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mardi 12 avril 2022

L’AVENIR DE LA LANGUE AU QUÉBEC INQUIÈTE


 Lilou Roy-Lanouette

Je suis calme, patient, trop parfois, confiant que le temps arrange les choses. Je reste optimiste, malgré l’état de la planète, les changements climatiques et les migrations massives. Un peu inquiet cependant avec la démocratie mise en péril aux États-Unis par les sbires de Donald Trump. Et que dire des succès de Marine Le Pen en France? Oui, Éric Duhaime qui grimpe dans les intentions de vote, me donne des frissons. Patient, mais souvent perplexe lorsque je lève la tête, oublie mes lectures et mes écrits pour tendre l’oreille. J’écoute régulièrement la radio ou encore m’attarde devant le téléviseur pour voir et entendre ce qui surnage entre les messages publicitaires? Un fait : j’ai de plus en plus de mal à comprendre ce que les chanteurs gazouillent et ce que les comédiens murmurent en devenant un personnage. Et ce autant du côté des hommes et des femmes.

 

J’ai toujours aimé la musique populaire, celle qui a été si importante dans les années 1970. Les chanteurs et chanteuses étaient de toutes nos revendications alors. Souvenez-vous de l’élection du Parti québécois en 1976, des vedettes qui animaient les congrès et les grands rassemblements, des textes qui bousculaient. Je pense à Jacques Michel, Pauline Julien, Octobre. 

La liste est longue.

Depuis l’achat de mon premier disque, un vinyle de Renée Claude en 1966, il y en a eu beaucoup d’autres. Le dernier qui fait mes délices : Richard Séguin, Retour à Walden. J’ai toujours suivi la chanson d’ici. Séguin me donne envie de m’enfuir dans une forêt d’épinettes, de me réfugier au bord d’un ruisseau, dans une cabane en bois rond. Loin de tout pour oublier le mal de ventre de la calotte glaciaire, la démence et les boucheries que vivent les Ukrainiens. S’isoler avec quelques bons livres, et des rames de papier pour écrire dans la splendeur du matin. Pas d’humains à des kilomètres. Avec dans la fenêtre, un lac qui miroite. Sur ma longue galerie, je pourrais contempler le flanc de la montagne, surveiller des écureuils bavards et un renard discret. Peut-être aussi que j’aurais comme voisinage un orignal ou encore un ours sympathique et un brin grognon. 

J’aime Marie-Nicole Lemieux, Julie Boulianne et Marie-Ève Munger. Je suis curieux de tout et friand des expériences qu’elles me proposent. J’adore les surprises et les mondes étranges qui me sont offerts. Quelle découverte que Diane Dufresne et sa voix capable de toutes les extravagances, quel incroyable voyage que d’assister à l’un de ses spectacles!

Bien sûr, j’ai écouté, des centaines de fois, Beau Dommage, Harmonium, Maneige, Pierre Flynn et Paul Piché. J’ai suivi Claude Dubois, Monique Leyrac et Louise Forestier. Ces voix m’ont accompagné pendant des décennies. Le son du Québec, c’était et c’est important. 

 

AVENIR

 

La question de l’avenir du français revient souvent dans les manchettes. Montréal s’anglicise. Des signes inquiètent! Que faire sinon prendre le français à bras-le-corps? L’imposer dans les entreprises et maisons d’enseignement, en faire la langue de tous les résidents du Québec qui ressemblent de plus en plus à une courtepointe belle de mille retailles. 

Après tout, le français, c’est mon terreau et ma matière. Je la secoue cette langue tous les jours, la triture dans mes chroniques ou mes fictions, la bouscule et l’entends autour de moi. C’est ce qui constitue ma pensée et mon mode d’expression, mon équilibre dans la vie. 

 

«La langue, c’est le génie d’un peuple, c’est la musique exclusive qui porte à rêver et réaliser grand, à rêver et réaliser fier, à rêver et réaliser beau. Quand ce n’est pas sa langue qui se parle, ça donne ce qui arrive avec les Canadiens de Montréal : on devient des traducteurs… et le sort des traducteurs c’est de finir par se traduire qui, selon son étymologie ancienne, signifie “se trahir”.»

                         Victor-Lévy Beaulieu, La vieille dame de Saint-Pétersbourg.

 

RELÈVE

 

Je m’intéresse aussi à la relève. Mais souvent, j’ai beau tendre l’oreille, je ne comprends plus les textes des chansons. Et je ne suis pas sourd, même si je prends de l’âge. Les paroles, ça reste essentiel. Une composition de Gilbert Langevin, de Jean-Pierre Ferland, un Claude Dubois, c’est un monde. En utilisant une langue, un chanteur ou une chanteuse présente sa vision de la société, se penche sur un événement ou un moment qui vient vous secouer. Avec les récents visages, j’ai beau monter le son à en faire trembler les vitres, je ne saisis rien. Beaucoup de nouvelles vedettes sont frappées d’un mal étrange : le bafouillage. Elles gazouillent, mâchouillent, marmonnent, susurrent, baragouinent, murmurent, balbutient au point de devenir inaudibles. Je n’écoute presque jamais En direct de l’univers, parce que les invités paraissent gangrenés par l’anglais. Tous ont baigné dans les langes de Shakespeare, depuis leur premier biberon, semble-t-il.

