Certains
livres étonnent par leur facture et leur contenu. Il faut un éditeur audacieux
et des écrivains qui aiment les sentiers peu fréquentés pour que la magie se
produise. C’est le cas de Révolutions
de Dominique Fortier et Nicolas Dickner paru récemment aux Éditions Alto. Un
livre exceptionnel, un objet d’art. Cette maison d’édition de Québec a étonné
en publiant L’indésirable de Sarah
Waters en 2010 et plus récemment Dans le
noir de Claire Mulligan. De quoi désorienter dans un âge où tous prédisent la
disparition du papier. Il faut saluer cette audace. Révolutions est une récompense pour un chroniqueur et un fantasme pour
tout écrivain. Alto a souvent l’art de surprendre en se moquant des conventions
pour renouer avec la tradition des beaux livres que les collectionneurs
recherchent comme des objets précieux.
La Révolution française a
marqué les esprits par ses folies meurtrières. Un moment dans l’histoire de la
France où l’on a cédé à la déraison pour casser des droits séculaires, découvrir
d’autres façons de dire le monde. Même si la volonté de rompre avec l’état
monarchique était fort louable, le tout a rapidement dégénéré. Tout comme pendant
la révolution russe, des illuminés et des sanguinaires n’ont pas hésité à
planifier des massacres et à éliminer tous ceux qui ne pensaient pas comme eux.
Staline et Robespierre sont passés à l’histoire pour de bien mauvaises raisons.
Ces années d’effervescences
ont donné lieu à décisions qui étonnent encore de nos jours. Est-il possible de
rompre avec l’histoire et des façons séculaires de dire les saisons et les
jours ?
Le calendrier révolutionnaire, en usage
de 1793 à 1806, prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes
qui peuplaient le calendrier grégorien pour marquer les jours au sceau de
plantes, d’animaux et d’outils davantage en accord avec les vertus
républicaines. Ses concepteurs le divisèrent en douze mois, chacun composé de
trois décades constituées de huit végétaux, d’un animal et d’un outil ; à ces
mois tous égaux succédaient cinq ou six sans-culottides (selon qu’il s’agissait
ou non d’une année bissextile), journées dédiées à des vertus particulières, ce
qui donnait un tour de l’an complet : une révolution. (p.5)
Une rupture radicale avec une
tradition millénaire que l’on pouvait croire immuable.
Dominique Fortier et Nicolas
Dickner ont eu l’idée singulière de correspondre pendant une année en
s’attardant au calendrier des républicains. Ils se sont donné comme règle
d’écrire quotidiennement à partir du mot qui caractérise le jour et le mois. Il
est surtout question de plantes qui sont mises en évidence par les concepteurs
de ce calendrier unique dans l’histoire de l’Occident, soit
Philippe-François-Nazaire Fabre, dit Fabre d’Églantine, poète et dramaturge et
André Thouin, spécialiste des plantes exotiques, grand jardinier malgré les
perturbations de son époque.
Appellation
Le premier mois a reçu le nom de
Vendémiaire et correspondait à la période allant du 22 septembre au 21 octobre
de notre calendrier. Il tire son nom des vendanges qui ont lieu pendant cette
période. On a beau vouloir tout changer, le vin est important sur la table d’un
Français, révolutionnaire ou royaliste. Un peu étonnant de retrouver dans la
première décade, le mot raisin. Suivront
safran, châtaigne, colchique, cheval, balsamine et carotte… Imaginez un texte
qui débute ainsi : « Premier vendémiaire, jour du raisin, je suis allé acheté
des courges… » Il me semble que Salvador Dali aurait apprécié.
Peut-être pour mettre un peu de piquant
dans leur aventure, Fortier et Dickner ont inventé un site web qui leur
envoyait le mot du jour. Ils devaient réagir spontanément, dire ce qu’ils
ressentaient. Pour raisin ça peut aller, mais la tâche se complique au cours
des décades et devant certains choix des révolutionnaires Thouin et
d’Églantine.
