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jeudi 30 mai 2019

LE SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN


MICHEL MARC BOUCHARD
LA LITTÉRATURE DU SAGUENAY ET DU LAC-SAINT-JEAN prend son envol au début des années 1980 avec des noms qui se démarquent dès leur toute première publication. 
Nicole Houde sonne la charge avec un récit percutant, tout près de son vécu, avec La Malentendue, et remporte le Prix des jeunes écrivains du Journal de Montréal en 1983. Une carrière remarquable est lancée. Danielle Dubé fait une entrée fracassante avec Les olives noires, prix Robert-Cliche en 1984. Elle signe un succès populaire qui entraîne le lecteur en Espagne pendant la crise d’Octobre de 1970. Elle indique la route à Jean-Alain Tremblay, lauréat en 1989, avec La nuit des Perséides, puis à André Girard en 1991 avec Deux semaines en septembre. Arlette Fortin suit avec C’est la faute au bonheur en 2001. Enfin Reine-Aimée Côté, avec Les bruits en 2004, confirme une main mise presque sur cette distinction qui signale une première publication au Québec.

Alain Gagnon présente Le gardien des glaces en 1984, une histoire fascinante qui nous pousse sur la surface gelée du lac Saint-Jean en hiver, dans un monde de blancheur, d'écriture, de rêves et de fantasmes.. Une intrigue forte, dense, singulière qui joue entre le réel et le fantastique, convoque des personnages inquiétants, même un certain Louis Hémon. Un texte charnière dans le parcours de cet auteur prolifique qui sera ignoré totalement par la critique. Originaire de Saint-Félicien, il cherche sa voix depuis 1970 et explore la poésie, la nouvelle (l’un des premiers au Saguenay-Lac-Saint-Jean à se risquer dans le genre) et le roman. Dix ans plus tard, Sud (1995), déborde des frontières du Québec. Ses héros entraînent le lecteur dans les univers troubles de William Faulkner et Erskine Caldwell. Il retiendra l’attention des médias nationaux pour une fois. Thomas K, en 1997, démontre toutes les facettes de son talent dans une saga forestière où Thomas s’aventure au-delà du bien et du mal pour arriver à ses fins.
Élisabeth Vonarburg délaisse la chanson et fait paraître L’œil de la nuit en 1980. Elle se consacrera désormais à l’écriture et Chroniques du pays des mères, en 1991, la propulse sur la scène mondiale. Cette oeuvre originale et particulière (le langage est féminisé) sera traduite en plusieurs langues et madame Vonarburg devient une grande figure de la science-fiction. Là aussi, c’est le début d’une carrière exceptionnelle.
Du côté dramatique, Michel Marc Bouchard est un inconnu en 1980. Les feluettes sont jouées pour une première fois par le Théâtre Petit à Petit (Montréal) en 1987. Un succès immédiat. Ce travail unique se faufile dans l’inconscient des Québécois et surtout dévoile certains secrets des collèges classiques. Je me souviens d’une représentation à Roberval tout à fait remarquable avec Jean-Louis Millette.
Daniel Danis étonne en 1992 avec Cendres de cailloux. Lors de la première, à Jonquière, la salle était plongée dans le noir pendant tout le spectacle. Une expérience sensorielle difficile pour nombre de personnes. Plusieurs sortent ne pouvant tolérer cette aventure et ces voix qui vous encerclaient. Un an plus tard, Larry Tremblay se démarque avec The Dragonfly of Chicoutimi. Jean-Louis Millette y est criant de vérité et y jouera son ultime rôle. Jean-Rock Gaudreault écrit pour le théâtre à la fin des années 1990 et rafle de nombreux prix. Je pense surtout à Une maison face au nord (1993). Lui aussi impose un univers singulier et devient une présence incontournable dans plusieurs pays. La scène fascine les auteurs de la région et tous y excellent.