Je suis fatigant avec ça, me demande tout le temps dans quelle langue ils chantent. Je pense à Cœur de pirate, Safia Nolin, Marie-Pierre Arthur. Même Louis-Jean Cormier est touché. Je suis sorti au milieu de son spectacle à Tadoussac il y a quelques années, n’en pouvant plus. Une musique d’enfer dans l’église, à faire trembler les statues et tous les saints du ciel, des textes totalement inaudibles. Pourtant, quand il abandonne sa quincaillerie et qu’il se présente seul avec sa guitare, je l’aime bien. Tout comme Klô Pelgag. Cette chanteuse me semble intéressante, mais je ne saisis qu’un mot ici et là en tendant l’oreille. Qu’ont-ils tous à babiller comme des marmottes, à s’égarer dans un long sifflement? Plusieurs diront que c’est peut-être l’influence de l’anglais! Nous avons perdu l’habitude de comprendre les paroles d’une chanson en écoutant les vedettes américaines. 

 

CINÉMA

 

Je m’efforce de découvrir les nouveautés québécoises au cinéma. Là aussi, le mal se répand. De plus en plus, les comédiens et les comédiennes parlent mou. J’en suis rendu à souhaiter des sous-titres, comme à Occupation double

Dernièrement, j’ai décidé de revoir Jouliks, un film de Mariloup Wolfe, un drame d’amour et de passion, de famille et d’enfance trouble. Malheureusement, la jeune Lilou Roy-Lanouette (elle fait la narration) est incompréhensible. Elle doit avoir sept ans. Je l’ai appris dans la publication de l’œuvre théâtrale de Marie-Christine Lê-Huu.

Confier un tel texte à une fillette est une mission quasi impossible. J’ai lu des monologues magnifiques, perturbants quand on prend la peine de s’y attarder. Au visionnement du film, tout m’avait échappé. Heureusement que les adultes articulent, sinon… La production est gâchée à cause de ce marmottage.

Que s’est-il passé? Pourquoi a-t-on choisi d’avaler ses mots et de marmonner sur la scène et au cinéma, dans la chanson comme à la télévision? Malheureusement, même dans la vraie vie, je demande souvent de répéter dans les magasins et les endroits publics, parce que je ne comprends pas. Ça sort dru, aigu, en logorrhées qui filent à une vitesse vertigineuse ou il ne semble plus y avoir un point de suspension ou encore une virgule pour reprendre son souffle.

 

MENACE

 

Le français n’est plus chez lui sur les trottoirs de Montréal. Je l’ai souvent constaté dans le métro, entre les stations Laurier et Henri-Bourassa. Mais ce n’est pas le pire. La corrosion de la langue parlée, les mots que l’on mastique comme de la gomme baloune, ça se répand partout sur le territoire! On marmonne à Québec, à Saguenay ou à Saint-Henri-de-Taillon.

Je suis aussi un fidèle de Stanley Péan, le soir, à Radio-Canada. Je n’ai presque pas raté une journée de Quand le jazz est là depuis qu’il est à «la barre de son émission» comme il le répète. Il invite souvent des musiciens articulés et pertinents. Pourtant, leurs compositions ont toujours des titres anglais. Notre langue est-elle interdite dans le monde de Robert Johnson?

Plus, les citations anglaises ne cessent d’augmenter dans nos œuvres de fictions, sans qu’on prenne la peine d’en faire la traduction. C’est pour la modernité, la diversité, l’inclusion, semble-t-il.

Sûr que le temps arrange tout, en bien ou en mal, mais là j’avoue que je suis inquiet. Bien pire, je n’acquiers plus de CD. (Oui, je suis de ceux qui refusent le vol organisé sur Internet.) Je n’achète presque plus rien. Je n’endure plus le baragouin. Je veux entendre les paroles et les textes. Les nouveaux chanteurs et chanteuses ont-ils des choses à dire

Heureusement, il y a Luc De Larochellière, sa Rapsodie lavalloise. Il utilise une langue qui m’est familière et que j’aime et que je comprends. Ça me rassure un tout petit peu. Pierre Lapointe aussi, même si la magie de ses débuts semble du passé maintenant. Et un Jean Leloup toujours étonnant.

 

Lê-Huu Marie-Christine, Jouliks, Éditions Lansman, Manage Belgique, 2005.

Beaulieu Victor-Lévy, La vieille dame de Saint-Pétersbourg, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2021.

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE A PARU DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, no 187, mars 2022.

mercredi 26 mai 2021

LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

COLLABORATION SPÉCIALE 

DE JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU


Quelle secousse sismique qu’a créée la rencontre de deux univers littéraires? J’étais à lire Les revenants, un roman d’Yvon Paré, et Ma Chine à moi (Trois-Pistoles, 2021), un nouveau récit de Victor-Lévy Beaulieu, m’est parvenu. À cet instant précis, les aventures de Richard-Yvon Blanc, le revenant du titre, se sont liées à celles du Jack Kerouac de VLB. J’y reviendrai.

 

Parlons d’abord de revenant, un mot qui a plus d’un sens. S’il évoque un retour après une absence plus ou moins prolongée, il fait aussi référence aux esprits ou aux fantômes inattendus ou inespérés. Les revenants du roman d’Yvon Paré sont du côté des absents, car ils ont quitté La Doré, municipalité du Saguenay-Lac-Saint-Jean, pour une durée variable et moult raisons, certaines évoquant des esprits maléfiques.

Il faut voir ce retour aux terres ancestrales comme celui des ouananiches, ces saumons d’eau douce qui remontent le courant jusqu’à leur point d’origine pour aller y refaire le cycle de la vie d’une génération à une autre. Cette métaphore et d’autres se relaient tout au long des épisodes de l’histoire mettant en valeur la faune et la flore de la région où le règne de la nature est aussi vital pour les humains que tout ce qui y vit.

