MICHEL DUFOUR s’attarde dans Cette part d’obscurité, un court recueil de douze nouvelles, à des sujets
que nous ne retrouvons pas souvent dans notre littérature. Les gens âgés, ceux
et celles qui sont dans leurs derniers jours, survivent dans un foyer ou
une maison d’accueil, quand ce n’est pas à l’hôpital, un CHSLD comme on dit
pour masquer la terrible réalité du corps qui s’écroule. Des femmes et des
hommes qui vivent des problèmes de santé et approchent de la fin. Ils ont perdu
toute autonomie et leur tête les abandonne un peu plus chaque jour. Voilà un
sujet qui ne fait pas courir les foules et qui fait les manchettes dans les
médias pour les raisons que vous savez. Immanquablement, il y est
question de la fréquence des bains, de la nourriture, des gestes d’un
préposé, mais jamais du mur qu’est le bout de la vie.
Le ton de Michel Dufour m’a étonné, l’impression de m’avancer
dans un conte ou une fable, de basculer dans un univers où tout est noir et
blanc. Comme si la couleur disparaissait pour ne laisser que des blocs qui
s’opposent et grossissent la réalité. Dureté, méchanceté même, comme dans les vraies
histoires et c’est terriblement efficace. Oui, les gens âgés, mais aussi les enfants. Peut-être qu’il y a une parenté entre ces individus
qui secouent les deux piliers de l’existence. Les bébés effarouchés dans un
milieu imprécis, un peu flou et les autres qui perdent contact avec leur
environnement, surtout ceux frappés par la maladie d’Alzheimer. Tous devant la
cruauté du monde et des humains, testant si l’on veut la capacité de notre
société à s’occuper de nos proches, sollicitant notre empathie et notre résilience.
Je crains ma mère pour mourir. Du jour au lendemain, elle s’est
mise à doubler de taille et de volume. Sa peau est épaisse comme celle d’un
pachyderme. Elle profite de son nouveau gabarit et de sa voix tonitruante pour
me lancer un avertissement. « Une coche mal taillée et je te transforme en
filet mignon, fiston. » Je pense à mon père disparu mystérieusement durant mon
enfance. (p.25)
Comme dans les contes (je me répète), il faut se méfier des
mots et les prendre pour ce qu’ils sont. Le sens premier, le plus cruel,
l’absolu sans évasion dans la métaphore. Nous ne sommes plus dans l’allégorie
et Michel Dufour plonge dans une réalité terrible.
ENFANCE
Étrange univers que celui de Paco qui se retrouve nonagénaire à
l’âge où l’on se prépare normalement à tester ses habits de l’adolescence. Une
maladie particulière, un enfant qui saute les étapes à une vitesse foudroyante.
Il croise Annabella, une fillette atteinte de sénescence prématurée. L’histoire
de Roméo et Juliette à un moment où l’on est trop jeune ou trop vieux pour
l’amour, la passion et les rêves. Mais y a-t-il une date de péremption pour les
mouvements du cœur et les émois du corps ?
Au crépuscule, l’un des papillons dit à l’autre qu’après toutes
ces années à vivre côte à côte sans vraiment se connaître, ils devaient se
séparer. Le papillon résista, pleura, tenta de l’empêcher de partir, mais deux
grandes ailes noires se détachèrent de la joue et prirent leur envol, laissant
sa marque sanglante sur le visage d’Annabella, une empreinte mortelle. Au même
moment, Paco posa ses lèvres sur les siennes. Tendrement, il recueillit son
dernier soupir et, pris de vertige, mit un point final à l’histoire. (p.13)
Un peu cliché sans doute (l’auteur se fait plaisir), mais j’aime
ça. Je préfère de beaucoup cependant le Michel Dufour qui suit un homme qui
hante les couloirs d’un hôpital, ne reconnaît plus personne, ne sait plus qui
il est et où il se trouve. Un vieux malcommode comme nous avons tendance à
expliquer. Plutôt un individu qui a perdu toute dignité et qui cherche désespérément
une certaine liberté, pense comme par instinct à une réalité différente. Un réflexe
pour retrouver les jours où il s’affirmait et agissait à sa guise.
