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vendredi 4 janvier 2019

L’ÉTERNELLE JEUNESSE DU LECTEUR



Une version de cette
John Steinbeck
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
hiver 2018,
numéro 172.

J’AI CONNU LE monde à une époque où il n’y avait pas de télévision, de téléphone intelligent, de Facebook et d’Internet, encore moins de Netflix. Même pas de littérature jeunesse pour nous faire comprendre les vraies choses de la vie, nous faire rêver le monde et ses annexes. Il y avait la radio que nous écoutions religieusement en famille, surtout Les belles histoires des Pays d’en haut où nous applaudissions Alexis quand il mettait son poing dans la face de Séraphin pour lui faire avaler sa galette de sarrasin. Il y avait surtout la voix du cardinal Paul-Émile Léger qui récitait le chapelet en roulant ses « r » de façon vertigineuse. C’était une époque de croyances et de grandes frayeurs, de prières qui donnaient mal aux genoux pendant les heures d’adoration obligatoires dans la grande église du curé Gaudiose de La Doré.

Je suis né un matin, en février. Un hiver plein de bancs de neige et de glaçons, juste avant le déjeuner, dans la maison familiale située à l’écart du village, autant dire au milieu d’une dérive de champs qui s’étiraient tout près de la rivière aux Dorés. J’étais le neuvième de la famille et mes frères les plus âgés étaient déjà des gaillards qui hantaient une mer d’épinettes qui ondulait dans les montagnes jusque dans les contreforts de Chibougamau et plus loin encore, dans des endroits où personne n’était allé.
Ma mère m’a raconté mon premier cri, mon premier regard et mes coups de pieds furieux. Ma mère disait tout, même ce qui ne devait pas être dit, même ce que nous ne voulions pas entendre. Tous les secrets avoués et inavouables, elle les répétait, tellement que nous finissions par les oublier. J’en ai tiré une grande leçon : si vous voulez garder un secret, il faut le répéter à tout le monde. Après, plus personne ne s’en souvient.

L’ŒIL

Je l’ai raconté dans Le Souffleur de mots. Vous le savez, un écrivain passe sa vie à se répéter. Il revient invariablement dans les mêmes traces, changeant les mots et les déguisements, explorant un territoire précis comme le faisaient les trappeurs autrefois.
Ma mère aurait dit : radoter ou placoter, ce qui revenait au même dans son dictionnaire personnel. Mon père haussait les épaules et répétait en souriant : « Autant se fermer le clapet quand on n’a rien à dire. »
J’y arrive : mon strabisme, mon œil croche, le gauche, celui qui ne voulait pas regarder dans la même direction que l’autre. J’étais un enfant coq-l’œil, timide, effarouché, peu certain des chemins qui menaient au village et plus loin encore, jusqu’aux rives du Grand Lac sans fin ni commencement. Je ne voyais pas le monde comme mes frères et ma sœur, comme mes cousines et mes cousins. Jamais je ne pourrais faire mon chemin dans la vie avec tous les gars de la paroisse. J’étais souvent l’objet de moqueries. Bien plus, on disait qu’un oeil croche portait malheur. De quoi devenir ermite comme mon oncle Arthur qui vivait tout près de la rivière Ashuapmushuan, loin du village et de ses rumeurs, dans la tranquillité de la forêt de cyprès.