Qui sont celles et ceux qui s’amènent auprès de Richard-Yvon Blanc, amnésique de son état, qui préfère qu’on l’appelle Presquil, comme s’il était une terre liée à une autre, une image forte inspirée du résultat négatif du référendum québécois de 1980? Il y a Félix qui dit connaître Blanc d’avant qu’il ne parte faire des études dans la Métropole et pour réaliser son grand projet : écrire. Il y a Jean-Sébastien, alias Bach, et sa compagne Nokomis qui furent des universitaires. Que dire de Flavie, sinon qu’elle est une artiste multidisciplinaire, arrivée au volant d’un autobus bringuebalant, dont les passions qui l’habitent et la rendent imprévisible.

Il y a aussi M. Melville, de chat qui suit Presquil pour s’assurer qu’il ne s’éloigne pas trop ni trop longtemps par crainte qu’il se perde. Il y a Mammouth, la marmotte « domestique » qui est, à sa façon, l’ambassadrice de la faune sauvage des alentours.


MYSTÈRE


Comment Richard-Yvon Blanc s’est-il retrouvé dans cette grande maison bleue vide? Mystère comme son passé, composé et imparfait, que ses amis, telle une commune de l’époque du « peace and love », tentent de lui redonner en l’aidant à reconstruire sa mémoire pour le libérer de l’amnésie dont il est captif.

À quoi ressemble la vie de cette microsociété? Presquil les voit ainsi : « Je me sentais inutile devant Félix qui sablait, clouait pour refaire une jeunesse au Salutatus. De son côté, Bach collectionnait les champignons, jouait de la guitare pendant des heures, tentait de piéger une mélodie qui ne cessait de fuir. Nokomis croquait chaque seconde comme un morceau de chocolat. Et Flavie cherchait la beauté du bout de ses doigts. Tous avaient un chemin à suivre quand j’attendais sur la galerie, face aux cyprès, la tête vidée de mon passé. » (p. 141-142)

Si la trame est consacrée à cette quête du passé, la narration est bel et bien au présent. Pour distinguer ces territoires, Yvon Paré a fait de son héros le narrateur de sa propre histoire et choisi l’italique pour rendre tangibles – comme une distance narrative observable – ses souvenirs, ses réflexions, son âme, sa conscience.

Je racontai plus haut la croisée du roman Les revenants et du récit de Victor-Lévy Beaulieu. Cette rencontre tient avant tout à la présence constante de Beaulieu dans l’univers de Presquil, dont le Jack Kerouak semble la pierre philosophale de son existence. Le Pistolois se transforme même en un personnage sacral. 

S’il est vrai que Les revenants « nous plonge dans une quête identitaire où le réel et l’imaginaire se bousculent depuis la défaite du référendum de mai 1980 », je crois que cela se reflète dans l’atmosphère onirique du récit, de la vastitude de la nature et la grande liberté des protagonistes si différente de celle que les Québécois ont refusée lors du référendum. Yvon Paré nous invite ainsi à faire un voyage au-delà de l’être et du paraître, dans le plus vrai que vrai, le plus grand que grand.

 

Paré Yvon, Les revenants, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2021, 216 p. 22,95 $.

 

 

mardi 4 mai 2021

DES HOMMES ET DES BÊTES

DOMINIQUE BLONDEAU

Collaboration spéciale

 

 

LES PREMIERS RAYONS de soleil se croisent et se décroisent entre les branches éparpillées des arbres du parc, comme pour nous caresser le visage chaque fois qu'on fait un pas en ses allées, les branches se resserrant, tel un rideau aux froissements agités. On s'en repait, les premières étreintes étant toujours dépendantes de celles qui surgiront, terriblement chaudes, au mitan de l'été. Ce dont on a hâte, cette chaleur accablante, qui nous revigore. On commente le roman de Yvon Paré, Les revenants


Il y a des livres dans lesquels nous devons nous laisser aller. Faire fi d'une quelconque linéarité même si, formée à cette école traditionnelle, on a tendance à hausser des barrières. On pense à des marges qui déborderaient d'images et non de notes. Il suffit de s'en tenir à la cohérence du texte, de suivre les excentricités de personnages anticonformistes pour déranger, avec grand plaisir, lectrices et lecteurs de leurs habitudes sédentaires. Ce qui se passe dans ce roman sans chapitres : nous suivons un homme qui a perdu la mémoire, l'écrivain mentionnant que l'histoire se déroule en l'année 1980. 

Quand le narrateur prend la parole, il se tient sur la galerie d'une maison vide, à La Doré, reclus entre les arbres et les hirondelles. « Le jour flambait dans les lilas. » Soudainement, sont apparus, descendus d'une voiture, un homme aux cheveux longs et roux, Jean-Sébastien, Bach, pour tout le monde, accompagné d'une jeune femme cherokee, Nokomis. Les deux connaissent le narrateur, Richard-Yvon Blanc, qui préfère se faire appeler Presquil. « Juste l'ombre d'un homme ». Il possède peu : un chat, Monsieur Melville. Un livre fétiche, Jack Kérouac, signé Victor-Lévy Beaulieu. À nouveau, un moteur se fait entendre, celui d'un « un vieil autobus vert délavé. » La conductrice, Flavie, semble s'être donné rendez-vous avec Bach et Nokomis, car, elle aussi, connait le narrateur et sa famille. Ces êtres, peu à peu, s'imposent dans l'existence de Presquil, ce dernier s'étant défait depuis l'échec de l'indépendance du Québec, en 1980. Une maison bleue servira d'élément flottant dans les aventures des protagonistes, un autre se manifestant, Félix, le meilleur ami de Presquil, avant qu'il perde la mémoire. Effacement de soi face à une défaite dont il n'est pas responsable, mais le choc a été trop rude pour en supporter, seul, la honte. Les uns et les autres se mettent en branle autour d'un Presquil souvent désemparé, protégé de ses bêtes, de ses oiseaux, de ses arbres et rivières, narrant leur situation antérieure surgie d'univers plus conventionnels. Bach et Nokomis ont été des universitaires qui ont traversé l'Amérique avant de rentrer dans leur village. Félix restaure des maisons, ici une maison bleue qui se déplacera pendant la nuit. 


