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lundi 4 mai 2015

La conquête de l’Ouest ou la fin de l’utopie


L’OUEST AMÉRICAIN M'A toujours fasciné. Les Aventures de Rin tin tin et Aigle Noir, quand j’avais douze ans, devinrent rapidement mes émissions favorites à la télévision. Le premier film que j’ai vu au cinéma racontait la vie de Buffalo Bill. Je rêvais, partais dans les plaines sans fin ni commencement, défaisais de tous les obstacles. J’ai gardé un faible pour ces productions qui ressassent des clichés sur les Indiens, les cow-boys et une époque où tout était possible. La recette a fait la fortune d’Hollywood. L’individu confrontait tous les dangers, se butait à des hordes de sauvages sanguinaires et triomphait par son habileté à manier les armes. L’éloge du héros sans peur et sans coeur. À la recherche de New Babylon de Dominique Scali, heureusement, montre des aspects fort différents de cette utopie. Les héros sont attendrissants et souvent fragiles.

Tout recommencer, vivre sans frontières et sans contraintes. Le rêve a marqué le XIXe siècle, subjugué des milliers de personnes. Il fallait tout laisser derrière, franchir des rivières, des vallées et des déserts pour se régénérer et devenir autre. Une forme de mort suivie d’une résurrection. Tourner le dos à la civilisation, chercher la pureté dans une nature indomptée. Plusieurs Québécois ont succombé au rêve. Je pense particulièrement à  Will James qui est parti dans l’Ouest pour se faire cow-boy, le plus vrai des Américains. Jacques Godbout a réalisé un film intéressant sur ce personnage étrange.
Une manière d’échapper aux lois, de penser et vivre autrement. Une occasion de s’enrichir avec l’or des rivières ou en dévalisant un train. Les sectes religieuses y ont vu l’occasion de fonder des communautés où il était possible de vivre sa foi et ses principes. Ces groupes se sont souvent donné des règles strictes, plus sévères même que celles qui régissaient le monde qu’ils abandonnaient. Les mormons, les doukhobors au Canada, les quakers et bien d’autres ont essaimé pour incarner leur foi. Le révérend Aaron représente ce croyant libre et flagorneur qui n’hésite pas à flirter avec le mal.

Il se retint de préciser qu’il était obsédé par tout ce que les gens pensaient, sauf ce qui le concernait. Il adorait négocier, mais n’avait aucun intérêt pour l’argent. Il ne jouait pas, mais avait l’impression d’être dans un jeu. Il croyait en Dieu, mais n’avait pas la foi. Il invitait ses fidèles à prier pour leur prochain, mais ne priait que pour lui-même. Il omit aussi de dire qu’il avait vu une fillette battue par son père quand elle ne priait pas assez et une femme battue par son mari quand elle priait trop, soupçonnant le pasteur de l’avoir ensorcelée. Que de fois il avait juré que plus personne ne cherchait à gagner son ciel et que les plus fervents voulaient seulement s’assurer une place en première page du prochain Testament. (p.20)


Le pasteur prend des notes, s’intéresse à ces marginaux qui risquent tout chaque jour, aux fanfarons qui défient la loi et flirtent avec la mort. L’écrivain cherche celui qui se cache derrière les vantardises, délaisse leurs exploits pour se pencher sur leur façon de penser et d’être. Tous cherchent une certaine attention, se valorisent par leurs actes ou leurs exploits. Russian Bill par exemple. Charles Teasdale aussi, un boxeur qui réchappe de ses combats plus amoché que ses adversaires.

C’était pour les femmes que les lois avaient été inventées. Et c’étaient les hommes qui les enfreignaient, la plus plupart du temps. (p.382)

J’ai un faible pour Russian Bill, ce mégalomane qui se prétend de l’aristocratie russe. Un homme de goût qui discourt souvent plus qu’il n’agit. Et Pearl Guthrie qui ne cesse de lire des romans. Les femmes sont putains et traitées comme du bétail dans ce monde. Pearl est une lointaine parente d’Anna Wetherell d’Eleanor Catton qui, en Nouvelle-Zélande, à peu près à la même époque, réussit à se forger une identité. Les luminaires est un roman sidérant sur l’utopie du recommencement.

FRONTIÈRE

La frontière bouge et s’éloigne quand les aventuriers pensent l’effleurer. Il faut toujours recommencer parce que le rêve ne se laisse jamais caresser. La ville mythique qui échappera à toutes les lois ne peut se concrétiser avec des bâtiments et des rues. L’erreur de Russian Bill, c’est de vouloir construire son rêve dans le désert. Ce sera la fin de tout.