JEUNESSE

Plusieurs débutantes s’aventurent du côté des nouveaux lecteurs. Marjolaine Bouchard, avec Le cheval du Nord (1999), s’attarde à la légende d’Alexis le Trotteur. Un personnage fétiche pour cette écrivaine et elle y reviendra en en 2011 avec une biographie du héros mythique particulièrement touchante et sensible. Isabelle Larouche publie une première fois en 2003 et Sylvie Marcoux remporte le Prix Tamarac de la jeunesse en 2011.
Enfin, dans les années 2000, Hervé Bouchard s’impose sur la scène nationale avec Mailloux (2002) et Parents et amis sont invités à y assister (2006). Ces textes attirent toutes les louanges. Guy Lalancette brise le silence avec des œuvres bouleversantes. Les yeux du père en 2001 et Un amour empoulaillé en 2005 deviennent des incontournables pour plusieurs distinctions. La conscience d'Eliah ne cède pas sa place non plus. 
Samuel Archibald connaît un succès spontané avec Arvida (2011) et Geneviève Pettersen dans La déesse des mouches à feu (2014) étonne par son langage et la dureté du milieu chicoutimien qu’elle décrit. Un regard qui nous entraîne jusqu’au déluge qui frappera la région en 1996, signe peut-être pour l’écrivaine d’une société qui se défait de l’intérieur.

DES NOMS

Au fil du temps, des carrières remarquables se dessinent au Québec. Plusieurs oeuvres vivront un grand succès à l’étranger, particulièrement du côté de la scène. Larry Tremblay se montre un chef de file. Ses pièces sont traduites en une dizaine de langues et sont jouées un peu partout. Écrivain polyvalent, il fait sa marque autant dans le récit que le roman avec Le mangeur de bicyclette et Le Christ obèse. L’orangeraie connaît une popularité phénoménale et le court ouvrage sera adapté pour le théâtre et deviendra même un opéra. Michel Marc Bouchard s’impose au cinéma avec Les feluettes dès 1996 et L’histoire de l’oie en 1998. Ses textes  pour le théâtre sont joués partout et en fait l'un des dramaturges les plus joués dans le monde. Christine, la reine-garçon sera un succès au grand écran en 2014 tout comme sur la scène. Lui aussi s’est aventuré du côté de la tragédie lyrique avec son drame qui se situe à Roberval. Il reçoit l’Ordre national du Québec en 2012. Daniel Danis s’installe en France et est nommé Chevalier des arts et des lettres de la République française en 2000. Il est le seul écrivain du Saguenay-Lac-Saint-Jean à avoir remporté trois fois le prix du Gouverneur général du Canada.

ASSOCIATION

Cette production remarquable s’amorce avec quelques auteurs qui décident de fonder Sagamie/Québec, une coopérative d’édition en 1984. Le recueil Traces regroupe des nouvelles de figures connues : Gil Bluteau, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg, Danielle Dubé, Guy-Marc Fournier, prix Jean-Béraud en 1973 avec L’aube. J'y serai bien sûr. D’autres jeunes y font là leur premier pas et s’effaceront rapidement de la scène par la suite. La maison s’attarde au travail de Carol Lebel, au poète d’origine haïtienne Maurice Cadet. Elle réussira un bon coup avec Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Des dissensions mettent fin à un projet qui aura au moins profité à tous et fait naître certaines vocations, permis de comprendre la nécessité d’oeuvrer ensemble pour promouvoir la littérature et les artisans de la région.
L’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie prend le relais. L’APES rejoint tous ceux qui vivent au Saguenay-Lac-Saint-Jean et ceux qui ont migré un peu partout au Québec et même à l’étranger. Alain Gagnon en sera le premier président. Le regroupement publie le collectif Un lac, un fjord pendant une quinzaine d’années aux Éditions JCL. Plus de 200 textes courts y voient le jour. Trois numéros de XYZ, la revue de la nouvelle seront consacrés au Saguenay-Lac-Saint-Jean pendant ces années. Par ailleurs, l’APES multiplie les événements. Suzanne Jacob, Denise Desautels, Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins, Hélène Pedneault, Louise Dupré, John Saul et Nancy Huston participent à des lectures publiques avec des auteurs de la région lors de certaines manifestations qui deviennent des rendez-vous annuels. La gastronomie et le récit de voyage font bon ménage dans le Festival des mets et des mots pendant plus de cinq ans.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au début des années 1990, crée ses prix littéraires. Les premières lauréates sont Lise Tremblay avec L’hiver de pluie et Nicole Houde avec Lettres à cher Alain. De la même manière, le grand rassemblent de fin septembre permet de reconnaître le travail de certains écrivains connus et renommés comme le père Georges-Henri Lévesque, Gilbert Langevin, Paul-Marie Lapointe, Nicole Houde, Hélène Pedneault et Gérard Bouchard.

