Il y a un moment que j’ai délaissé Louis Caron. L'impression qu'il tournait dans ses pas. Surtout que ses personnages, dans sa série «Les fils de la liberté», illustraient plus le sujet qu'ils l'incarnaient. Et puis «Tête heureuse» est apparu tout en haut des récentes parutions.
Un titre qui m'a fait bondir dans le temps. «Tête heureuse» coiffait les aventures de Louis Caron à la radio de Radio-Canada, avant «Indicatif présent» et Marie-France Bazzo. J'étais un fidèle. Caron est un merveilleux conteur et comme j'ai un faible pour les «hommes de paroles», alors... Il n'en fallait pas plus pour me titiller.
L'écrivain renoue avec ses racines et cette fois, il sait donner une profondeur un peu trouble à ses personnages. Enfin, une histoire qui entraîne dans la partie invisible et mystérieuse des icebergs, dans ce pays de Nicolet et de Sorel que connaît bien l'écrivain. Un pays qui respire comme un personnage!
Il heurte la figure de la mère, cette femme qui agit par pulsion. Cela ne l'empêche pas de saisir le monde et de l'interpréter. Elle s'installe dans une sorte d'animisme qui justifie ses gestes et ses fantasmes. Pourtant, elle vivra une grande partie de sa vie dans l'ombre d'un homme qui est tout son contraire. Un homme ligoté par les barreaux d’une rationalité qui le pousse aux pires folies. Un entêtement fatal. Oui, la raison peut faire basculer dans la folie quand on refuse de quitter la ligne choisie.
«Pour parler de mon père, je ne peux me référer à lui. Nous ne nous sommes rien dit pendant qu’il était en vie. C’est à travers le filtre de ma mère que je le connais et je sais que la mémoire de ma mère est une lentille déformante. Elle voit le passé avec ses lunettes enchantées. Elle enjolive ses souvenirs, elle en fait des bouquets et des emballages pour ses illusions. Elle ensorcèle le passé pour essayer de l’accommoder à ce qu’elle est devenue après la mort de son mari.» (p.145)
Cette mère a le cancer. Il lui reste quelques semaines. Autant fuir, s’inventer un voyage pour celle qui n'a jamais pu trouver les chemins de la mer. Le fils part, fuit droit devant lui. Il le faut s’il veut retrouver, sa mère, cette femme fantasque et originale, Il cherche surtout à éclairer les coins sombres qui marquent la famille.
Le narrateur croise une femme étrange dans sa fuite qu’il fait monter dans sa caravane quand il la surprend, pouce dressé, au bord de la route. Karolyn est une boule d’émotions. Une tigresse libre et imprévisible. Une intrigue se noue, une passion peut-être lors des escales à Saint-Jean-Port-Joli, aux Jardins de Métis et Forillon. Avec cette confidente inespérée, le narrateur fouille sa vie, dessine la figure du père et de la mère. Mais comment être certain?
Véritable roman à clefs, chasse au trésor, quête qui permet de découvrir à la fois ces pays qui longent le fleuve Saint-Laurent, le bout du monde ou son commencement.
«C’est un pays tout en paysages. La mer ourlée de montagnes sur la rive opposée. Enfin, quand on dit montagnes ce ne sont pas les Alpes, mais la silhouette bleue d’une chaîne rocheuse arrondie par le temps. À marée basse, la grève montre les dents. Le long de la route, on voit ça et là un bateau emmitouflé sous une bâche dans la cour d’une maison. Même à terre, c’est un pays de mer.» (p.99)
Le voyage devient intérieur et prend les dimensions d’une thérapie.
Cette lecture m'a réconcilié avec cet écrivain qui a su se renouveler et explorer un champ romanesque riche. Une écriture lisse comme les eaux du grand fleuve, pleine de couleurs, de chaleur et de belles forces telluriques. Un très beau roman où les humains deviennent les miroitements d'un pays qui échappe à tout enfermement. Un cantique de la liberté et de la différence.
«Tête heureuse» de Louis Caron est paru aux Éditions du Boréal.