IL ÉTAIT TEMPS QUE JE DÉCOUVRE MARC SÉGUIN, un écrivain qui a publié cinq ouvrages depuis 2009. Je connaissais son nom, bien sûr, mais gardais une certaine distance. Je réagis toujours ainsi avec les auteurs qui font les manchettes. Je sais, c’est un réflexe un peu étrange, mais c’est comme ça. Je résiste parce que j’ai peur d’être déçu. Avec Jenny Sauro, son dernier titre, je rencontre un écrivain, un vrai et je me promets d’aller fureter dans ses autres publications, pour me faire une idée de l’univers qui habite cet homme à la fois peintre et cinéaste. Comme quoi on peut tout faire et bien le faire. C’est rassurant. Il s’occupe même de la page couverture de ses livres, du moins pour cet ouvrage, réalisant un tableau, huile et fusain sur toile, d’une femme vue de dos, Jenny dans toute sa splendeur et son élan de vie.
Jenny Sauro, mère d’un enfant de six ans, s’enfonce dans les eaux du lac des Onze Milles, tout juste devant sa maison en sauvant son fils. Les glaces se sont brisées sous son poids et le jeune garçon est rescapé de justesse. On peut dire que le roman commence mal parce que le personnage principal disparaît dès les premières lignes. L’incipit va droit au but, comme une flèche qui atteint la cible : « Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre. » Tout est dit, mais il y a les pages qui suivent.
En apprivoisant le livre, quelque chose a retenu mon attention. Le roman est dédicacé à Jenny S. Est-ce l’héroïne de cette fiction ou une vraie vivante ? Peut-on s’adresser ainsi à un personnage ? Autant de questions qui demeureront sans réponses. Ça reste un gros point d’interrogation pour moi qui examine la page couverture, les citations, les références avant de me lancer dans l’histoire. Cette question m’a intrigué et peut-être que ce n’est pas plus important que ça. Je me méfie un peu des facéties des écrivains qui aiment parfois multiplier les fausses pistes ou qui n’osent pas ouvrir la porte quand c’est le temps de tout nous raconter. Certains sont comme les pêcheurs à la ligne et savent nous appâter. Ce qui compte, c’est de mordre dans le texte.
NOYADE
Policiers et plongeurs arrivent et toute la population de North Nation retient son souffle. On cherche le corps. Le drame frappe de plein fouet tous les citoyens. Jenny était aimée de tous, d’autant plus que c’était la plus belle femme du coin et qu’elle attirait les regards de tous les hommes.
Jenny Sauro était serveuse au restaurant du village depuis qu’elle était revenue vivre à North presque sept ans auparavant. Elle travaillait six jours sur sept. Son quart commençait à 5 heures le matin, mais elle arrivait à 4 heures 30 afin d’allumer la cafetière et la plaque chauffante pour les œufs. Chez Marie, ça s’appelait. La patronne était une amie d’enfance d’Émile Sauro. (p.13)
Ça m’a fait un pincement au cœur. Il y a un an presque, des touristes français s’enfonçaient sous les glaces du lac Saint-Jean, à l’embouchure de la Grande Décharge, lors d’une excursion en motoneiges. Tout juste devant notre maison. Pendant des jours, nous avons attendu, surveillant les va-et-vient des policiers et des plongeurs, le passage des hélicoptères et même l’écrasement de l’un des appareils sur l’île Beemer, tout près. Un drame, une chose impossible, incroyable qui a paralysé tout le secteur et attiré bien des curieux. Les recherches ont duré pendant des semaines et le point culminant est arrivé quand les secouristes ont sorti les motoneiges de l’eau. Je n’avais jamais rien vu de tel. Des motoneiges volantes, accrochées à un hélicoptère qui approchaient lentement.
Et nous avons encore tourné en rond en espérant que le dernier corps qui dérivait quelque part dans la Grande Décharge serait repêché pour passer à autre chose. L’impression surtout d’être totalement impuissant devant un tel drame.
Les plongeurs ne retrouvent pas Jenny qui a été emportée par les courants et aspirée par une fosse. Il faudra attendre au printemps, quand les noyés remontent à la surface.
Son fils Arthur et son père Émile doivent se faire une raison. Jenny est morte et ils doivent apprendre à vivre sans elle, à faire leur deuil. La vie continue toujours même en claudiquant, même quand elle va tout croche.