TÉMOIGNAGE


Le narrateur s'exprime avec une telle poésie qu'on reste confondue d'admiration pour cet homme qui, sous des apparences de simple d'esprit, gère son univers avec une sagesse apprise de celle des bêtes qui le confortent. Mammouth, la marmotte, Monsieur Melville, le chat. Les petites crécerelles qu'il faut nourrir de chair fraîche, leur mère s'étant noyée. Les hirondelles qui s'ébrouent, le renard qui surveille, au loin. On en passe... Flavie, lesbienne et féministe radicale, qui a exercé plusieurs métiers lucratifs, se consacre à la sculpture, qu'elle ne cesse de remettre en question. Ses colères, ses rires excessifs, ses provocations sexuelles envers Presquil soulèvent des points d'interrogation qui la tourmentent. Félix se range vers la jeunesse occultée de son ami, devient son gardien bienveillant lorsque des marginaux, comme William Cousin, le surprennent, ne se reconnaissant pas en eux. L'amnésie crée des distorsions mentales. Félix, propriétaire d'un jardin botanique, cultive aussi un champ de fraises, leur cueillette inspire à l'écrivain des pages poétiques admirables, imbibées de l'insatiable liberté des revenants, écho ironique aux intermèdes suscités par les villageois, réels ou inventés, autant qu'improbables. Tout s'avère jaillissement dans cette histoire jubilatoire, où il est prudent de ne pas trop se questionner, comme si la vie de chacune et chacun dépendait d'un instinct jamais corrompu. Les bêtes prouvant qu'existe un temps pour tout. Le temps de la mémoire oubliée s'avère le temps privilégié pour se montrer à fleur d'épiderme, le narrateur sujet à une émotivité excessive, pleurant à chaudes larmes, riant à pleine gorge, comme pour exorciser les affres qui le condamnent à miroiter ses agissements à travers les visées parfois lyriques de ses compagnons. Mais tout miroir se déleste lentement de son tain. Le foisonnement verbal de Bach trouve un sens dans l'humanité dont il se sert en faisant des expériences sur des champignons comestibles ou vénéneux dont il est grand amateur. Faut-il frôler la mort, transcender les visions, pour que la musique capte une oreille démultipliée, musique du chant de Nokomis, de la guitare inlassable de Bach, des hirondelles qui se planquent dans un portique ? L'apparition inattendue de Jack Kérouac. De Victor-Lévy Beaulieu, déchirant des pages du carnet du narrateur. Entre divagation hasardeuse et réalité douloureuse, l'identité du pays n'est pas résolue, pas mieux que celle de Presquil. C'est Nokomis, elle-même de culture outragée, qui remettra à l'heure les pendules désaccordées de Richard-Yvon Blanc. 


QUÊTE


En lisant ce roman dense et sensuel, souvent symbolique, soutenu par les joints qui circulent, on a imaginé une longue trainée blanche dans le ciel écartelé par l'explosion d'un lieu provisoire où se sont dissous les occupants, eux aussi revenants, qui se mesurent à des espaces insoupçonnés, leur mémoire ne s'effaçant jamais d'un morceau de l'univers. C'est peut-être là la véritable identité d'un pays qui se démarque du comportement rationnel des pays voisins. Colportée par des femmes et des hommes atteints de doute et non de certitude. Comme le coureur qui nargue Presquil, énumère les écrivains les plus importants du Québec, écrit des livres dans sa tête. Un brin de folie embellit le désenchantement de chacune et chacun, attise un rêve plus puissant que la réalité parfois mensongère, parfois grossièrement affectée, paroles sous-entendues dans la bouche de Nokomis, qui réveilleront les hommes autour d'elle. Brisant leurs illusions auxquelles ils n'avaient pas songé, le réveil risquant d'être brutal mais salvateur. De brèves souvenances nous campent dans des instants présents où Richard-Yvon Blanc, différent de ses frères, entrevoit ses origines malmenées, son enfance barbouillée, son adolescence débridée, jusqu'à sa fuite hors du village. 

Les paysages dépeints majestueusement par l'écrivain-narrateur, Yvon Paré, illustrent magnifiquement les périples de ses revenants, comme un tableau du Douanier Rousseau. Les bêtes échappées d'une jungle à peine domestiquée, les oiseaux ne manquant pas d'ajouter leur grain de sel étourdissant. Jungle bruyante et chatoyante. Là où s'étiole l'identité symboliserait-il une image décantée du paradis perdu ? La fin du roman comportant plutôt un recommencement, révèle une allégresse teintée de peur, représentée par Bach, ivre de ses visions végétales. À la merci d'une mort qui n'en serait pas une. Frontière où se présentent des témoins que nous n'avons pas cités, par crainte de leur donner des vertus qu'ils ne posséderaient pas, leur chair marquée du passage d'où l'on revient rarement, comme Marie-Louise, rescapée d'elle-même, incertaine de s'être évadée d'une quatrième dimension. Le narrateur, Presquil, ne conclut-il pas qu'il est « un spasme dans un nœud du temps », une déflagration qui le pousse aux limites de l'imaginaire ? Déflagration fabuleuse que cette demi-fiction, ce demi-témoignage, qu'il était nécessaire de faire entendre à un public avisé, qui saura ressusciter un trépassé, ici plusieurs, dans l'espace morcelé des vivants...


PARÉ YVON, Les revenants, Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 216 pages, 22,95 $.