RAYONNEMENT

Au Québec et ailleurs, Larry Tremblay, Hervé Bouchard, Danielle Dubé, André Girard, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg et Nicole Houde mettent la main sur des récompenses prestigieuses. Marie-Christine Bernard s’offre le prix France-Québec en 2009 avec Mademoiselle Personne, un livre tout à fait remarquable. Le Gouverneur général est remporté par Nicole Houde avec Les Oiseaux de Saint-John Perse (1994) et à Lise Tremblay pour La danse juive (1999). Pierre Gobeil reçoit le Grand prix de la ville de Montréal avec Dessins et cartes du territoire en 1993. La région s’enorgueillit de trois Ringuet (honneur attribué par l’Académie des lettres du Québec) consécutifs. J’ouvre la marche avec mon roman Le voyage d’Ulysse (2014), Épisodies (2015) de Michaël Lachance suit. Tas d’roches (2016) de Gabriel Marcoux-Chabot complète la trilogie.
Comment caractériser la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean ? Est-ce possible ? Bien sûr, la géographie et l’espace jouent un rôle de premier plan. Le premier à faire ressentir l’aspect inquiétant du fjord du Saguenay est Gil Bluteau avec Meurent les alouettes en 1978. Un homme veut en finir avec la vie et descend le Saguenay en canot jusqu’à Tadoussac, où son aventure doit s’arrêter. Un climat présent chez André Girard, particulièrement dans Zone portuaire (1997), Lise Tremblay dans La pêche blanche (1994) et La sœur de Judith (2007), et Nicole Houde dans La Maison du remous (1986) et Je pense à toi (2008). Tout comme nous retrouverons cette malédiction dans le grand succès de Gérard Bouchard. Mistouk, une épopée jeannoise et saguenéenne qui connaîtra un très beau rayonnement au Québec et ralliera nombre d’amateurs de fresques historiques. L’enseignant universitaire s’y révèle un conteur remarquable.
Le lac Saint-Jean joue un rôle tout à fait autre dans l’imaginaire des écrivains. Il suffit de s’éloigner de la rive, d’aborder un refuge ou encore de s’installer au milieu de l’hiver comme dans Le gardien des glaces (1984) d’Alain Gagnon pour échapper aux vengeances humaines et à leurs mesquineries. Guy-Marc Fournier évoque cette présence rassurante dès 1973 dans Ma nuit.
Dans Les Feluettes, Vallier trouve le repos en disparaissant dans sa longue embarcation pour oublier toutes les intrigues, au large. Loin de tous, son âme s’apaise. Pierre Gobeil reprend le thème dans Tout un été dans une cabane à bateau (1988). Gérard Bouchard, dans Mistouk, permet à Méo de fuir les fureurs de ses ennemis en s’isolant sur un îlot du lac Saint-Jean. La violence se déclenche dès qu’il revient sur la terre ferme. Il se noie dans les rapides qui se dressent comme une frontière entre le bassin du lac Saint-Jean et la rivière Saguenay. Son grand corps de géant dérive (un crucifix sur le fjord) jusqu’à une anse tout près de Tadoussac où ses os blanchiront.
La nature et l’espace sont des présences qui bousculent les individus dans les œuvres fortes d’Alain Gagnon, de Gérard Bouchard, Michel Marc Bouchard et Guy Lalancette. Dans Le voyage d’Ulysse, le lac devient le centre de l’univers connu et imaginé. Mon personnage découvre la vie en longeant les rives du Grand Lac sans fin ni commencement pendant plus de vingt ans. Le clin d’œil à Homère est évident. Un roman d’initiation au monde magique, réel et une quête d’identité à travers les publications marquantes de certains écrivains. Je pense à Alain Gagnon, Louis Hémon, Michel Marc Bouchard, Gérard Bouchard et Guy Lalancette.