ESPOIR

En lisant le journal, ce devait être Le Soleil, c’était le seul journal qui entrait dans la maison, j’ai appris qu’on pouvait dresser un œil récalcitrant, le dompter comme un cheval rétif, le mettre à sa main, le faire regarder droit. Il suffisait de le mettre à l’ouvrage, de porter un bandeau de pirate pour voir le monde d’un seul oeil. Un peu plus tard, le docteur Plante de Roberval, un spécialiste du regard, a réussi à me convaincre. Je devais dompter cet œil qui n’aimait que l’oblique.
J’ai pensé à la lecture. C’était naturel. Je savais lire avant de faire mon entrée à l’École numéro Neuf. Ma sœur avait longtemps rêvé de devenir « maîtresse » avant d’être happée par la vie et de faire son service domestique auprès de ma mère. Je fus son unique élève à quatre ans. J’aimais les livres d’aussi loin que je me souvienne. Il y en avait un ou deux à la maison et j’y revenais sans cesse.
Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville m’a subjugué en troisième année. Un gros roman d’aventures avec une couverture solide et des pages d’une belle couleur sombre que Mademoiselle rangeait dans son grand tiroir. Une histoire pleine de rebondissements, de pirates et de méchants, de voyages et de découvertes. Ça hypnotisait toute la classe, même ceux qui ne savaient pas lire. On l’explorait à voix haute, comme au temps de monsieur Aristote. À cette époque lointaine où l’Amérique n’existait pas encore, tout le monde lisait à voix haute dans les bibliothèques sauf monsieur Aristote. Tous les lecteurs croyaient qu’il était détraqué. Imaginez la cacophonie. Comme pendant les débats des chefs, à la dernière campagne électorale où tout le monde parlait en même temps pour montrer son savoir et son intelligence.

LECTURE

J’ai commencé à lire tous les soirs pour faire « travailler mon œil », une sorte de gymnastique. Je savais qu’il fallait avoir les deux yeux à la bonne place pour s’approcher d’une fille du couvent Maria-Goretti. Pas l’une d’elles ne voudrait écouter un gars qui n’était pas capable de la regarder dans les yeux quand il évoquait la toponomye de sa poitrine ? Si ça m’aidait au hockey de ne pas regarder où je fonçais, ce n’était pas la même chose en amour. Fallait avoir l’œil droit vif et clair pour connaître les prémices d’une caresse ou d’un toucher défendu que nous devrions avouer lors d’une prochaine confession.
J’ai lu alors tout ce qui pouvait se lire. Tous les romans historiques d’un certain Dollard-Des-Ormeaux. J’ai appris plus tard que c’était un frère Mariste qui se cachait sous ce pseudonyme. Il m’a ennuyé assez rapidement parce qu’il écrivait toujours la même histoire.
Je suis devenu lecteur de fond avec les quinze volumes de L’Encyclopédie Grolier que j’empruntais, tome après tome, chez monsieur Poirier, un voisin érudit. J’ai découvert alors les contes des frères Grimm, les frissons et le plaisir de la peur. Pays et Merveilles aussi. Même La Bible. J’ai trouvé mon exemplaire dans le camp de monsieur Point, un ami de mon père. Je le jure, on pouvait trouver une Bible dans les endroits les plus étranges en ce temps oubliés des drones et des satellites. Je suis devenu alors un liseur patient, celui que ma mère trouvait ennuyant comme les litanies un jour gris de la Semaine sainte.
Au début du secondaire, j’ai pu lire toute la belle collection Nénuphar de Fides. Les Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers, La minuit de Félix-Antoine Savard, Trente arpents de Ringuet, Marie Didace de madame Guèvremont. J’ai même réussi à lire Jean Rivard, le défricheur d’Antoine Gérin-Lajoie. Toute la bibliothèque de l’école y est passée, une centaine de livres peut-être. Tout ce que je trouvais pour fouetter mon œil sauvage.
Et il y a eu Edgar Allen Poe et ses histoires fantastiques à l’école Pie XII de Saint-Félicien. Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper m’a coupé le souffle. Je l’ai lu trois ou quatre fois d’affilée en oubliant de dormir et de manger. S’il faisait du bien à mon œil, il enflammait mon imaginaire et je partais dans les forêts avec Chingachgook et me perdait dans les forêts du lac Chicoubiche et plus loin encore. Je devenais un guerrier, un farouche explorateur, un combattant intrépide qui portait l’étrange nom d’Oeil de travers.
Est-ce que les Indiens avaient les yeux croches ? On ne le disait pas dans le roman de monsieur Fenimore et il n’en était pas question dans les manuels d’histoire.
Le timide, le craintif et l’inquiet a osé alors secouer ses peurs en s’aventurant sur une scène à l’école. J’ai appris les répliques de Molière, devenais Sganarelle et Clitandre, voulais être Godot, Pozzo et Lucky. Parler, parler pour voir et entendre, devenir un personnage au regard franc, qui savait quelle direction prendre dans la vie.