Et pourtant, la lucidité n’était jamais loin derrière les absurdités que balançait Bill. Chaque ville avait sa cité jumelle ; une pour les vivants, une pour les morts. D’un côté comme de l’autre, on retrouvait les mêmes noms de famille. (p.311)

Nous ne sommes pas dans une saga où le tireur le plus rapide abat les mécréants. Les héros n’ont rien à voir avec Hopalong Cassidy ou Billy le Kid. Les personnages cherchent une liberté qui leur échappe, une fortune aussi volatile que les sables du désert. Leur rêve est inatteignable et ils le savent.
Le pays est sillonné, visité et saccagé. Le fantasme file entre les mains des plus intrépides. Personne ne réussira à ligoter ce songe, à se l’approprier. Pas plus Charles Teasdale que Pearl Guthrie ou le révérend Aaron.

Le Révérend sortit et les portes battantes claquèrent derrière lui. Il s’était toujours efforcé de respecter les types barbants. De tous les défauts, la banalité devait bien être le plus pardonnable. Mais ce soir-là, il avait abdiqué. Dorénavant, il mépriserait sans retenue. Comme une jeune putain désabusée qui s’était démenée pour éviter de tomber dans le métier. Ou comme un animal qui défèque n’importe où pour se venger d’avoir été dompté. (p.396)

Dominique Scali signe un très beau texte qui vous transporte dans un monde impossible et réel. C’est la nature même de l’utopie, du mythe de la conquête de l’Ouest qui a donné la Californie, le mieux peut-être de cette puissance militaire que sont les États-Unis. Une nation qui a rêvé de refaire le monde en misant sur l’individualité et la puissance de ses armes. Nous connaissons maintenant que ce rêve a engendré la misère et la richesse scandaleuse de certains. Une époque fascinante, un roman magique.


À la recherche de New Babylon de Dominique Scali est paru aux Éditions La Peuplade, 462 pages, 27,95 $.

jeudi 23 avril 2015

Katia Belkhodja risque de vous envoûter

DES LIVRES EXIGENT des efforts du lecteur. Comme si les mots et les phrases portaient une carapace qui vous repousse pour mieux vous tenir à distance. C’est un peu le cas de La marchande de sable, le second roman de Katia Belkhodja. J’ai beaucoup aimé La peau des doigts qui faisait connaître une écrivaine originale, un univers riche et singulier. C’est encore le cas même si ce texte déroute au premier contact. Tellement qu’après avoir terminé ma lecture (le roman fait à peine soixante-dix pages), je me suis senti désorienté. Une sensation inconfortable, je l’avoue. J’aime me glisser dans une histoire et y nager comme dans une eau tiède. J’ai donc recommencé ma lecture, lentement, m’attardant souvent à cette parole qui envoûte et vous repousse à la fois.

Katia Belkhodja nous offre une épopée, un conte ou une fantasmagorie particulière. Une histoire qui déborde dans plusieurs histoires. Les personnages se présentent comme les doubles les uns des autres. Marylin, la mère de Shéhérazade, a toujours chaud et la fille est un bloc de glace. Les personnages prennent leur cohérence dans ces oppositions.
Le père de cette fille est un facteur qui a surgi un matin et est reparti. Un homme aux vêtements bleus qui parlait arabe. Un nomade. L’enfant se souvient dans son corps et son âme.

Elle avait grandi silencieuse, cette petite. Longtemps, on avait cru qu’elle était muette. Insomniaque. Elle n’avait jamais réussi à s’endormir, tout de suite. Quand elle avait parlé la première fois, elle avait parlé en arabe. On lui avait demandé où elle avait appris ça. C’était une langue qui lui venait du vent, elle avait dit. Une langue qui venait du ventre. On s’était tu, le boucher l’avait appelée Shéhérazade ce jour-là. Pas Sherry, Shéhérazade, sans les h inspirés, expirés, sans. Le boucher, il ne savait pas comment. La mère, elle avait pris une aiguille, une petite, à repriser, et elle lui avait fait regarder à travers le trou, le chas de l’aiguille, là où les chameaux. Ça non plus, on n’a jamais compris. (p.12)

Shéhérazade incarne peut-être la froideur du désert pendant la nuit, celle des pays du nord où il n’y a que neige et glace. Il y a aussi cette ville qui n’arrête pas de bouger. Les citadins voudraient bien que ces voyages cessent et tous se lient pour lui construire des ancrages.
Le nomadisme se dresse devant le sédentarisme, des langues s’affrontent, s’étouffent et font disparaître la cité, ne laissant que le désert et le sable des origines.