Il avait écouté, sans poser de questions. Puis il avait insisté, peu importe si on trouvait son corps ou pas, pour qu’il y ait une cérémonie commémorative avant qu’on oublie sa fille. Émile, depuis le départ de Mireille, savait qu’on finit par oublier les morts. Pas complètement, mais plus le temps passe et plus les morts s’éloignent de la mémoire des vivants. Tous les gestes qu’on a partagés avec eux et que l’on fait dorénavant seul induisent cette distance. L’église serait pleine à craquer ce 19 avril. (p.69)
Il faut une occasion, une rencontre pour faire ses adieux à Jenny. Un dernier signe, une parole, une phrase, une larme pour enfin penser à autre chose, pour se délester du poids de cette disparition. Arthur et Émile ont besoin de ce rituel pour se concentrer sur le moment présent, se retrouver peu à peu à l’aise dans leur quotidien.
Le roman pourrait être l’histoire d’un deuil, d’un chapelet de souvenirs et ce serait parfait. Jenny avait 36 ans et commençait à prendre le dessus sur sa vie, c’est du moins ce que je découvre en suivant les grandes spirales que trace l’écrivain pour nous rapprocher de cette femme, du village, de son enfance, de la réserve indienne, de ses passions éphémères, son don pour le hockey et son exil à Montréal pour des études. Marc Séguin possède cet art subtil de pouvoir décrire simplement les choses, de sentir les gestes et les émotions des gens, de les présenter avec une précision chirurgicale, comme s’il tenait un pinceau étroit et qu’il y allait de petites touches rapides. C’est fascinant cette manière de montrer la nature qui se moule doucement aux changements des saisons et aux occupations des humains.
MIRACLE
Je ne m’attendais pas à un coup de théâtre parce que dans les deux tiers de son roman, Séguin se colle à la nature, aux gestes quotidiens des hommes et des femmes qui tentent d’oublier et de respirer après ce terrible drame. Jenny est retrouvée à la fonte des glaces. Elle est vivante. Les plus grands spécialistes ne peuvent expliquer ce phénomène. Les gens ne savent plus comment réagir devant la miraculée qui attire tous les curieux et les médias. Elle a connu la mort et tous voudraient bien lui poser certaines questions, pour se rassurer peut-être sur ce moment inévitable que l’on repousse le plus loin possible, du moins dans nos têtes.
Pour North, c’était différent ; on devait réapprendre à vivre avec une femme à qui on avait fait des déclarations parce qu’elle était morte. Avait dès lors commencé le lent et difficile apprivoisement de ces aveux à sens unique ; ceux qui ne se disent qu’une seule fois, et qui ne sont jamais entendus par l’intéressé. Et qui devaient être assumés. Saurait-on maintenant l’aimer tel qu’on l’avait prétendu ? (p.254)
Un roman qui m’a fait réfléchir à la vie, la mort, le deuil, les sentiments que l’on a envers ses proches et que l’on garde la plupart du temps pour soi, les regards qui parlent ou qui dissimulent nos désirs, tout ce que l’on retient bien au chaud au plus profond de soi.
Un texte fascinant, tout près des jours et des saisons. La présence du soleil, la glace qui craque, une pousse verte qui sort d’une plate-bande avec les premières chaleurs du printemps, le passage des oiseaux migrateurs, le travail dans le potager, les légumes que l’on ramasse et goûte en fermant les yeux. Séguin nous imprègne des saisons, de ces moments où j’ai souvent l’impression que tout s’arrête et que je dois juste être là pour respirer et être dans toutes les dimensions de mon corps. Marc Séguin touche son lecteur dans les frémissements du jour sans jamais l’égarer. Il possède certainement le don de regarder autour de lui, de profiter de la nature avec les siens, d’être particulièrement attentif aux changements qui marquent toutes les existences qui ne vont jamais en ligne droite.
Un texte magnifique qui m’a souvent fait m’attarder à une description, un moment entre deux gestes pour prendre une grande respiration et me dire que j’étais bien vivant, tout là dans mon corps. C’est ça la magie de cet écrivain, son art de raconter et d’aborder les questions importantes sans pour autant formuler toutes les réponses. J’ai oublié rapidement la résurrection de Jenny pour goûter la vie en m’abandonnant au temps, à ce texte précis qui nous berce comme une « petite musique de nuit ». Un vrai bonheur que de suivre Marc Séguin dans ce récit qui se moque un peu des balises familières.
SÉGUIN MARC, Jenny Sauro, ÉDITIONS LEMÉAC, 282 pages, 28,95 $.