AVENTURE

La migration à Montréal m’a permis la plus formidable des aventures de lecture. Comme je n’osais pas tellement m’avancer sur les trottoirs de la ville, je lisais, du matin au soir et souvent d’un bord de la nuit à l’autre. Je me risquais à l’écriture aussi de l’œil gauche.
J’imaginais qu’il était possible de tout lire alors. Victor Hugo, Honoré de Balzac, Émile Zola, Cervantès et Homère, Chateaubriand et même un certain Jean-Jacques Rousseau.
Ce fut le ravissement avec Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski,  Léon Tolstoï, Nicolaï Vassilievitch Gogol et Les âmes mortes, Knut Hamsun et Hermann Hesse. Gilbert Langevin m’a fait découvrir Henri Bosco et Jean Giono. Et j’ai fait une grande place à la même époque à la famille Sartoris de William Faulkner. Boris Vian s’imposa après une exploration des territoires d’Yves Thériault.
Je n’oublierai jamais John Steinbeck et Les raisins de la colère. Le miracle s’est produit dans ce roman, à la page 141, tout en haut. Je me souviens encore parfaitement de la phrase. « Et ils se tinrent écartés, considérant à la dérobée le grand frère qui avait tué un homme et qui avait été mis en prison. » Mon œil gauche s’est tenu droit alors, parfaitement parallèle à celui de droite. Ce fut une sorte de transformation. Je devenais le téméraire qui patine sur un fil de fer à des hauteurs vertigineuses. Monsieur Steinbeck m’avait guéri, avec l’aide de tous les autres écrivains, bien sûr. J’étais un miraculé. Tous les livres avaient rendu mon œil semblable à l’autre. Je pouvais aspirer à une vie d’écrivain, jongler avec les mots et m’approcher d’une fille pour la regarder de très près en fermant les yeux.
J’étais drogué alors, plein de dépendance et il n’était pas question d’aller en désintoxication. Ma soif était insatiable. Je pouvais me moquer du temps en lisant. J’étais peut-être né très vieux, mais les livres m’avaient gardé dans le vestibule de l’adolescence. Comme si en lisant je me tenais à l’écart du tic tac de l’horloge. Comme si le temps m’avait abandonné dans un paragraphe de Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Louis-Ferdinand Céline et André Langevin.

LA FIN

Beaucoup plus tard, après avoir escaladé des montagnes de livres, je deviendrai peut-être un tout petit garçon tout plissé, courbé et un peu sourd devant le poids des mots, égaré entre les lignes d’un roman éclaté d’Éric Dupont qui sent le lilas. Je deviendrai un fantôme dans un CHSLD ou autre maison où l’on se prépare au grand départ en mangeant mou.
Je raconterai alors aux préposés aux bénéficiaires ma découverte d’Anaïs Nin, mes épiphanies avec Marguerite Duras, Pat Conroy, Günther Grass et Gaétan Soucy quand ils changeront ma couche. Je brandirai un roman de Gabriel Garcia Marquez devant la mort qui s’approchera de mon lit avec un plateau de pilules, pour la distraire, pour qu’elle me laisse le temps de finir mon chapitre, de relire L’odyssée d’Homère ou toute l’ouvre de Victor-Lévy Beaulieu. 
La mort n’en est pas à une page près.
Et puisqu’il faut mourir un jour ou encore au milieu de la nuit, après mon dernier souffle, mon dernier hoquet, je voudrais qu’on m’oublie dans une très grande bibliothèque, dans la rangée des livres peu fréquentés, au carrefour de la poésie et de l’essai. Qu’on me laisse là, dans un coin, un livre à la main pendant les premiers siècles de l’éternité, l’œil gauche ouvert, accroché à une phrase. Parce que lire, c’est s’abreuver à la fontaine de Jouvence, celle qui nous protège du temps et des grandes rafales des trous de mémoire. Lire, c’est demeurer dans l’émerveillement de sa jeunesse à jamais. J’en suis certain. C’est monsieur Michel Tournier qui me l’a dit. Lire, c'est guérir de tout.

jeudi 28 juin 2018

LA POÉSIE M’A TROUVÉ UN SAMEDI


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
Numéro 170 été 2018,
consacré à la poésie du Québec.