 

 

http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com

mercredi 23 octobre 2019

CLAUDE GAUVREAU M’A ASSASSINÉ

CLAUDE GAUVREAU
DIFFICILE DE SAVOIR quand j’ai assisté à mon premier spectacle, vécu ce moment magique où des femmes et des hommes se faufilent dans des personnages pour nous emporter ailleurs. C’était certainement au couvent Maria-Goretti de La Doré, le seul endroit où l’on pouvait présenter ce genre d’événement. Je devais avoir une douzaine d’années. Bien sûr, ma mère pratiquait l’art de se moquer de tout le monde et d’imiter les voisins, mais c’était là une séance qui n’avait plus de surprises pour nous. Dans mon village, alors, des soirées de musique, de chants, de contes avec des saynètes mobilisaient une dizaine de courageux, un peu toujours les mêmes, il me semble. La salle du couvent pouvait contenir plus de deux cents personnes et c’était plein à craquer. Pas question de rater l’un de ces moments magiques même si je devais y laisser un gros vingt-cinq sous à l’entrée.

Le vrai théâtre, c’est à la télévision que je l’ai découvert. Un peu tardivement parce que nous avons été l’une des dernières maisons du rang à avoir une antenne avec un large peigne qui ratissait les nuages les jours de pluie. Je faisais tout pour regarder Les Beaux Dimanches de Radio-Canada. Mon père et ma mère ne comprenaient pas trop mon engouement pour ce genre « de patentes », surtout les comédies d’un certain monsieur Molière. C’était beaucoup plus difficile quand on devait plonger dans un drame, mais ils se laissaient tenter par Gratien Gélinas. Pas qu’ils détestaient la fiction, ils ne rataient jamais un épisode des Belles Histoires des pays d’en haut, de La Famille Plouffe ou encore du Survenant. Je pense que ma mère avait un faible pour Jean Coutu déguisé en grand fanal venu d’un horizon inconnu et qui faisait soupirer Angélina. Et peut-être aussi qu’ils étaient complètement perdus en voyant les perruques d’un Sganarelle et les robes extravagantes de sa femme Martine.
Certains télé-théâtres sont toujours présents dans ma mémoire, comme si j’avais surpris ces personnages hier. Comment oublier Des souris et des hommes de John Steinbeck avec Hubert Loiselle ? Jacques Godin y était magnifique et touchant en grand benêt inconscient de sa force, tuant tout ce qu’il approchait et aimait. C’était à en verser des larmes.

CULTURE

La télévision se souciait de culture alors et n’était pas contaminée par les rires et l’humour qui tapissent à peu près toutes les émissions de maintenant. La direction osait présenter des spectacles difficiles qui m’ont permis de découvrir d’autres univers. C’est devant un écran en noir et blanc, souvent tout à fait blanc, que j’ai vu et écouté pour la première fois un orchestre symphonique. Ça faisait bien rire mes frères et quand j’ai acheté mon premier disque de « musique classique », ils ont cru que j’étais sérieusement dérangé. Même que l’un deux menaçait de casser mon vinyle de La Moldau de Smetana. Je devais l’écouter seul et choisir des moments où il n’y avait personne dans les parages. Avec La Pastorale de Beethoven, j’avais eu l’impression d’entendre le vent s’amuser dans les arbres, les nuages de l’orage s'avancer au loin et les vaches qui vaquaient à leurs occupations de bêtes dans nos champs.
Yoland Guérard était une grande vedette alors. Je ne sais pourquoi mon père « pognait les nerfs » chaque fois qu’il voyait le chanteur à la télévision. Il n’avait pas assez de qualificatifs pour l’apostropher. S’il avait eu accès aux médias sociaux de maintenant, cela aurait été une catastrophe. Je pense qu’il n’aimait pas les grandes voix de ténor ou de basse. Je n’avais qu’à syntoniser l’opéra du samedi à la radio pour le faire hurler. Il consentait pourtant à écouter Tino Rossi avec un sourire, pour me montrer qu’il pouvait être tolérant et qu’il n’était pas hostile à une certaine musique. Ma mère aussi adorait Tino Rossi. Et que dire de Paolo Noël ?

THÉÂTRE

Le vrai théâtre, je l’ai vécu à Saint-Félicien, à l’École secondaire Pie XII. Là, c’était quasi professionnel avec Jean-Joseph Tremblay, un professeur de français qui prenait beaucoup de son temps pour monter des spectacles. C’était très sérieux, en tous les cas pour moi. On ne grimpait pas sur une scène pour faire des pitreries ou des blagues grivoises. Nous y avons décortiqué des textes qu’il fallait apprendre d’un bout à l’autre pour secouer le personnage qui se dissimulait derrière les mots. Comme si nous devions nous approprier des répliques pour devenir un autre. Ça me fascinait. Nous avons commencé par La farce de Maître Patelin où je tenais le premier rôle et Sonnez les matines de Félix Leclerc. La magie des maquillages, la concentration et les répétitions, l’impression de bouger dans un monde différent, devant des gens qui écoutaient les yeux ronds, parfois avec le sourire aux lèvres, me transformait. J’avais surtout réussi l’exploit de convaincre ma mère à devenir costumière. Elle m’avait confectionné une cape noire qui m’allait comme la soutane de notre vicaire tout neuf. Je faisais un Maître Patelin impressionnant qui ne ménageait pas ses effets de toge.
Rapidement, je suis devenu metteur en scène et je me souviens d’avoir dirigé des garçons et des filles dans un texte de Claude Jasmin. Une histoire qu’il avait écrite pour les Jeunesses catholiques de l’époque. Je ne pense pas qu’il ait gardé ce titre dans son curriculum vitae. De là à vouloir être comédien, acteur comme on disait, il n’y avait qu’un pas. Mais comment réaliser ce rêve quand j’étais timide au point d’avoir de la difficulté à traverser le village sans perdre l’équilibre sur le trottoir, à avoir des sueurs dans le dos en entrant dans l’église le dimanche ?