SCÈNE UNIQUE

Que serait le théâtre québécois sans Larry Tremblay, Michel Marc Bouchard, Daniel Danis et Jean-Rock Gaudreault ? Dany Boudreault s’impose comme comédien et auteur. Il écrit et joue dans Je suis Cobain (peu importe). Meilleur texte Cartes premières en 2010 et signe avec Maxime Carbonneau Descendance, une publication de L'Instant scène et sera récipiendaire du prix du Salon du Livre du Saguenay-Lac- Saint-Jean en 2014. Il propose également des recueils de poésie aux Herbes rouges.
De nouveaux romanciers se font remarquer dans l’effervescence annuelle. Marie-Christine Bernard, Richard Dallaire, Geneviève Pettersen, Samuel Archibald. Marie-Paule et Marité Villeneuve offrent des œuvres solides et singulières. Je pense encore à Hélène Lebeau et     Janik Tremblay, tout comme à Nicolas Tremblay et son travail si particulier. Marjolaine Bouchard et Hervé Gagnon mélangent l’histoire, l’action et le suspense. Le travail de Tony Tremblay, Kim Doré, Marie-Andrée Gill et Charles Sagalane retient encore l’attention du côté poétique.
Pendant des années, les Éditions JCL animeront le monde régional et après l’expérience de Sagamie-Québec, il faut mentionner l’arrivée de La Peuplade qui se démarque par son approche. À sa façon, elle réalise le rêve de la petite coopérative en s’imposant sur la scène internationale, particulièrement du côté des pays nordiques. Mylène Bouchard et Simon-Philippe Turcot révèlent des figures du Québec et d’ailleurs. Marie-Andrée Gill, entre autres, apporte une couleur autochtone à une littérature qui ne cesse de se ramifier.
Le Saguenay-Lac-Saint-Jean offre des œuvres étonnantes, se distinguant par des thèmes particuliers et uniques. La région bouscule les créateurs du Québec et leur ouvre souvent de nouvelles voies. Un univers en soi. Une production assez riche et singulière pour devenir l’objet d’études à l’Université du Québec à Chicoutimi et dans les quatre cégeps de la région. Cette étape s’avère importante et impossible à ignorer. Après avoir fait sa marque un peu partout dans le monde, il ne serait que normal que les étudiants de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean prennent conscience de ce trésor bien caché et souvent ignoré du grand public.



UNE VERSION DE CE TEXTE EST PARUE DANS NUIT BLANCHE, Numéro 150, printemps 2018.



mardi 19 mars 2019

L’EXPLORATION DE L’AUTRE CANADA

                                 Heather O’Neill


Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2019,
               numéro 173.