La poésie m’a trouvé un certain matin d’octobre où je m’apprêtais à amorcer ma journée de travail à l’épicerie de mon beau-frère à La Doré. J’avais dix-sept ans, peut-être moins. Je travaillais le vendredi soir et le samedi toute la journée jusqu’à vingt-deux heures. Je tenais la caisse, emballais les achats des clients, souriais aux enfants qui venaient acheter pour un sou de bonbon, transportais les gros sacs jusqu’aux autos. Une vingtaine d’heures en tout pour cinq dollars. Le salaire minimum était vraiment minimum alors. Bien sûr, j’avais certains avantages sociaux. Ma sœur servait les repas du midi et du soir et elle était fort bonne cuisinière. En plus, j’avais droit à un généreux morceau de gâteau au chocolat. Un délice qui valait bien des dollars !

Monsieur Nadeau venait régulièrement au magasin pour parler de tout et de rien. Sa principale occupation était de respirer du matin au soir. Il avait plein de temps dans les poches de sa chemise et sa blague à tabac. Monsieur Nadeau découpait chaque seconde au hachoir avec son tabac qui sentait le diable. Comme mon père qui faisait ses jours devant la fenêtre, condamné par la maladie de Parkinson à ne plus être qu’un témoin de l’agitation des hommes qu’il surveillait en maîtrisant ses tremblements. Se sentir glisser hors de la vie du village a été le pire châtiment que mon père a pu vivre.
Un samedi, encore très tôt, alors que les clients n’étaient pas encore tout à fait réveillés et que je préparais ma caisse, Monsieur Nadeau est entré et m’a lancé avec un petit sourire étrange : « La vie, c’est comme la température… » Je n’ai retenu que les premiers mots de ce qu’il racontait. Il devait être question du soleil, de la sécheresse, du vent qui arrachait les feuilles des grands peupliers autour de l’église et qui, un peu taquin, retroussait parfois les jupes des filles qui fréquentaient le couvent Maria-Goretti.
Je ne me souviens plus de ma journée de travail. Les additions, les grands sacs de papier brun qui se déchiraient souvent, les « mercis, les bonjours, je vous paie la semaine prochaine ». Mon beau-frère, en plus d’être un violoneux formidable, n’était pas capable de dire non. Il a perdu pas mal d’argent en faisant crédit à certaines personnes. Mais comment résister à des enfants qui dépendaient de lui pour manger ?
Le soir, après le travail, après une victoire du Canadien contre les Bruins, dans ma chambre alors que tout le monde dormait, j’ai pris une grande feuille blanche en tremblant comme si j’approchais la plus belle fille du village en retenant mon souffle. Et, j’ai commis l’acte de poésie.

La vie c’est comme la température
Parfois, ça peut faire dur
Souvent, c’est trop chaud
Quand le soleil pousse dans le dos.

J’étais convaincu d’être le Rimbaud de La Doré. Je n’avais encore rien lu de l’auteur des Poètes de sept ans, mais mon professeur de français, Jean-Joseph Tremblay,
avait répété en classe que c’était un grand poète. Les mots de Monsieur Nadeau tournaient autour de moi comme une guêpe excitée. La semaine suivante, dans la bibliothèque de l’École secondaire Pie XII, j’ai fini par trouver des extraits des poèmes d’Émile Nelligan.

Où vis-je ou vais-je ?
Suis-je la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels
S’en sont allés ?[1]

J’ai appris quelques poèmes d’Émile par cœur, le soir entre deux formules d’algèbre que je n’arrivais pas à comprendre et dont je doutais de la nécessité.

