Elena Botchorichvili a
habitué son lecteur à de très courts romans qui nous plongent dans sa Géorgie
natale. Un pays où tout est magique malgré l’oppression d’un régime politique
qui prétend tout régler de la vie de ses citoyens. L’individu doit céder devant
un collectif extravagant et particulièrement obtus et aveugle. Peut-être que cette
fantasmagorie est une manière d’échapper à cette réalité difficile où les hommes
et les femmes sont broyés.
Cette dimension onirique a
toujours su me fasciner chez Elena Botchorichvili et m’enchanter.
Dans «Seulement attendre et
regarder», la romancière s’éloigne de son pays pour installer ses personnages à
Montréal. Dès les premières lignes, je me suis demandé si la magie allait
survivre à l’ombre du mont Royal?
«De temps à autre le frère du
professeur Dubé avait une crise. Il se mettait tout nu, il grimpait sur un
arbre et chantait. Les femmes se précipitaient dans le jardin afin de le
lorgner, les yeux écarquillés. Pour la première fois peut-être, ou la dernière,
elles contemplaient un bel homme tout nu. On peut passer sa vie entière sans
jamais voir un homme pareil.» (p.7)
Mes appréhensions ont vite été
balayées.
Nations-Unies
Elena Botchorichvili entraîne
le lecteur en haut de la montagne, dans la maison du professeur Dubé. Une véritable
succursale des Nations-Unies où les réfugiés occupent toute la place.
Le savant polyglotte s’isole
dans le sous-sol où il joue du piano et écrit des lettres à une certaine
Ekaterina dont il est éperdument amoureux. Tout comme Andro son frère. Il y a
aussi Natacha l’Africaine qui s’évanouit pour un rien, un certain colonel aux
dents d’acier, de multiples personnages qui tournent autour de Clara, la femme
du professeur, une handicapée plus ou moins consciente qui exhibe des seins
parfaits.
«La demeure de
l’ethnolinguiste Richard Dubé s’était très vite remplie de gens venus de toutes
sortes de pays ex-postcommunistes. Les émigrés sont les débris de bateaux qui
ont sombré. Ils ont été emportés par une vague sur le rivage, parfois ce sont
des hommes, parfois ce sont des restes de madriers. Telles des pièces d’échecs
qui tombent dans la boîte après une partie. Un roi incline la tête vers les
pieds d’un pion de son adversaire, un fou furieux cajole une reine. Tous sont
égaux. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!» (p.22)
Les jours n’ont plus qu’à se
faire et se défaire. Tour peut arriver et tout arrive. Des êtres perdus,
obsédés qui n’arrivent que difficilement à trouver une forme d’équilibre.
Égalité
Tous sont marqués par des
souvenirs, des amours impossibles et des désirs qui laissent pantois. Des
expériences souvent horribles qu’ils ne peuvent oublier. Des préjugés aussi qui
s’incrustent et perdurent.
«Vanetchka avait beau avoir
déjà changé trois fois de pays, il continuait de considérer tous les gens
autour de lui comme des étrangers. Pour lui, le monde était divisé en «nous» et
«eux», il était fendu en deux comme une pastèque, et tous ceux qui n’étaient
pas «nous» étaient des imbéciles.» (p.60)
Avec le temps, tous finissent
par se disperser dans la ville. C’est peut-être le propre des émigrants de
chercher à se regrouper avant d’être avalés par la société qui les accueille et
les transforme.
«Le professeur Dubé n’était
peut-être vraiment pas très futé, en définitive. On avait l’impression qu’il ne
connaissait pas le nombre d’invités- de pique-assiettes!- qui logeaient dans sa
maison, et il ne remarquait pas qu’ils parlaient tous des langues différentes.
C’était Babylone, comme la ville de Montréal dans son ensemble. Il les écoutait
tous; il les écoutait, mais il ne répondait pas.» (p.41)
Un regard sur Montréal très singulier.
À lire et à relire pour sa manière, son monde, un univers qui fouille l’âme
humaine en nous bousculant dans nos certitudes. Elena Botchorichvili est une
magicienne qui fascine. Même en migrant dans sa fiction, elle conserve cet art
de surprendre, ce réel fantastique que l’on quitte à regrets. Madame
Botchorichvili vit à Montréal et écrit en russe. Ses ouvrages sont traduits en
plusieurs langues.
«Seulement attendre et regarder» d’Elena
Botchorichvili est paru aux Éditions du Boréal.