français réduit cette jeune femme à l’état d’objet
sexuel qu’il rejette après éjaculation. C’est la plus terrible et la plus
horrible négation de l’individualité d’une femme.
Mais les semaines
passant, elle en était venue à s’interroger sur la nature de cette pulsion vite
transformée en dédain. Elle ne pouvait se défaire du sentiment qu’on s’était
servi d’elle. (p.18)
GARÇON
Naît un garçon qui
a les yeux bridés de sa mère et les cheveux blonds du père. Une lignée débute et
traverse les saisons, les époques, connaîtra les soubresauts d’une histoire que
nous connaissons surtout par les yeux du conquérant. Les Autochtones acceptent
ce petit métis et il devient l’un d’eux. La jeune femme donne naissance ainsi à
une nation métisse, celle qui assure le lien entre les peuples d’Amérique et
les arrivants européens.
Alain Olivier nous
fait traverser les siècles. Nous le savons, les Français s’installeront le long
du Saint-Laurent et abattront les arbres pour cultiver la terre. D’autres
viendront pour transformer le visage de l’Amérique. Cette descendance métisse subit
les soubresauts de l’histoire, hésitant pendant un certain temps entre la vie des
nomades et des sédentaires, subissant les grands bouleversements qui transforment
la vie de tout le monde.
Elle le
chérissait, en dépit du fait qu’on le lui avait imposé. Comment aurait-elle pu
ne pas aimer la chair de sa chair ? Certes, cela n’avait pas été facile au
début. Quand elle posait son regard sur lui, elle devait faire un effort pour
ne pas songer à son bourreau de Tadoussac. C’est qu’il avait les mêmes cheveux
que lui, des cheveux clairs comme les rayons dérobés à un soleil d’été. Mais il
avait hérité de ses yeux à elle et, quand elle décidait d’y plonger, elle avait
le sentiment de s’immerger dans un lac aux eaux tranquilles. (p.79)
La traite des
fourrures, le commerce du bois, l’agriculture, le travail dans les scieries,
jusqu’à la période contemporaine où François, le dernier de cette histoire inconnue,
cherche à savoir qui était sa mère, qui étaient ces femmes qui ont permis à sa
famille de s’installer sur cette terre et de survivre dans un climat qui
défiait l’imaginaire.
VISAGE
Les archives ne
disent rien de ces femmes sans nom, tout comme il est difficile de suivre les filles
du Roy dans les documents officiels. Comment trouver la partie manquante de son
histoire, le côté obscur de son identité ? Nous ne pouvons y arriver que par la
fiction et l’imaginaire, que par la littérature qui permet de se réinventer.
François n’avait
jamais parlé à son fils de ses origines. Lui-même n’avait pas connu sa mère.
Elle avait mal réagi au chloroforme qu’on lui avait fait respirer pour
l’anesthésier lors de son accouchement. Le cœur avait subitement cessé de
battre. Elle avait perdu la vie en lui donnant la sienne. N’en avait-il pas été
ainsi de toutes celles qui l’avaient précédée ? Elles avaient tellement peur de
couper les ailes à leurs fils qu’elles s’effaçaient pour qu’ils pussent prendre
leur place. Et ce sont les pères qui ont fini par occuper le terrain, en
s’emparant de tout ce qu’ils y trouvaient. Ils avalaient tout, comme des ogres.
Même la vie de ces femmes pourtant fortes. (pp.129-130)
Il faut se
rappeler que l’on a voulu éradiquer les Indiens et en faire des Blancs avec la
triste saga des pensionnats. Comment alors faire une place à « ces orphelines
de visage » comme l’écrit si bien Nicole Houde, à toutes ces jeunes filles qui
ont épousé des Blancs et perdu leur identité et leurs droits dans leur
communauté d’origine.
Et la scène se
répète au cours des siècles. Un sourire, un regard, un viol à Tadoussac, de
belles rencontres aussi, heureusement, des histoires d’amour et des vies de femmes
remarquables.
Si Serge Bouchard
a suivi les traces des grands oubliés de notre histoire, Alain Olivier imagine ces
femmes invisibles, ces victimes qui ont consacré leur vie à leurs enfants, sacrifiant
leur corps et leur bon vouloir, donnant naissance à une nation, un peuple singulier
sur cette terre d’Amérique.
L’écrivain trouve
le moyen de s’inventer un passé et des souvenirs. C’est là le rôle essentiel de
la littérature, soit de nous donner une mémoire et une présence dans la course
du temps. Il le réussit bellement dans Neka,
un roman à lire, nécessaire, touchant et important. Chose certaine, il m’a
rappelé mon ancêtre dont je ne sais rien. Cette femme sans nom, sans visage,
effacée et niée par l’histoire des hommes que je porte en moi.
NEKA
d’ALAIN OLIVIER est une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.