STANLEY PÉAN vient de publier un livre fort intéressant dans la collection Liberté grande de Boréal. Noir satin présente, brièvement, quinze figures du jazz que l’on a oubliées, quinze femmes que je ne connaissais guère, je l’avoue. Sauf Bessie Smith, bien sûr, l’impératrice comme on dit. Des battantes, des chanteuses, des militantes pour les droits civiques et qui ont lutté contre le racisme aux États-Unis, des audacieuses aussi, des musiciennes accomplies qui ont réussi à s’approprier certains instruments que l’on réservait aux hommes. La trompette par exemple qui ne convenait pas à la féminité, selon les bonzes de la norme. Et que dire de la harpe ou du trombone ? Un voyage dans le temps plutôt fascinant que nous propose l’écrivain et animateur Stanley Péan. Et j’ai retrouvé monsieur Archambault qui signe la préface de Noir satin, celui qui a fait ma joie pendant des années à la radio comme celle de Stanley Péan, d’ailleurs.
J’ai vécu une expérience unique avec cet ouvrage. On le sait maintenant, pour le meilleur et le pire, nous trouvons à peu près tout ce que l’on souhaite sur les sites internet ou encore certaines plateformes. Comme je ne connaissais pas la plupart des artistes présentées par Stanley Péan, j’ai eu l’idée d’aller fouiner de ce côté pour entendre les musiciennes en lisant les textes. Parcourir ces courtes biographies en les ayant dans l’oreille d’une certaine façon et pour me faufiler dans leur univers sonore personnel et original. Découvrir ce qu’elles jouaient et surtout mieux comprendre les propos de l’écrivain.
Je l’ai déjà écrit, j’aime le jazz et en écoute beaucoup, mais d’une façon négligente, sans trop me préoccuper de qui joue ou chante. Je suis un fidèle des émissions de jazz à la radio depuis toujours. Bien sûr, je reconnais Miles Davis, Louis Armstrong, Billie Holiday, Nina Simone, Blossom Dearie et quelques autres, mais je suis loin d’être un connaisseur. J’ai l’oreille distraite et butineuse en ce qui concerne cette musique.
Alors tout un monde s’est ouvert devant moi en me penchant sur Noir satin. Ma Rainey, par exemple, la « mère du blues ». Une chanteuse qui a influencé nombre d’interprètes. Je me suis attardé chez elle juste pour le plaisir. Elle fait partie maintenant de ma liste de favorites à fréquenter. Ça commençait bien mon exploration sonore et mon aventure.
J’ai rapidement pris goût à cette façon de faire parce que les textes de Stanley Péan prennent une autre dimension quand on les lit en étant bercé par la voix de l’artiste ou l’instrument qui vous interpelle. Et rien ne vous empêche de fouiner du côté de certaines vedettes qui ont joué avec la chanteuse ou musicienne en question. Oui, une expérience inusitée et fascinante, je vous le jure.
NOMS
Stanley Péan n’est pas avare de renseignements et toute une galerie de grands noms défile dans ses présentations. Des femmes sacrifiées comme Lillian Hardin qui a eu une importance considérable dans la vie et la carrière de Louis Armstrong. Elle est en quelque sorte responsable de la montée fulgurante de cette voix singulière et de ce trompettiste unique.
« En somme, ni Lovie Austin ni Lillian Hardin Armstrong n’ont cherché les feux des projecteurs ; conséquemment, nulle d’entre elles ne les a trouvés. À la fois parfaites accompagnatrices et cheffes d’orchestre pionnières, compositrices de standards immortels du répertoire jazz et blues, l’une comme l’autre mériterait un buste en marbre dans le panthéon des grands pianistes de l’Histoire, mais toutes deux doivent se contenter de modestes mentions dans les notes infrapaginales des livres d’histoire du jazz. » (p.41)
Une belle façon de se laisser bercer par des voix, des musiques et c’est plus qu’une lecture qui se produit alors, mais une rencontre comme si l’on parvenait à se rapprocher d’elles pour saisir la quintessence d’un art et d’une vie. Des moments de grâce, je crois.
RENCONTRES
Bien sûr, toutes n’ont pas su me charmer à la première écoute. Ce fut quasiment un coup de foudre pourtant avec Mary Lou Williams.
« Mary Lou Williams est perpétuellement contemporaine. Son écriture et ses prestations ont toujours été en avance sur son temps. Sa musique se démarque par ce niveau de qualité qui la rend intemporelle. Elle possède rien de moins qu’un supplément d’âme. (“She is like soul on soul.”) » (p.71)
J’ai adoré The Zodiac Suite que j’ai écoutée avec ravissement, et ce à plusieurs reprises. Une féministe à la personnalité très forte, semble-t-il. D’autant plus qu’elle avait des notions précises sur son art et ne pouvait être plus claire quand elle s’adressait aux journalistes.