Enfant, j’adorais les inventions de mes oncles et des conteurs qui s’arrêtaient parfois à la maison pour nous surprendre dans notre quotidien. Tous avaient quelque chose à raconter et les forêts qui se déployaient dans les montagnes devenaient des espaces où l’aventure était possible. Dès que j’ai su lire, j’ai commencé à rêver de découvertes et de rencontres inoubliables. Mon Histoire du Canada était alors la principale source de mes jongleries avec les exploits des coureurs des bois qui buvaient dans les rivières de l’Amérique, dormaient sur le sol, voyageaient jour après jour pour voir derrière les collines ou encore le bout d’une plaine sans fin. Et il y avait les expéditions punitives des Canadiens (les premiers migrants venus de France à s’installer en terre du Canada) contre les Anglais avec l’aide de leurs amis indiens, des alliés indéfectibles qui effarouchaient tout le monde. Ils semaient la terreur dans les villages de la Nouvelle-Angleterre. De quoi secouer le jeune garçon qui se prenait pour un guerrier quand il enfonçait une plume de dindon dans ses cheveux déjà clairsemés et qui partait dans une mer de trèfle. La découverte alors se cachait dans les écores de la rivière aux Dorés et la petite forêt de trembles au bout des champs de mon père.

Après la Conquête de 1760, l’aventure s’est recroquevillée, comme si quelqu’un avait coupé le cordon qui nous reliait au continent américain, aux grandes plaines de l’Ouest et aux montagnes qui nous isolaient des plages du Pacifique. Il nous restait les Pays d’en haut, au nord de Montréal, pour patauger dans une paroisse semblable à celle où je suis né. Séraphin et Donalda n’avaient rien d’exotique. Alexis Labranche parlait parfois du Colorado, Bill Wabo nous rappelait les autochtones, ceux et celles qui vivaient à Mashteuiatsh, mais que nous ne fréquentions pas et que nous regardions avec curiosité quand ils traversaient le village pour aller bivouaquer dans le parc de Chibougamau. En fait, mon premier contact avec les Cris se fit beaucoup plus tard, lors d’un été où je travaillais en Abitibi. Il y avait un camp tout proche du chantier et les relations étaient tendues, violentes même. Les Blancs se comportaient en envahisseurs et ne respectaient rien. L’horreur. J’ai raconté ces histoires dans La mort d’Alexandre.
Et nos manuels scolaires ne signalaient jamais les aventures de ces francophones exilés aux États-Unis, de ces fous toujours en mouvement qui ont inventé le rêve américain que l’indomptable Serge Bouchard nous a fait connaître dans la plus belle des fiertés. Depuis, je suis un admirateur d’Émilie Fortin et de Nolasque Tremblay, ces découvreurs qui n’avaient peur de rien, ces chercheurs d’or, ces inventeurs de pays qui sont nés dans la même région que moi. Comme quoi l’histoire est au coeur d’un débat étrange au Québec. Il y a des aspects qu’on tait et qu’il ne faut pas raconter. Il semble que maintenant, on ne l’enseigne plus, ou presque pas ce passé.

HORIZON

J’étais en huitième année et lisais à peu près tout ce que je pouvais trouver dans la petite bibliothèque de l’école de monsieur Baillargeon. C’est comme ça que j’ai eu entre les mains Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers. Ce roman a secoué des frontières et m’a ouvert un horizon auquel je ne pensais pas. Un beau livre de la collection « Nénuphar » de Fides, l’édition de 1958. C’était comme si cette histoire me rebranchait avec ce qui m’avait fasciné enfant et que je retrouvais dans les aventures d’Aigle noir à la télévision.
Toutes les vies devenaient possibles au-delà du grand lac Supérieur, dans les plaines sans fin ni commencement de la Saskatchewan et du Manitoba. Une lutte féroce s’y déroulait pour le monopole de la traite des fourrures. Les Pieds noirs, les Sioux, les Gros ventres me faisaient imaginer les plus folles expéditions. Nicolas Montour, le personnage principal de monsieur Desrosiers, est une charogne prête à vendre sa mère pour réussir, un homme sans foi ni loi qui prend tous les moyens pour faire fortune. Il semble que les choses n’ont pas tellement changé quand on s’attarde à l’actualité. Les aventuriers, les manipulateurs sont partout pour engranger les profits, même au détriment de la planète.
Je me souviens surtout des descriptions des cascades, des lacs sauvages, des plaines immenses et des rencontres avec des peuples étranges. Ce livre m’a fait rêver pendant des mois et j’ai tenté de m’avancer dans des histoires similaires, mais mes héros trébuchaient sur les premiers bouillons de la rivière Ashuapmushuan et rentraient après s’être butés aux rapides du Fer à cheval. Cinq pages et je restais là, muet, sans mots, le crayon paralysé, l’imagination en berne. J’ai eu longtemps la certitude que rien ne pouvait arriver entre les maisons de mon coin de pays et les forêts qui étouffaient un peu la paroisse. Comme s’il n’y avait pas de place pour l’écriture à La Doré, au bout du rang Saint-Eugène.