Ah comme la neige a neigé
Ma vitre est un jardin de givre
D’où les blonds ciels s’en sont allés
Ah la douleur que j’ai, que j’ai.

Je ne vous dirai pas l’effet qu’a eu Paul Éluard sur moi quand j’ai lu L’amoureuse un peu plus tard.

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel. [2]

Une déflagration, un big bang. Je me suis mis à la poésie comme on entre en religion, usant mes crayons à mine et effaçant sans cesse, cherchant la rime et le mot précis.

Mais que pouvais-je écrire après « les sanglots longs de l’automne bercent mon cœur d’une langueur monotone » ? Verlaine et Rimbaud avaient tout dit. Comment écrire quand on est le dernier à vouloir secouer les mots ? Comme si l’évolution de Charles Darwin avait pris fin avec mon père et que je n’étais plus qu’un boson de Higgs qui n’intéressait personne. Je transportai mon envie du poème à Montréal, dans une grande valise presque vide et me suis mis à la tâche avec dévotion.

LANGEVIN

J’ai déjà parlé de l’effet Gilbert Langevin. Il était mon premier poème vivant et je pouvais l’écouter, lui parler, le toucher et, il aimait la bière tout autant que moi. Avec Gilbert, je ne savais jamais quand il récitait l’un de ses poèmes ou bien quand il parlait comme tout le monde. Il m’a fait lire Antonin Artaud que j’ai eu bien du mal à saisir, Saint-John Perse, Paul Reverdy, Jules Supervielle, René Char, Yves Bonnefoy et bien d’autres. J’ai acheté alors presque toute la collection poésie de Gallimard, les beaux livres blancs que je garde encore précieusement. Je rêvais d’y voir un jour mon portrait sur la page de couverture.
Je tentais de faire exploser les mots pour qu’ils échappent à tous les carcans. Écrire de la poésie, c’est partir pour n’importe où et ne pas être certain de trouver le chemin du retour.
Et ce fut la lecture de Gaston Miron et Paul Chamberland. Ils ont eu le même effet sur moi que Marie-Claire Blais et son roman Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ils secouaient un Québec perdu dans un banc de neige, un pays qui avait besoin de massages et de mots pour se redresser.

La marche à l’amour s’ébruite en un voilier
De pas voletant par les eaux blessées de nénuphars
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
           que j’aime
                        que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas[3]

Je me suis mis à réciter les poèmes de Langevin et de Miron, d’Yves Préfontaine comme je l’avais fait avec les litanies pendant la Semaine sainte dans la grande église de La Doré. Il y avait tant de pistes à emprunter.
Tout a basculé quand j’ai mis la main sur L’homme approximatif de Tristan Tzara. Une révélation ! Je n’aurais jamais réussi à écrire L’Octobre des Indiens sans cette rencontre qui m’a retourné l’être à l’endroit et à l’envers. Tzara m’indiquait la route, me  donnait une forme pour le poème. J’avais l’impression qu’il m’offrait une embarcation dans laquelle je pouvais entasser tous mes mots et m’aventurer dans les plus gros rapides de la rivière des Ashuapmushuan.
Et j’ai eu mon recueil de poésie en 1971 aux Éditions du Jour. Un livre tout blanc avec le titre en rouge. Mon seul recueil de poésie.

HISTOIRE

C’est encore l’effet Langevin. Il trouvait mes poèmes narratifs. Je ne pouvais m’empêcher de raconter des histoires. Poète, oui, mais surtout conteur, inventeur de vérités et de mensonges. De quoi ébranler ma vocation de faiseur de poèmes.
Et j’ai écrit Anna-Belle au printemps, lors de mon retour au village, un roman qui n’est pas un roman, une histoire à côté d’une histoire où je convie tous les poètes à table. Mon texte est tapissé de poésie que je cite tout de travers pour danser autour d’une femme qui se drape de mots et de phrases. C’est comme si j’avais dynamité mes poèmes pour les laisser se répandre sur une centaine de pages. Parce qu’une poésie est un trou noir qui compresse les mots pour ne garder que les plus coriaces qui finissent par remonter à la surface. Et quand la dilation brusque (terme pour remplacer big bang que je ne veux pas répéter) se produit, ça donne souvent des romans.

