ON AIME QU’IL FASSE chaud, que l'humidité colle à
notre peau. On fait fi des râleurs et râleuses qui n'ont qu'une hâte, que la
neige recouvre maisons, trottoirs, plantes et pelouses. Pour nous, la vie se
peint en vert et non en blanc. On n'y peut rien, de nos gènes coule un soleil
ardent signifié par le désert aux dunes mouvantes, aux pierres assoiffées, aux
puits vivifiants cachés dans la verdure paisible d'une oasis. On commente le
récit de Yvon Paré, L'enfant qui ne voulait plus dormir.
La période estivale permet de
déroger à certaines règles le moindrement élémentaires quand il s'agit du choix
d'un livre, qui fera notre délice en nous délectant de la chaleur. On revient
loin en arrière dans la pile qui encombre l'une de nos bibliothèques. On est
étonnée de tirer de l'oubli un ouvrage qu'on aurait dû lire des mois
auparavant. Que s'est-il passé pour l'avoir relégué dans le lot des fictions
qu'on finira par donner ? La question s'est posée quand notre index a incliné
vers nous le récit de Yvon Paré, tout de blanc vêtu, offert par un ami écrivain
aujourd'hui décédé. Émue, on a feuilleté les pages dans le désordre, nous
interrogeant sur ce carnet littéraire, comme si l'écrivain allait nous
répondre. Ce qu'il a fait, affirmant que le genre est une sorte de repos de
l'écriture de la fiction. Sa réponse nous ayant satisfaite et titillé notre
curiosité, on a nourri notre lecture de la poésie d'un homme qui vit dans
l'entité d'une région réputée du Québec. Le Saguenay. Accompagné de ses deux
chattes, chaque matin est un miracle qu'il décrit avec une sobriété épistolaire
remarquable, laissant de côté des événements journaliers, pas toujours
agréables, qu'ils soient publics ou d'ordre privé. Et que de métaphores
emplissent la narration ! Les loups ont la part belle dans ce déballage de
sentiments intenses, d'une sensibilité rarement rassasiée, comme si écrire
s'avérait le suprême antidote à l'angoisse d'un passé partagé, quelquefois
égaré, entre famille et amis.
FAMILLE
Une mère et un père aimants, silencieux,
des frères éparpillés sur le territoire inexploré d'un avenir incertain.
Anecdotes familiales abordées sur un air de regret qu'absorbe la musique de
Bach, la présence d'oiseaux racoleurs, les jardinières de fleurs égayant les alentours
de la maison. « Il y a tellement d'oiseaux dans l'haleine du jour, de parfums,
d'odeurs fortes. » Toujours, le dernier mot obligeant revient au
témoin-écrivain, avant de passer à autre chose. Cette autre chose nous ramenant
à Ulysse, le roman que plus tard, on savourera avec émerveillement, son
auteur décryptant avec ferveur la nature de son coin de pays, là où la
silhouette d'un cargo au large se profile, là où volatiles et enfants
s'ébattent. Pendant que le narrateur et sa compagne, Danielle, parcourent à
vélo des paysages grandioses où tous deux s'arrêtent pour mieux s'en imprégner,
à Montréal les étudiants et Québécois battent le pavé pour justifier le droit
de s'instruire gratuitement. Manifestations qui prendront de l'ampleur, ancrées
sous le signe de battements intempestifs de cœurs sincères et ceux des
casseroles. Le récit possède un repère concret que l'écrivain, pragmatique,
dirigera courageusement jusqu'à la dernière page, un brin désenchanté du
résultat. Des propositions de politiques n'apportant que de piètres changements
socio-économiques. Inlassablement, l'histoire se répète, ressassement
inépuisable dans la tête d'hommes subjugués par le pouvoir.
SOUVENIRS
Mais là où demeure Yvon Paré, les
souvenirs affluent, la révélation de l'enfant qui, très tôt, décide qu'il
deviendra écrivain. L'enfant qui, pour ne pas dormir, mettait de la colle
blanche sur ses paupières, voulant garder les yeux ouverts sur le monde
nocturne extérieur. Les fabulations qu'il crée derrière la vitre obscure, se
transformant en bêtes partageant ses insomnies. Dieu, qu'il prie intensément,
ne répondra jamais à ses appels, l'enfant exacerbé par le silence divin
deviendra ainsi l'enfant qui ne voulait plus dormir. Loin des cauchemars
juvéniles, le présent donne vie chaleureuse à un homme soucieux d'admirer les
deux chattes complices, les arbres fruitiers, les pivoines, la tourterelle.