MADAME GABRIELLE

J’ai lu Gabrielle Roy peu après mon arrivée à Montréal. La petite poule d’eau et plus tard Ces enfants de ma vie. Bonheur d’occasion aussi, bien sûr. J’ai l’édition publiée chez Beauchemin en 1966. Ce fut une révélation. Je savais bien qu’il y avait de grands espaces là-bas, par delà les montagnes de l’Abitibi. Des familles, des voisins, des cousins étaient partis pour y fonder un autre pays. Ils revenaient parfois pour des vacances, un mot que mon père ne connaissait pas, et ils nous impressionnaient avec leurs expressions anglaises.
Ce fut Roch Carrier, avec La guerre yes sir en 1968, qui m’a fait me souvenir de la présence de ces Canadiens. La figure de l’anglophone surgissait dans Kamouraska d’Anne Hébert et même chez Philippe-Aubert de Gaspé que j’ai lu alors, mais j’avais tendance à hausser les épaules et à passer rapidement. Je pouvais croiser des juifs hassidiques dans ma rue d’Outremont et me demander d’où ils pouvaient venir, mais c’est une autre histoire. Il y avait tout un espace que je ne connaissais pas, toute une partie de l’Amérique qui demeurait mystérieuse et comme inaccessible, comme si en 1760, les vainqueurs avaient planté une grande affiche tout près de la rivière des Outaouais en y écrivant : terres interdites aux francophones.
Un personnage fantomatique rôdait dans mes livres et restait insaisissable, un passant, une rumeur, une sorte de présence peu réelle. Il était là, dans Menaud maître-draveur, ce rodeur qui hante les forêts et les montagnes qui ont happé Joson. Quand ai-je lu Félix-Antoine Savard pour la première fois ?

AUTRE CANADA

Un jour, je ne sais trop pourquoi, j’ai voulu lire les écrivains de l’autre Canada. Ma fascination pour tout ce qui est imprimé sans doute. Il faut dire que j’avais voyagé aux États-Unis avec Faulkner, Caldwell, Steinbeck, Hemingway, Miller et Kerouac, mais j’avais ignoré l’Ouest canadien, encore plus le Nord. Il était temps d’explorer le pays de Louis Riel et de Gabriel Dumont.
Celle qui titilla ma curiosité d’abord fut Margaret Atwood avec ses souvenirs d’enfance, des étés en Abitibi. C’était mon monde. Elle utilisait mes images pour raconter ses découvertes. Ce fut alors le début d’une nouvelle aventure de lecture. Je suis devenu un fidèle de madame Atwood. Des gens qui ne parlaient pas ma langue se débattaient dans une même réalité et décrivaient leur vie avec mes mots presque.
Et aussi Robertson Davies, puis Timothy Findley et Bill Gaston ce prosateur formidable. Je vous conseille son roman Sointula, cette tentative de changer la collectivité et de vivre autrement au Canada. Une commune où tout est à tous. Ça m’a fait penser à l’installation des premiers défricheurs du Lac-Saint-Jean, à Hébertville. Tout y était communautaire avec le curé Nicolas Tolentin Hébert qui dirigeait tout. On ne parlait pas de socialisme près du lac Kénogami, c’était un mot interdit. Et aussi les aventures de la coopération à La Doré. L’épicerie du « syndicat » comme on disait, un chantier forestier qui est à l’origine de la scierie qui emploie une grande partie du village et qui appartient maintenant à Résolu. Ce groupe de volontaires, ces travailleurs aux idées différentes et le dévouement inlassable de Louis-René Dallaire avaient fait en sorte de s’occuper nous-mêmes de la coupe du bois et de sa transformation.