Il a certes un nom, mais il ne le dit jamais quand on le lui
demande. Les autres s’en chargent à sa place. Sa mémoire est un édifice
vétuste, brinquebalant. Tous les jours un peu plus, des morceaux s’en
détachent. Une petite vieille malingre vient parfois lui rendre visite. Elle
lui parle de choses et d’autres. Il l’écoute mais ignore qui c’est. Le monde
autour de lui porte désormais les traits d’indésirables inconnus.
Inéluctablement, l’histoire de sa vie se rétrécit. (p.43)
Un texte terrible, sans pitié un moment où le corps
et la tête ne s’accordent plus et que l’on devient un errant dans sa pensée.
VISITE
Comme tout le monde j’ai fréquenté l’un de ces foyers pour
personnes âgées, connu l’étrange sensation de malaise quand vous entrez dans
ces établissements, que tous les regards se tournent vers vous et demandent qui
vous êtes. Tous veulent un peu d’attention et être celui qui reçoit le
visiteur. Tous souhaitent avoir la chance de raconter des morceaux de sa vie, de
rire et, dans un moment de distraction, tenir les mains de celui qui les écoute.
Tous en attente d’un bonjour et d’un sourire. Ma mère a vécu des années dans
une chambre où l’on voyait, par sa fenêtre, la galerie du presbytère de La Doré et le mur de
l’église comme tout horizon. Des années dans une cellule d’où
elle ne sortait guère, par choix, par peur, par méfiance des autres aussi. Ses
jours rapetissaient peu à peu et comme elle n’avait jamais été très sociable, sa
situation ne s’est jamais arrangée. La solitude l’a étouffée comme un vêtement qui
rétrécit au lavage.
AVENIR
Des histoires difficiles parce que c’est
probablement l’avenir qui m’attend. Malgré mes illusions, mes rêves et mes
fantasmes, je risque avec vous de me retrouver dans l’un de ces établissements,
dans une chambre où la vie se recroqueville. Tout seul, un peu confus, perdu au
milieu des mots que j’ai traqués pendant toute mon existence. Totalement
dépendant de gens qui décident quand vous mangez, devez dormir ou avez besoin
d’un bain ou d’une douche. Condamnés par son vécu et son corps, une mémoire qui
s’égare souvent dans les méandres du passé. L’âge d’or n’a rien à voir avec les
vacances dans un grand hôtel que certaines publicités aiment nous faire croire.
On ne nous a pas encore déplacés au sous-sol. Tant mieux. C’est un
espace sombre et humide, sans pitié pour nos tristes rhumatismes. Et ça pue la
morgue. Notre petit manoir ressemble à un cimetière sous la lune, peuplé de
morts en sursis. La DPV aurait dû s’en apercevoir. (p.73)
Ces années marquent certainement la fin des mystifications et des
mascarades. Il faut s’attarder dans ces établissements, auprès des
bénéficiaires, des patients ou autres noms que l’on ne cesse d’inventer pour masquer
le drame de la vieillesse. J’ai mal chaque fois devant ces femmes et ces hommes
résignés, muets, révoltés, souvent désespérés parce qu’ils sont étonnés de se réveiller
le matin. C’est peut-être pourquoi ils vous fixent si étrangement quand vous
entrez dans la salle où ils se regroupent pour combattre la solitude en jouant
aux cartes, qu’ils vous scrutent des pieds à la tête pour vérifier si vous
n’êtes pas la mort qui vient leur proposer un tour de corbillard. Ils le
savent, c’est la seule façon de franchir la grande porte, de se payer une
dernière promenade.
Michel Dufour est sans pitié et sans pardon, juste, tout près d’une
vérité qu’il décrit sans complaisance. La littérature doit servir à ça. Des
textes qui vous poussent vers une réalité que l’on a du mal à voir. Et si vous
avez une jeunesse extravagante dans vos bagages, rassurez-vous, le temps file,
fait des bonds et finit toujours par vous rejoindre pour vous plaquer au sol. Il
faut lire ces nouvelles. Ça secoue les illusions, rapproche du concret, de la
vie quoi.
CETTE PART D’OBSCURITÉ de MICHEL DUFOUR est publié aux ÉDITIONS
SÉMAPHORE, 2019, 88 pages, 14,95 $.
https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/cette-part-dobscurite/