Agitation bienveillante partagée entre les rencontres avec des écrivains
régionaux, avec le petit-fils à qui il faut inventer des histoires à
répétition. La vie ordinaire, transcendée par un œil terriblement observateur,
par un poète qui, malgré d'amères déceptions livresques, ne cèdera jamais la
place à l'indifférence méprisante de ceux qui ont dénigré son œuvre. Incompris parce
qu'il se contente « d'être fidèle à la réalité, au vécu de [ sa ] famille,
puisant dans les secrets que personne ne veut entendre. » Comme les pivoines
échevelées qui nous attendrissent, le récit n'en devient que plus poignant,
l'auteur mentionnant ses propres lectures, au rythme du vent qui « étrille les
pins », des vagues qui « plantent leurs griffes dans le sable. »
Irréalité des
paysages quand se mobilisent les arbres, les oiseaux, les fleurs, décrits du
point de vue d'un homme qui sait dialoguer avec eux. Monde minéral, monde
aquatique, monde fluvial, auquel nous devons nous adapter, citadins peu
habitués que nous sommes à un tel épanchement irrationnel, vision illusionniste
qui adoucit les conflits bruyants estudiantins se déroulant à Montréal, au rythme
saccadé des voix fatiguées de toujours revendiquer pour obtenir justice et
droits civiques. L'écrivain rassure notre scepticisme en évoquant régulièrement
l'écriture d'Ulysse, chacun se déterminant dans son rôle, celui qui
prend la parole, qui détourne le regard d'une télévision insipide. Cela n'est
pas dit mais pour que le charme opère de jour et de nuit, nous devons pénétrer
à pas discrets dans les intentions de l'écrivain qui, avec Danielle, regarde «
les étoiles sur la terrasse, devant l'eau qui boit les dernières lumières.
Chant de la terre de Gustav Mahler. » Plus tard, l'échappatoire apaisante de
personnes aimées qui repartent vers la ville. L'écrivain doit faire face aux
derniers chapitres de son roman, le rêve l'emporte pour échapper à l'angoisse,
aux peurs, se questionnant sur son rapport incertain avec la vie, qu'a-t-il
perdu en soufflant sur ses mots ?
QUESTION
Le récit s'avère un gigantesque
point d'interrogation, comparable au destin étonnant de cet homme frappé par la
foudre de la poésie qui l'a habité dès la naissance. Échevelé aussi ce
questionnement sur soi-même à mesure que les années passent, que la présence
des siens s'amenuise, que l'enfance s'assoupit, que l'existence tendrement se
loge dans les dentelles de l'aube, dans la promesse du soleil derrière la dune.
Il attend les chattes, il ouvre une porte, le jour l'immobilise face au Grand
Lac sans fin ni commencement. Il faut tout reprendre, affirme Yvon Paré, alors
qu'il le fait constamment pour notre infime plaisir. Participer à l'aventure
grandiose d'Ulysse sur qui les loups veillent, accaparent avant sa finalité.
Toute vie n'est-elle pas ainsi ? Un vagabondage entre les lignes tracées par
une main mystérieusement guidée. Si tel l'écrivain, de la vie nous essayons
d'en améliorer les retailles, nos propres fauves ne peuvent échapper au chaud
d'une parcelle vitale avortée. Ce n'est pas pour rien, ni pour personne, que
Yvon Paré a mentionné ses préférences, ses opinions, ses déceptions, sa
tendresse, avec une franchise déconcertante, une humilité démodée, dressant des
passerelles que nous devons franchir pour mériter d'écouter les secrets d'un
monde qu'il susurre à notre oreille attentive. Souhaitant au fond de nous que
jamais ce monde ne soit accessible à qui envisagerait de le blesser ou de le
détruire. Ce serait mettre en lambeaux les rêves et cauchemars d'un enfant qui,
devenu adulte, en a rassemblé les sources évocatrices et nourricières. A
synthétisé l'importance d'une période nécessaire à la maturité d'un regard
exceptionnel jeté sur un enfant ébaubi face au miroir du monde qu'il a su
édifier, imitant en cela Alice, cherchant la sortie de son territoire habité
d'un lapin démonstratif, en retard ou en avance à tous les rendez-vous où
l'imaginaire s'alimente de nos expériences plus ou moins adaptées à nos
convenances. Récit captivant, sans moralité aucune, à lire lentement, sous le
couvert de se retrouver soi-même, d'éprouver nos peurs secrètes, de se dire
qu'un écrivain-poète tient notre main, comme il l'a fait au long d'un parcours
épineux, hors de sentiers conventionnels.
PARÉ YVON, L’ENFANT QUI NE VOULAIT PLUS DORMIR, une publication de LÉVESQUE
ÉDITEUR, 2014, 126 pages.
Cette
chronique est parue dans MA PAGE
LITTÉRAIRE, le blogue de Dominique Blondeau, le 19 août 2019.