Après, ce fut une nécessité de rendre visite à ces collègues inconnus. Lawrence Hill, Liza Moore, Margaret Laurence et combien d’autres. J’aime leur liberté, leur souffle et ils me donnent toujours l’impression d’être chez moi dans leur pays de mer ou de grandes plaines venteuses. Que dire des essais percutants de Thomas King ? L’Indien malcommode est à lire absolument. Plusieurs ouvrages de John Saul aussi, dont son oeuvre incontournable Les bâtards de Voltaire et De si bons Américains.

J’ai de la tendresse pour le roman de Richard Wagamese. Cheval indien nous plonge dans la vie d’un jeune Objiwe qui fait son chemin difficilement dans la société des Blancs en s’adonnant au hockey. Il se démarque par ses habiletés, mais a du mal à se défendre contre le racisme et l’exploitation sous toutes ses formes. J’ai n’ai pu que penser à Arthur Quoquochi, un Innu de Mashteuiatsh qui excellait dans tous les sports. Lui non plus n’a pu faire sa place dans ce monde particulièrement dur. Je l’ai affronté comme gardien de but et son lancer était foudroyant.

 

REGARD

 

Somme toute, mes excursions du côté des écrivains de l’autre langue du Canada ont toujours été intéressantes. J’y ai appris beaucoup de choses, notamment avec ces prosatrices formidables que sont Alice Munro et Kathleen Winter qui m’ont emporté dans une magie de bord de mer et le rêve du Grand Nord.

Je viens de succomber aux Chants du large d’Emma Hooper. Une histoire de dépossession et de pertes, d’exploitations aveugles, l’entêtement d’un jeune garçon qui tente de réparer des siècles de négligence. Un roman porté en français de façon admirable chez Alto. Et aussi son tout premier que l’on a traduit. Etta et Otto raconte l’expédition impossible d’une vieille femme qui veut voir l’océan et qui traverse tout le Canada à pied. Un conte fabuleux.

Je ne sais comment sont accueillis ceux du Québec et de la francophonie d’Amérique quand leurs ouvrages sont présentés dans l’autre langue. Cela ne m’est jamais arrivé. Il me semble que ça reste discret et que les tirages sont fort modestes. Certains deviennent de véritables succès pourtant. Aminata de Lawrence Hill a fait ouvrir bien des yeux. Et faut dire que le dernier numéro de Lettres québécoises, où la première mouture de ce texte est publiée, m’a permis de comprendre bien des choses.

Il existe encore un mur entre les écrivains des deux Canada et il n’est guère facile de parvenir à se lire avec toute l’attention nécessaire et la générosité que cela demande. Je m’y exerce souvent. Que je le veuille ou non, c’est un reflet de moi que je trouve dans ces ouvrages, un regard nouveau, revigorant.

Je viens de me laisser séduire par Heather O’Neill, son roman Hôtel Lonely Hearts que j’ai dévoré. Une fabuleuse jongleuse avec des images envoûtantes, des histoires impossibles que l’on aime croire et réinventer. Et j’avoue bouder Mordecaï Richler pour toutes les mauvaises raisons du monde, mais c’est comme ça...  Et comme je le dis souvent quand je termine un conte, c’est ça qui est ça.