HISTOIRE

Shéhérazade veut dire « née dans la ville ou fille de la ville ». On connaît l’histoire de cette princesse qui a enjôlé le sultan. Cet homme sanguinaire épousait une vierge le jour et la sacrifiait à l’aube. Elle repousse la folie sanguinaire avec un personnage qui raconte une histoire qui nous plonge dans une autre aventure et ainsi de suite. La mise en abyme totale, le labyrinthe peut-être. Il y a cet aspect dans La marchande de sable. Shéhérazade ou Sherry porte l’histoire, une langue qu’elle sent avec son corps, un regard qui paralyse comme le serpent qui vous hypnotise dit-on avant de frapper. Malheur à celui qui la regarde dans les yeux.

Sherry, Shéhérazade avait dû s’asseoir sur lui, fauteuil de chair. Se laisser bercer par les hanches. Par la lenteur de ses propres mouvements, la langueur paresseuse de son immobilité à lui, ses jambes osseuses et pâles sous ses hanches qui tournaient, qui bougeaient circulaires. Elle avait eu chaud, un moment. Et il l’avait sentie brûlante pour la première fois dans sa vie où il sentait qui que ce soit brûlant, quoi que ce soit d’autre qu’un petit pain ou des brioches. Mais ce n’était plus de la pâte malgré le beige. Elle lui aurait découpé les paupières. Elle s’enfonçait doucement, l’enfonçait, et c’était presque à s’endormir, mais ils ne s’endormaient pas. (p.33)

Le fils du boulanger reste paralysé après avoir surpris son regard. Son cœur bat, mais il se dresse devant la porte du commerce comme un gisant.

ANCRAGE

Fascinant cette volonté de s’ancrer dans un lieu, d’arrêter la dérive dans le temps et l’espace. Tout prend figure de symbole. Les gestes du boulanger qui tranche le pain et se blesse, le forgeron qui contribue au réchauffement de la planète et n’arrive plus à éteindre le feu de sa forge. La langue qui glisse dans une autre, fait oublier l’envahisseur pour retourner à celle des nomades qui hantaient le désert d’avant. Les leçons des pleureuses aussi qui finissent aveugles parce qu’elles ont vu trop de morts et vécu tous les chagrins.
Je m’accroche à pleins de petits éléments pour ne pas sombrer, pour échapper au glissement qui nous fait aller du nomadisme au sédentarisme avant de retrouver l’errance. Cette fable nous pousse dans l’histoire contemporaine où des populations vont d’un pays à l’autre, se débattent avec plusieurs langues pour communiquer. Peut-être que la ville maintenant n’est qu’une utopie où toutes les langues se mélangent, s’interpellent et se bousculent. L’histoire aussi de conquêtes et de libérations, de déclins d’empires et de résurgence d’identités en dormance.

ÉCRITURE

J’aime cette forme d’oralité qui permet les répétitions et les bifurcations, cette forme de prière qui hante. Le réel glisse dans l’imaginaire ou le fantastique et le contraire aussi. Que dire de cette scène surréaliste où l’on décide d’exécuter le frère inexistant de Shéhérazade. Un simulacre de pendaison dans la grande ville. Dans le désert, un nomade, sous la tente, meurt. C’est lui que l’on tue. La ville assassine le nomade.

Alors, on avait pendu le grand frère. Dans une rue, on avait improvisé une potence. On était parti chercher les poutres de la vieille église, et puis le charpentier avait cloué tout ça. C’était grand, et peut-être même beau, presque, dans l’étrange douceur du vieux bois. Devant la potence, Jean le père mordait ses lèvres jusqu’au sang, et regardait la cicatrice, sur son doigt, qui datait de 15h20, un an plus tôt. Dans une rue, on ne savait pas quelle porte était celle de la ville, et puis, ils ne voulaient pas les mettre là, les pendus imaginaires. Même si aucun visiteur, jamais, ne traversait. Aucun depuis le facteur, nomade. (p.49)

J’aime ces univers où les choses vibrent, où les villes sont rebelles et toujours en mouvance, où le froid du Nord affronte le feu du Sud.
Un récit dense qui bouscule, fascine, hypnotise et enchante. Tout cela grâce à cette écriture qui ne cesse de vous bousculer et de vous surprendre. Katia Belkhodja est une enjôleuse à la manière des conteuses qui vous plongent dans un monde de rêves et de fantasmes tout en s’appuyant sur l’histoire des pays du Maghreb qui ont connu le nomadisme, l’occupation de l’Occident avant de retrouver leurs racines pour le meilleur et le pire.
La vie, l’amour, la mort, les rencontres qui changent le devenir des peuples et le présent. J’avoue qu’il me faudrait peut-être une troisième lecture pour savourer ce petit bijou juteux comme une grenade, doux et amer comme une orange. C’est vrai que Sherry ou Shéhérazade vous hypnotise, ou mieux encore, impose les mots qui vous définissent et font ce que vous pensez être. Et peut-être, qu’importe les actions et les gestes des humains, c’est toujours la terre, le lieu physique qui s’impose et façonne les vivants.