PREMIÈRE

C’est grâce au théâtre que j’ai écrit un texte avec un début, un milieu et une fin. J’avais fait des essais auparavant, mais mes romans s’écrasaient après deux ou trois pages, rarement plus. Je jonglais avec la poésie, louchais vers une grande histoire d’aventure, mais toutes mes tentatives semblaient imiter les bourdons qui entraient dans la cuisine d’été et qui passaient leur journée à s’acharner contre une vitre.
Je m’essoufflais rapidement et m’égarais. Mon premier texte soutenu est un drame théâtral d’une quarantaine de pages, avec un titre foudroyant : Moins vingt. J’avais dix-neuf ans. Je savais que mon temps était compté au village et que je devrais sauter dans le train de l’exil à l’automne. J’ai fouillé et retrouvé une version tapée sur ma petite Underwood de l’époque, une machine que mon frère Raymond m’avait payée. Cette mécanique m’a valu de devenir le secrétaire perpétuel de la famille et d’écrire toutes les lettres de mes proches. Je lis la première réplique de ce texte et me demande si j’ai cessé de me poser cette question.
— On existe ! On végète ! Vivre pour vivre, c’est notre devise. Moi, je n’en                    peux plus. J’étouffe. Je meurs.

HÉSITATION

J’ai longtemps hésité entre le Conservatoire d’art dramatique et la littérature à l’Université de Montréal. J’ai finalement bifurqué vers les écrivains parce que ma timidité l’a emporté une fois de plus. Je crois que j’aurais pu faire un infarctus en ouvrant la bouche devant des garçons et des filles qui étaient de parfaits inconnus. Et je n’étais pas certain d’avoir le talent qui m’aurait permis de briller et de m’imposer. J’ai opté pour le rôle discret de l’étudiant qui ne parlait à personne, qui ne posait jamais une question, qui cherchait à se confondre avec la peinture du mur dans une grande salle. Celui qui, parfois, au lieu de prendre des notes, se risquait sur la surface d’un poème ou d’un texte plus soutenu. J’ai écrit le premier jet de mon roman Le Violoneux dans les cours de grammaires comparées et de phonétique qui m’ennuyaient à mourir.
Je me privais de nouveaux livres et sautais un repas pour avoir de quoi acheter un billet pour aller dans une grande salle, une vraie et vivre intensément le drame qui se déroulait sur la scène. Je me souviens Des grands soleils de Jacques Ferron et surtout Des oranges sont vertes de Claude Gauvreau. À la fin, quand les comédiens s’avançaient vers les spectateurs et ouvraient le feu sur nous, j’ai été touché en plein coeur. Claude Gauvreau m’a tué. J’avais pris plusieurs minutes avant de bouger, de pouvoir sortir en baissant la tête, pas du tout certain du trottoir qui oscillait sous mes pieds. J’avais eu l’occasion de croiser le poète à la Casa espagnole et il me semblait un gentil monsieur. J’avais même partagé une bière avec lui et ris beaucoup. J’en tremble encore rien qu’à y penser.
Mon grand rêve d’alors, celui d’incarner Pozzo dans En attendant Godot de Samuel Beckett ne s’est jamais concrétisé. Tout comme celui d’inventer un vrai texte et de le voir respirer et vivre devant moi sur une scène. Mais je suis encore tout jeune et il n’est jamais trop tard.
Pour tout dire, le théâtre a fait de moi un écrivain. Et je me dis souvent que la littérature n’est qu’un vaste spectacle où un auteur tente de convaincre le lecteur qui approche avec le sourire ou qui s’éloigne en haussant les épaules.


Une version de cette chronique est parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES, Numéro 175, septembre 2019.



mardi 25 juin 2019

LE MONDE FASCINANT DE L’ÉDITION

RAOUL DUGUAY
C’était en1984, non pas dans la pensée de Georges Orwell, mais dans l’euphorie des premiers soubresauts de Sagamie/Québec, une coopérative d’édition un peu délirante au Saguenay qui voulait changer nos regards sur la société, l’écriture et l’environnement. Pas que les directeurs littéraires nous regardaient de haut, mais nous avions envie de voir ce qui se tramait entre les lignes, de nous faufiler dans les méandres de la fiction, nous lancer à la conquête de la galaxie avec des amis qui ne parlaient que de leurs découvertes de lecture quand nous nous retrouvions autour d’une table, avec un verre de bière. Inventer un livre est relativement facile, présenter un ouvrage excellent devient un exploit. Maintenant, avec l’informatique, un peu tout le monde peut s’improviser écrivain et avoir son nom sur un objet qui ressemble à un roman ou un recueil de poésie. Mais toucher l’amoureux des mots, le vrai, l’accompagner sur l’espace d’un texte est une tâche parfois aussi difficile que d’aller faire des bonds sur la lune.

Une vingtaine de téméraires ont d’abord puisé dans leurs économies pour les premières publications, un montant qui nous a permis de payer l’imprimeur. Après, nous avions une grande boîte d’idées pour rejoindre ceux que la fiction fascine. Première équipée : Traces, un collectif de nouvelles d’une quinzaine d’auteurs du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Simultanément, la poésie de Carol Lebel et Maurice Cadet, un Haïtien devenu bleuet foncé qui enseignait à Alma. Bien plus, nous avons lancé Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Tout allait bien et l’avenir ouvrait ses portes devant nous. Tous portions fièrement le T-shirt de la relève qui s’était imposée un peu partout et surtout nous voulions démontrer qu’il était possible d’éditer des livres, de faire connaître de bons écrivains hors de Montréal. J’envisageais même une succursale à New York pour faire un clin d’oeil à Paul Auster qui venait d’offrir sa Trilogie new-yorkaise et à San Francisco en souvenir de Jack Kerouac et Lawrence Ferlinghetti. Tout devenait réalisable. À nous l’avenir, le monde et ses dépendances !