LECTURE

Je lis encore et toujours François Charron l’admirable. Carol Lebel, mon ami de toujours, ses textes lourds de questions qu’il accole à des toiles qui sont comme des fenêtres qui s’ouvrent sur des mondes fascinants. Mon ami Carol qui a été de toutes les aventures, particulièrement celle de Sagamie-Québec, une maison d’édition où nous pensions réinventer la phrase. Il y a publié son très beau recueil Difficile de respirer dans les yeux des autres. Une amitié indéfectible depuis plus de trente ans maintenant.

Les mots sans mystères
S’effacent les uns après les autres[4]

François Turcot l’étonnant, l’existentiel et l’humaniste, Charles Sagalane pour les chemins singuliers qu’il emprunte et qui croit que la littérature peut aider à survivre ; Denise Desautels pour la danse et la respiration, Hélène Dorion pour ses murmures et la musique qu’elle sait si bien évoquer. Je viens de découvrir Gabriel Robichaud et je n’ai plus que ses mots dans les oreilles depuis que je l’ai entendu chanter en s’accompagnant à la guitare.
J’aime encore et toujours Pierre Morency pour la justesse de ses confidences, son poème lisse comme les oreilles d’un chat. Ça me ramène à Guillevic que je lis souvent, devant la fenêtre qui donne sur le Grand Lac sans fin ni commencement pour me dresser face au monde.
Et parfois aussi, je m’attarde aux paroles de certains chanteurs, de Luc De Larochellière en particulier, pour me souvenir qu’une chanson est un texte avant tout. J’écoute ses si belles mélodies et ça me fait du bien à l’âme.

Alors mettez au cimetière les balançoires les toboggans
Que l’on voie s’enfuir la misère devant tous les rires des enfants
Pendant qu’encore à la radio on nous joue et rejoue sans fin
La tragédie du grand suicide américain.[5]

J’aime la poésie, ce souffle qui se tient en équilibre sur l’horizon, ce battement des paupières qui fait trembler l’Amérique, ces réunions d’hirondelles au mois d’août avant l'envol pour le plus long et le plus fou des voyages. Le grand pic aussi qui s’approche du pavillon pour me demander ce que je suis en train de faire là, sans bouger, comme si j’avais perdu l’usage de mes yeux. Il penche la tête et je lui réponds immanquablement avec un poème d’Anne Hébert.

L’éclat du midi efface ta forme devant moi
Tu trembles et luis comme un miroir
Tu m’offres le soleil à boire
À même ton visage absent.[6]

 Le grand curieux s’envole en riant et battant des ailes. Je ne sais jamais alors s’il se moque de moi ou s’il aime particulièrement les mots de la magnifique Madame Anne Hébert.




[1] Nelligan Émile, Poésie complète, Éditions Typo, 1998.
[2] Éluard Paul, Capitale de la douleur, Poésie Gallimard, 2015, page56.
[3] Miron Gaston, L’homme rapaillé, Les Presses de l’Université de Montréal, 1970, page 39.
[4] Lebel Carol, Carnet du vent 2, Éditions de l’A.Z., 2017, page 12.
[5] De Larochellière Luc, Suicide américain, chanson tirée de l’album Autre monde, 2017.
[6] Hébert Anne, Œuvre poétique 1950-1990, Boréal Compact, Montréal, 2005, p.50.

mercredi 6 juin 2018

UN BEAU VOYAGE AVEC YVON PARÉ


COLLABORATION SPÉCIALE

Il y a des artistes et artisans de littérature aux quatre coins de ce pays qui est le nôtre. Yvon Paré est de ceux-là et tout le Saguenay-Lac-Saint-Jean connaît son œuvre, sa longue carrière de journaliste et d’animateur culturel. J’ai lu quelques-uns de ses livres, mais j’ai surtout eu le plaisir de travailler avec lui à Lettres québécoises.

