Larry Tremblay fait encore preuve d’une constance remarquable au théâtre, en
poésie et dans le roman où il ne cesse de surprendre en explorant des thèmes singuliers.
Le mangeur de bicyclette et Le christ obèse font partie de mes bons
souvenirs de lecteur. Le Christ obèse,
prix du roman du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, l’an dernier, était
un véritable bain d’acide. On en sortait amoché, en se demandant ce que peut
cacher l’esprit des humains.
Dans L’orangeraie, Amed et Aziz, des jumeaux, vivent une vie
relativement heureuse dans la propriété de leurs parents. Les deux sont des
copies conformes, des reflets que leur grand-mère prend plaisir à confondre.
«Leur grand-mère s’appelait
Shaanan. Avec ses mauvais yeux, elle les confondait tout le temps. Elle les
appelait ses deux gouttes d’eau dans le désert. Elle disait: «Cessez de vous
tenir par la main, j’ai l’impression de voir double.» Elle disait aussi: «Un
jour, il n’y aura plus de gouttes, il y aura de l’eau, c’est tout.» Elle aurait
pu dire: «Un jour, il y aura du sang, c’est tout.»» (p.11)
Tout serait parfait s’il n’y
avait cette guerre sans fin ni commencement. Il semble aux enfants qu’il y a
toujours eu ces conflits, des attaques et des morts. L’ennemi vit de l’autre
côté des collines, tout près. On cultive la haine avec délectation qui rend
plus vivant que vivant. Les hommes rêvent de tueries et de carnages.
Un jour, une bombe pulvérise
la maison des grands-parents. Des morts atroces. Zohal, le père des jumeaux, enterre
ses parents la rage au cœur. Une mort exige toujours une autre mort. Une sorte
d’équilibre nécessaire à la poursuite de la guerre.
« — Des chiens habillés. Nos
ennemis sont des chiens habillés. Ils nous encerclent. Au sud, ils ont fermé
nos villes avec des murs de pierre. C’est là que Halim est parti. Il a traversé
la frontière. Soulayed lui a expliqué comment faire. Il est passé par un tunnel
secret. Puis, il est monté dans un autobus bondé. À midi, il s’est fait
exploser.» (p.36)
Le carnage. Halim, un jeune
garçon a rempli sa mission. Il est devenu un héros, une sorte de saint. Le tour
des jumeaux vient. Il faut venger la mort des grands-parents. L’un d’eux doit
partir avec une ceinture d’explosifs et tuer pour tuer. Qui d’Amed ou d’AzIz sera
désigné? Aziz est atteint d’un cancer et il lui reste peu de temps à vivre. Qui
choisir?
Substitution
Avec la complicité de sa
mère, Aziz prend la place d’Amed qui a été désigné par le père. L’un devient
l’autre. Larry Tremblay aime ces bascules où les identités sont inversées. On
avait cela dans Le christ obèse où la
victime devient le tortionnaire. Que dire des couples improbables où l’un tente
de se voir dans l’autre comme dans un miroir dans Abraham Lincoln va au théâtre?
On imagine la culpabilité d’Amed.
Il a envoyé son frère à la mort parce qu’il avait peur. Il portera cette
lâcheté toute sa vie.
«La douleur que je ressentais
au ventre s’est transformée. Je veux dire, ce n’était plus de la douleur, mais
une force qui devait à tout prix sortir de moi. Je me suis défait de
l’étreinte, de Soulayed pour me précipiter vers la photo. J’ai fracassé la
vitre d’un coup de poing et j’ai déchiré la photo en deux lambeaux qui
pendaient du cadre.» (p.136)
Amed migre en Amérique, fuit
ou retrouve des fantômes en devenant comédien. Il est une sorte d’errant qui ne
peut échapper à son ombre.
Confrontation
Nous nous heurtons au drame
de ces enfants sacrifiés au nom de haines ancestrales. Des vies brisées. Et ici
en Amérique, que savons-nous de ces guerres, que pouvons-nous en dire? C’est à
cela que le dramaturge tente de répondre à la fin. L’horreur imaginée et
l’horreur vécue sont peut-être des gouttes d’eau, mais elles ne peuvent avoir
la même saveur. Tremblay nous laisse avec un témoignage bouleversant d’Amed,
cet homme coupable d’être vivant. Peut-être est-ce le drame de ceux qui survivent
à ces atrocités, qui perdent des proches, des frères ou des grands-parents dans
des attentats. Comment vivre avec la certitude d’avoir trahi? Comment témoigner
quand nous n’avons pas vécu l’horreur? Larry Tremblay jongle avec ces questions
dans une langue magnifique, sensuelle qui donne du poids à ses propos. Comme
s’il fallait le beau pour faire ressentir l’horreur.
L’orangeraie de Larry
Tremblay est paru aux Éditions Alto.