« La plupart des Américains n’ont pas idée de l’importance du jazz, » affirmait-elle dans une entrevue accordée au New York Post en 1975. « Il est thérapeutique pour l’âme et devrait être présenté sur toutes les tribunes possibles : à l’église, dans les boîtes de nuit. Il faudrait le faire entendre partout. » (p.79)
Ce qui est le cas maintenant, parce que le jazz est répandu dans le monde entier. C’est assez fascinant d’écouter une Japonaise chanter des succès de jazz, mais ce n’est plus une exception. Cette musique a su essaimer et trouver sa place sur tous les continents.
J’avoue que j’ai dû m’offrir quelques auditions avant de m’abandonner à la voix et aux rythmes de Valaida Snow, une trompettiste qui n’avait rien à envier à Louis Armstrong.
« De tous les instruments dont elle a appris à jouer, la jeune étoile préfère la trompette, ce qui lui vaut d’être surnommée “Little Louis” par Louis Armstrong lui-même, lequel la considère comme la “deuxième meilleure trompettiste de jazz” de l’époque. » (p.61)
Ou bien Hazel Scott qui se démarque par son originalité et sa connaissance approfondie de la musique. Elle s’amusait, avec une dextérité remarquable, à improviser et à plonger dans des pièces classiques pour piano qu’elle jumelait à ses créations. Un mélange étourdissant qui peut sembler racoleur, mais combien séduisant ! Cette musicienne m’a permis tout un voyage. Et que dire de Dorothy Donegan, une véritable virtuose qui laisse pantois.
« S’il ne fait aucun doute que Dorothy Donegan reste mésestimée en raison de sa propension au flafla, elle n’est est pas moins une pianiste exceptionnelle, dotée d’une compréhension et d’une maîtrise enviables de la palette harmonique. L’essentiel de sa discographie est constitué de captations réalisées dans des boîtes de nuit, car Donegan semblait plus à l’aise devant public qu’entre les quatre murs d’un studio. Certes, sa volubilité a eu pour effet d’éclipser par moments son sens profond du swing et son vaste répertoire. » (p.99)
Je me suis attardé volontiers dans l’univers de Clora Bryan et sa trompette. Un véritable ravissement. Surprenante et d’une dextérité remarquable, toute de retenue et de justesse. J’ai adoré aussi Melba Liston et les ambiances qu’elle peut créer avec son trombone. Là encore, il s’agit d’une virtuose et d’une femme qui a dû défoncer bien des portes pour s’imposer. Pour certaines, ce fut de vraies pionnières et des héroïnes qui ont tracé la voie à bien des vedettes de maintenant. D’autres ont pris le chemin de l’exil pour travailler en Europe où la vie pour les Noires était plus facile qu’aux États-Unis.
EXPLORATION
Je n’ai pas fini d’explorer l’ouvrage de Stanley Péan et il est devenu une référence et un guide quand je veux me livrer à des expériences musicales et à me risquer hors des sentiers battus. Cette musique a changé le monde et nous pouvons en découvrir des pages tout simplement, chez soi, avec Noir satin sur les genoux. J’ai passé des heures avec ces magiciennes grâce à Stanley Péan et à sa passion contagieuse.
Bien sûr, il faut aimer le jazz, mais pour un néophyte comme moi, ce livre peut servir de balises et permet d’aller plus loin dans l’écoute des succès que l’on présente peut-être trop souvent. Une manière de faire que l’on retrouve dans toutes les genres musicaux, malheureusement. Il y a ceux que l’on entend fréquemment (trop parfois) et qui prennent toute la place. Oui, il y a des artistes exceptionnelles qui méritent d’être sorties de l’ombre. On pourrait dire la même chose en ce qui concerne la littérature. Pour une poignée de vedettes qui sont sur toutes les tribunes, il y a une foule d’écrivains très intéressants qui publient dans la plus belle des discrétions.
Stanley Péan nous présente une galerie de femmes courageuses, talentueuses et audacieuses. Certaines ont été des militantes, des féministes qui ont combattu la discrimination et le racisme. Elles ont su se faufiler dans un monde d’hommes en faisant fi de toutes les règles et de toutes les lois du machisme. De grandes artistes et des modèles qui ont permis de faire avancer des principes comme l’égalité entre les sexes et qui ont vécu le racisme, cette plaie qui est à la source de tant de conflits et de guerres. Merci beaucoup Stanley Péan.
PÉAN STANLEY : Noir satin, Éditions du Boréal, Montréal, 208 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/noir-satin-4035.html