Présentations faites, je vous propose son plus récent récit intitulé L’Orpheline de visage. Impossible d’en sortir indemne, tellement il nous transporte dans le double univers de la réalité et de la fiction. L’auteur joue de cette dualité en s’adressant à son amie Nicole Houde, écrivaine originaire de sa région décédée en 2017, et en maillant leur univers littéraire, parfois dans des dialogues évocateurs.
En ouvrant le récit, j’ai pensé au Docteur Ferron, le « pèlerinage » au cœur de l’œuvre de celui-ci entrepris par Victor-Lévy Beaulieu. De tous les livres consacrés à des écrivains, le Ferron me semble l’ultime exemple de son art, VLB ayant confié les dialogues à ses propres personnages et à ceux de celui qu’il considère comme son maître. C’est exactement ce que fait Yvon Paré en grande conversation avec Nicole Houde ou en laissant leurs personnages dialoguer avec une rare fulgurance.
Je vous rassure: il n’est pas nécessaire de connaître les livres de l’une et l’autre si on accepte s’être attentif au discours des protagonistes. J’ai aimé entrer à l’aveugle dans leur univers respectif, et d’ainsi connaître et comprendre l’itinéraire de leur vie qui les a amenés à l’écriture malgré des embûches qui en auraient découragé plus d’un. Autre temps, autres mœurs de dire le proverbe qui prend tout son sens dans ce récit et nous amène à comprendre le titre L’Orpheline de visage.

ÉMOTIONS

Les émotions sont vives, parfois déchirantes, peut-être plus du côté des propos de Nicole Houde, mais elles s’accordent parfaitement avec ce qu’ils ont écrit, aussi bien les trames que les personnages imaginés. Nous découvrons ainsi la rupture entre le travail des pères et des mères et les rêves des jeunes de leur époque, celle de la fin des années 1940. Partir pour Montréal y étudier la littérature n’est rien de moins qu’un rejet des valeurs traditionnelles qui exigeaient que l’homme trime dur pour gagner le pain familial. Quant aux jeunes filles, l’horizon n’allait pas beaucoup plus loin que la terre familiale et l’obligation canonique de la maternité annuelle. Y.P. et N.H. ont refusé de tels destins et choisi de forger leur propre avenir, coûte que coûte.
Yvon Paré raconte tout cela et encore plus en étant généreux de confidences que des personnages de ses ouvrages corroborent. Il est d’une infinie délicatesse quand ce sont les personnages de Nicole Houde qui entretiennent le dialogue, mais aussi quand il rappelle des jours qu’elle a passés chez lui à écrire dans le calme de la maison de campagne.
Il y a une forte dose d’humanisme dans ce livre qui, somme toute, est écrit à quatre mains, un peu comme l’a fait Danielle Dubé dans Entre toi et moi (Pleine lune, 2017), un recueil d’haïkus dont les poèmes alternent entre ceux de Nicole Houde et les siens, et devient ainsi un dialogue poétique. Puis, le récit d’Y. Paré illustre que la solitude de l’écrivain peut parfois être partagée et créer des univers où l’écho de l’une répond à celle de l’autre en une parfaite harmonie.

AVENTURE


La lecture de L’Orpheline de visage est une aventure de l’intelligence et de l’émotion d’une grande sensibilité qui rassure sur la nature humaine trop souvent mise à mal. L’écriture de l’auteur est sobre, sans autre artifice que celles qu’exige le discours littéraire dont il connaît très bien les arcanes et les règles. Puis, quand on referme le livre, des phrases, des images, des lieux, des personnages continuent d’habiter notre propre imaginaire et de nourrir notre vie intérieure. Un beau voyage, vous l’ai-je dit.


L’ORPHELINE DE VISAGE, YVON PARÉ, Montréal, Pleine Lune, coll. « Plume », 2018, 136 p., 21,95 $.