Les deux écrivains n’avaient pas imaginé
dans quoi ils s’embarquaient. Il y a des définitions neutres si l’on veut, mais
certains mots touchent des souvenirs et des événements de leur enfance. Il est
difficile d’y échapper. L’écriture est un miroir qui se dresse souvent entre
soi et le réel.
Les deux racontent ce qu’ils vivent. Le
jeu devient vraiment intéressant. Les mots que Jeeves envoie le matin nous
entraînent souvent dans la cuisine.
Les écrivains doivent faire des
recherches pour découvrir l’importance d’une plante à l’époque. L’usage ayant
fait que le légume a presque disparu de notre quotidien. Le rapport au monde et
aux plantes se modifie avec les révolutions, la science, les découvertes et nos
façons de nous alimenter. Tout était différent quand on entretenait soi-même
son jardin comme a choisi de le faire un certain François Marie Arouet.
Étonnement
Ce qui étonne, c’est l’importance du
potager dans le quotidien des citoyens français de l’époque. Les monocultures
et l’agriculture industrielle ont favorisé certaines espèces comme le maïs ou le
soya au détriment des autres. Beaucoup de plantes du calendrier républicain
sont inconnues de nos contemporains. Cela ne veut pas dire qu’elles n’existent
plus, mais elles ne hantent plus notre quotidien. La modernité nous a fait oublier
la diversité et le foisonnement. Tout comme les plantes ont pratiquement
disparu dans le traitement des maladies. Les Indiens utilisaient la nature pour
guérir nombre de plaies et de maux. Un savoir presque oublié. Heureusement qu’il
y a encore des Fabien Girard pour nous rappeler les grandes vertus de la
végétation qui nous entoure.
Si certains de ces noms nous sont aujourd’hui peu
familiers, il est étonnant de constater que, pour la presque totalité, les
plantes qu’ils désignent ont traversé le millénaire pour nous parvenir
intactes, comme si, d’une certaine façon, on continuait aujourd’hui de se plier
aux injonctions de Charlemagne. (p.64)
Aventure
Deux écrivains se questionnent sur leur
écriture, leur vie et peut-être aussi leur façon de voir le monde. Nicolas
Dickner revient souvent à son enfance, son père qui aimait cultiver des plantes
et comprendre le monde ambiant. Dominique Fortier n’est pas en reste avec son
enfance, sa grande curiosité de voir tout ce qui l’entoure et de l’écrire.
Chacun fait part de ses étonnements, se livre peu à peu, questionne et nous
voilà dans un aventure passionnante où nous apprenons plein de choses sur les
époques, des manières de faire, le temps qui va, les migrations de certaines
plantes qui sont passées d’un continent à un autre. On peut traverser les
siècles en suivant la route des épices. J’aime surtout quand les écrivains nous
entraînent dans leur quotidien, leurs projets d’écriture et certains moments
qui ont marqué leur vie.
Aventure
Une découverte, une aventure, un livre qu’il
est à peu près impossible de lire de la façon habituelle. Il faut y aller au
jour le jour comme il a été écrit. J’ai mis pas mal de temps à le parcourir, le
délaissant pour y revenir, pour avancer dans ce monde familier et étrange. J’ai
résisté souvent à la tentation de revenir en arrière, de flâner et de faire mes
propres recherches. Je me promets de le relire le plus lentement possible, un
mot par jour pendant toute une année. Peut-être alors, comme le rêve Dominique
Fortier, je m’attellerai à la tâche d’inventer un calendrier typiquement
québécois. Quelle aventure fabuleuse et quelle belle folie ! L’écrivain peut se
permettre ce genre d’utopie.
Un livre magnifique, superbement présenté
et illustré. Une œuvre d’art à offrir en ce temps de réjouissances où l’on cherche
quoi donner à nos proches. S’il y a un livre à offrir, c’est celui-là. Surtout
si vous aimez Dominique Fortier et Nicolas Dickner.
Révolutions de
Dominique Fortier et Nicolas Dickner est paru aux Éditions Alto, 432 pages,
32,95 $.