LA FUITE

Notre directeur général, après l’obtention d’une importante aide financière du Conseil régional de développement (CRD) pour une collection de biographies d’artistes (il était question de Daniel Lavoie si je me souviens bien) a eu la bonne idée de prendre la route du parc des Laurentides avec la caisse dans le coffre de sa minoune. Disparu sans laisser d’adresse dans Montréal en 1990, un refuge parfait pour le filou qui veut changer de vie. Plus de traces, plus de nouvelles, plus de projets, plus un sou, obligation de fermer les portes, de payer certaines factures. Notre arnaqueur avait emporté bien plus que l’argent des subventions, il avait décampé avec notre rêve le plus fou et le plus extravagant. L’aventure avait pourtant eu de beaux moments au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le lancement d’Ultimacolor de Gilbert Langevin avait eu du succès et un hommage bien senti lui avait fait essuyer quelques larmes sur la grande scène, surtout pendant le court témoignage de Gaston Miron. Notre poète, qui avait le sens des affaires ayant été lui même éditeur, donnait son recueil à tous les visiteurs qui approchaient du stand. Un peu plus et il écoulait notre premier tirage en une seule soirée.

MUTATION

À mon entrée en littérature, le monde de l’imprimé était en effervescence. Il y avait le Cercle du livre de France qui était là depuis la venue de Jacques Cartier, il me semble, et Fides qui m’avait enchanté avec cette belle collection Nénuphar dont je parle si souvent.
La maison dont rêvaient tous les auteurs, ceux qui portaient fièrement le dossard de la jeunesse, était Les éditions du Jour de Jacques Hébert. J’ai eu la chance de m’y faufiler. Pour tout dire, c’est arrivé encore une fois par Gilbert Langevin, je l’ai appris des années plus tard. Il avait exigé de Victor-Lévy Beaulieu qu’il publie L’Octobre des Indiens en même temps que Ouvrir le feu et Stress. Sinon, il menaçait de planter sa poésie dans un autre terreau. Ça s’appelle entrer par la porte d’en arrière dans le monde de la célébrité. J’y ai rencontré Victor-Lévy Beaulieu et cela changea ma vie de futur écrivain. Je le suivrais dans ses multiples migrations. VLB Éditeur et Les Éditions Trois-Pistoles surtout.
Tous les lancements du Jour avaient lieu rue Saint-Denis, à Montréal. J’y ai croisé Jacques Ferron, Pauline Julien et Gérald Godin, plusieurs romanciers aujourd’hui inconnus. Une parution de Marie-Claire Blais faisait courir les foules et même les journalistes. Avec madame Blais, il y avait des lecteurs jusque sur le trottoir et impossible d’avoir accès au buffet. Je ne ratais jamais un de ces événements arrosés. Gilbert et moi étions des participants enthousiastes et il était particulièrement difficile de nous éloigner du bar.
Semaine après semaine, Gilbert devait me présenter à Jacques Hébert. Il ne se souvenait jamais de moi et c’est alors que j’ai commencé à avoir des doutes. Monsieur Hébert n’avait certainement pas regardé mon chef-d’oeuvre. L’impression d’être un écrivain invisible chez son éditeur a quelque chose de désagréable et de frustrant. « Être et ne pas être », voilà la question qui me hantait et qui me taraude toujours.

SIGNATURE

Comment oublier le jour où je suis devenu écrivain professionnel, ce moment où j’ai signé un contrat d’édition avec Victor-Lévy Beaulieu qui fumait sa pipe dans son petit bureau en secouant sa grosse barbe qui me faisait envie. La mienne était plutôt courte et refusait de dépasser une certaine longueur. J’étais fébrile, nerveux, comme si j’allais dire oui à cette fille qui m’étourdissait et me retournait l’âme devant le curé Gaudiose, dans l’église de La Doré. Par hasard, je me suis retrouvé avec Raoul Duguay dans l’antre du directeur littéraire. Il publiait L’apokalypsô si je me souviens bien. J’étais prêt à tout accepter sans me pencher sur une ligne, à vendre mon corps au diable et à VLB pour voir mon nom sur la page d’une plaquette de poèmes. Duguay étudiait chaque article, posait des questions, évaluait le pour et le contre, soupesait encore chaque bout de phrases pour en trouver toutes les interprétations possibles. Ce qui aurait dû se régler en quelques minutes avait pris des heures. J’avais eu ma leçon : ne jamais signer un contrat sans l’avoir examiné à la loupe.