La marchande de sable de Katia Belkhodja est paru chez XYZ Éditeur, 78 pages, 18,95 $.

vendredi 17 avril 2015

MARIE CLARK NOUS CONVIE DANS SON INTIMITÉ


J’AI LU AVEC GRAND BONHEUR le carnet de Marie Clark. Surtout que j’ai l’impression d’avoir vu naître ce texte au Camp littéraire Félix, il y a quelques années, lors du premier atelier dirigé par Robert Lalonde sur le carnet d’écrivain. Nous étions six. Marie Clark, Marité Villeneuve, Francine Chicoine, Danielle Dubé, Monique Brillon et moi. Sous le regard de la toujours attentive Danyelle Morin, bien sûr. Un arrêt de quelques jours pour discuter, écrire, se gaver de mots et découvrir les chemins qui mènent peut-être à l’écriture. C’est lors de ce séjour que j’ai amorcé mon carnet L’enfant qui ne voulait plus dormir. Ce genre littéraire convient parfaitement à Marie Clark qui aime les promenades en solitaire, les randonnées en forêt où dans la montagne qu’elle surveille de la fenêtre de sa maison. Enfin, j’ai pu découvrir Petites leçons d’orientation apprises dans le désordre dans sa totalité. Une lecture captivante.

Les écrits intimes m’ont toujours passionné. Ce fut la première forme d’écriture que j’ai fréquentée au milieu de mon adolescence, dans mon village où écrire était un péché que le curé Gaudiose aurait dénoncé en chaire s’il avait su. Inutile de dire que je ne n’ai rien avoué dans le confessionnal. Je vis en état de péché d’écriture depuis cette époque lointaine.
Je ne sais si le public est friand de ces textes qui montrent les chemins de l'écrit, retournent l’être et qui ne savent que dire les hésitations, les hantises de celui ou celle qui cherche à devenir souffleur de mots. Les lecteurs ne s’arrachent pas les titres de la très belle collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles et c’est dommage. Tous ceux et celles qui rêvent de voir leur nom sur la page couverture d’un livre devraient fréquenter ces écrivains qui jonglent avec des questions et des incertitudes qui hantent le manieur de mots. Parce que celui qui sait n’écrit pas. Il y a bien les travailleurs de la phrase qui ne cessent de varier une action sur un même thème sans trop se préoccuper de l’embarcation dans laquelle ils s’installent. Parce que la littérature, on ne le dit jamais assez, ne repose par sur une histoire ou quelques personnages. À peu près tout le monde peut inventer une intrigue avec un commencement, un drame et une fin. La littérature passe par une manière, un style qui révèle l’auteur, un rythme, une musique interne, une façon de dire, de voir et de se faufiler dans le quotidien. On identifie un écrivain comme on reconnaît la musique de Wolfgang Amadeus Mozart ou de Jean-Sébastien Bach. Marcel Proust a une manière inimitable, Robert Lalonde ou Gunther Grass, qui vient d’avoir la mauvaise idée de mourir, ont une écriture singulière.

MARCHEUSE

Marie Clark aime partir dans les champs, oublier les sentiers balisés, marcher au hasard, découvrir des coins perdus, surveiller les arbres, les oiseaux, tout ce qui vit et se manifeste quand on prend le temps de respirer et de voir. Elle ramène toujours quelque chose, une fleur, une feuille, souvent un haïku, un genre littéraire de plus en plus fréquenté au Québec. Je salue Carol Lebel, André Duhaime et Jeanne Painchaud. Francine Chicoine qui a pris la relève avec Louise Saint-Pierre pour créer le Camp littéraire de Baie-Comeau qui se consacre uniquement à ce genre littéraire. Une véritable école.