MIGRATION

Et puis Victor-Lévy Beaulieu a quitté la rue Saint-Denis pour faire un détour par L’Aurore, avant de fonder VLB Éditeur. Je l’ai retrouvé avec La mort d’Alexandre qu’il accepta avec enthousiasme. Je lui avais été infidèle pour Le violoneux, m’égarant au Cercle du livre de France à cause de Guy-Marc Fournier, un ami journaliste et écrivain du Lac-Saint-Jean, le grand responsable de mon entrée dans le monde de la presse.
Il était arrivé comme ça pour me surprendre dans ma vaste demeure de La Doré où je m’étais réfugié pour apprivoiser les phrases. Je venais de publier Anna-Belle. Il voulait une entrevue parce qu’il collaborerait avec le journal Le Quotidien. Je ne sais comment il avait appris que j’étais là. Il faut dire que Guy-Marc savait tout ce qui se passait au Lac-Saint-Jean. Après des heures à discuter et à vider des bières, l’idée de changer de métier nous est apparue comme allant de soi. Lui s’installerait dans ma grande maison du bout du rang et je déménagerais à Roberval pour emprunter son veston de correspondant et piégeur de nouvelles. Ce fut fait. C’est comme ça que je suis devenu journaliste. Le hasard fait toujours bien les choses, surtout dans mon cas. L’auteur de Ma nuit et Les ouvriers m’avait incité à envoyer mon manuscrit chez son éditeur. Une aventure décevante. Je n’ai jamais rencontré Pierre Tisseyre, jamais mis les pieds dans les bureaux de cette entreprise qui avait fait d’Alice Parizeau une vedette, jamais dit mon mot pour la jaquette qui aurait pu inspirer Stephen King. Le roman le plus laid au Québec en 1979, j’en suis convaincu. J’aurais pu remporter le prix Horreur s’il avait existé. Monsieur Tisseyre m’avait laissé entendre qu’il me publiait parce qu’il avait reçu une subvention d’Ottawa. Ma prose ne semblait guère l’édifier et je ne crois pas qu’il se soit attardé aux aventures de Philippe Laforge, un personnage qu’aurait pu imaginer Jacques Ferron ou Yves Thériault. Ce fut pourtant mon best-seller.

ANDRÉ VANASSE

Un peu plus tard, je me suis retrouvé chez Québec-Amérique avec André Vanasse pour Les oiseaux de glace. Une autre rencontre qui allait bouleverser ma vie. Vanasse devait lancer XYZ Éditeur peu après, devenant le mentor de plusieurs de mes livres, un ami et un confident. Cet homme généreux lit encore mes manuscrits. Je suis le plus grand des chanceux parce que c’est un redoutable pisteur et un œil de lynx. Sans lui, Le voyage d’Ulysse n’aurait jamais vu le jour. Ce fut lui aussi qui a pris le risque de publier nos pérégrinations à l’étranger et au Québec quand tous boudaient le récit de voyage. Il a fait de Un été en Provence, écrit en collaboration avec Danielle Dubé, un succès.
Depuis, j’ai compris que les maisons d’édition au Québec ont la vie brève et durent le temps que le fondateur s’y épuise. Des entreprises que j’imaginais indestructibles ont disparu lors d’une vente, d’une transaction ou encore pour des raisons obscures. Un monde fascinant qui ne cesse de muter.
J’aurais adoré devenir directeur littéraire, pour l’amour du texte, les discussions avec les ouvreurs de mots et le plaisir de concevoir un objet attirant. La joie de pousser un récit « dans ses grosseurs » comme dit l’ami Victor-Lévy. J’ai fait une incursion dans cet univers avec Jean-Claude Larouche. Une expérience qui m’a fait surtout connaître l’étrange vie des manuscrits et le contact avec certains auteurs qui tentaient de me convaincre qu’ils étaient des génies et que leur histoire serait un triomphe international. Bien plus, Hollywood les attendait. C’était l’époque des Filles de Caleb d’Arlette Cousture et j’ai lu des dizaines de pâles copies de ce très beau roman. Tous avaient une tante dans le grenier ou une mère sans peur et sans reproches. J’ai compris depuis que nombre de gens qui veulent entrer en écriture suivent la courbe des succès du jour.

ÉPOPÉE

Le monde de l’édition au Québec est une véritable épopée avec ses hauts et ses bas, ses exploits et aussi de magnifiques échecs. Qui va nous offrir un essai sur les remous de l’aventure littéraire au Québec à partir des années 70, où les entreprises se sont laïcisées (c’est malheureusement encore d’actualité), diversifiées et même spécialisées avec La courte échelle qui a rejoint des milliers de jeunes. Tous ont réussi avec plus ou moins de facilité à se frayer un chemin vers la modernité et à faire un travail professionnel. Beaucoup de petits artisans surgissent chaque décennie pour s’imposer ou vivre le temps de quelques livres comme nous l’avons fait avec Sagamie/Québec.
Je regarde souvent le recueil de mon ami Carol Lebel, son si beau titre qui me fait toujours rêver : Difficile de respirer dans les yeux des autres. Juste cette phrase méritait la publication.
Et que dire d’un poème qui vient me hanter comme l'appel d’un gong.
« Toute la matière à peser
   dans l’idée du territoire d’autrui
   ça inquiète ça blesse l’équilibre de la lumière » [1]
Des aventures où beaucoup des écrivains ont tout perdu, un monde qui ne cesse de se régénérer pourtant. Le plus intéressant a été de voir naître des petites maisons qui ont su se démarquer en travaillant hors Montréal, ce qui semblait impossible dans les années 70. Chose certaine, il y a toujours quelqu’un pour ouvrir une fenêtre, faire un pas vers ces inventeurs d’histoires qui me fascinent depuis que j’ai lu mon premier livre. C’est le plus important. Et j’applaudis quand de nouvelles figures s’imposent sur le plan international. Que d’aventures après Traces, la folle décision de mes amis rêveurs qui croyaient aux mots et aux phrases. Peu ont continué sur les chemins de l’écriture dans ce groupe d’audacieux, mais ce qui compte, c’est d’avoir osé, de concrétiser une idée même si elle est devenue un splendide désastre.


Une version de cette chronique est parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES, Numéro 174, juin 2019.




[1] Lebel Carol, Difficile de respirer dans les yeux des autres, poésies, Sagamie/Québec, 1984.