Ce sont des traces. Miennes. Un peu partout. Au hasard. Dans la neige de la cour, dans celle de l’écran. Suspendues sur la corde à linge ou à lignes. Toutes marques ténues que la bourrasque, la mémoire de mon ordinateur, efface. Mes efforts d’empreintes luttent. Contre le temps. À tous les temps. Perdent le plus souvent. Heureusement, je grave la petite attention du haïku. Ma manière à moi d’inscrire le présent. Durablement. Comme une grâce perpétue l’éphémère. (p.13)

Une manière de voir, d’être, d’emprisonner un moment dans une bulle qui ressemble à une goutte d’eau. C’est, je dirais, ce qui lui permet de fixer des moments de sa journée et de sa vie. Je comparerais cela à des poinçons que l’on enfonce dans le roc pour escalader une montagne. Des haïkus qui sonnent comme des coups de gong qui font vibrer le paysage.

des tournesols poussent
partout dans le potager
la touche du tamia (p.61)

Il y a aussi ces questionnements qui ne cessent de tourner autour d’elle comme ces oiseaux qu’elle nourrit et qui lui disent de vivre, d’être là encore et encore. Respirer, écrire, explorer, devenir la cartographe de son être, chercher les coutures de son corps et de sa pensée, oser affronter ses hantises, sa conscience de la catastrophe qui guette l’humanité avec l’exploitation inconsidérée des ressources.

Nous ne pouvons pas vivre comme nous le faisons. Pourtant, nous le faisons. Chaque jour de défi à notre planète nous rapproche de la catastrophe. Ce petit bout de terrain que j’ai emprunté à une banque. Mon îlot de terre franche au milieu du délire. Sur lui, je me dresse contre le vent. Cultive. Fais fructifier. Il n’y a rien à opposer au désespoir. Que la beauté. (p.69)

La plupart des gens préfèrent fermer les yeux et foncer sur les autoroutes, risquant l’hécatombe à chaque courbe. L’écrivaine ne peut se résoudre à cette inconscience. Elle se tient en marge, au cœur du monde, là où il est possible d’habiter le silence, de s’extasier devant les battements d’ailes d’une sittelle ou les facéties des colibris. Ou encore prendre le temps de se pencher sur un potager, biner, sarcler, participer à la générosité de la terre qui offre tant quand on fait un effort. La méditation par le jardinage.

EXCURSION


Marie Clark plante ses bâtons de marche dans le sol, scande des vers de Michel Pleau ou de Denise Desautels, revient sur des extraits qui se faufilent dans sa mémoire comme ces éclairs qui déchirent le ciel les jours d’orage. Écrire, se surveiller, se mettre en état de réceptivité ; marcher, recommencer, remettre ses pieds dans ses empreintes, toujours, trouver une joie immense en prenant un nouveau-né dans ses bras pour bercer l’avenir.

J’écris parce que je suis si peu douée pour la ferveur de l’instant. Pour rattraper mes pertes, mes manquements, mes distractions, mes absences. Pour tenter de les contenir, les consigner quelque part. J’écris pour nous, atteints que nous sommes tous au cœur, pour combler nos déficits à l’égard du sublime. J’écris sur les herbes couchées de nos sentiers, sur les traces de notre passage. Mes haïkus continuent de résonner bien après que je me suis tue. (p.115)

J’ai laissé des traces partout avec mon marqueur jaune comme je le fais toujours. Le carnet est devenu plein de paragraphes éclatants qui me parlent, m’accompagnent et me font sourire. Parce qu’on revient à ce carnet, il ne nous abandonne pas facilement. C’est une sorte de livre d’heures.
Une belle façon de retarder la bousculade du temps quand le soleil fait fondre un glaçon au bord du toit ou place une mésange devant vous qui ose demander : qui es-tu, que fais-tu ? Une façon de suivre l’écrivaine dans sa vie de tous les jours, ses tourments et ses questionnements, ses peurs et ses petits moments de joie. C’est ce que procure le métier fou et fascinant de l’écriture.
Un texte senti, émouvant et vibrant.
J’ai eu souvent l’impression d’être si près de Marie Clark que j’entendais sa respiration, le mouvement de son stylo sur le papier quand elle décide d’écrire avec son corps.
Un moment d’arrêt, de tendresse et aussi le bonheur de partager. Comme si l’écrivaine nous invitait à faire le tour de sa vie et nous laissait entrer dans l’intimité de ses effarouchements. Le carnet ne pardonne pas : il dévoile l’être, ce que personne ne peut voir à l’œil nu.


Petites leçons d’orientation apprises dans le désordre de Marie Clark a été publié chez Lévesque Éditeur, collection carnets d’écrivains dirigée par Robert Lalonde, 124 pages, 15,00 $.
http://www.levesqueediteur.com/petites_lecons_d_orientation_apprises_dans_le_desordre.php