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mardi 7 septembre 2021

COMME UN VOYAGE AU PAYS DE MON ENFANCE

DANS ALLER AUX FRAISESun recueil de trois nouvelles d'une quarantaine de pages chacune, Éric Plamondon s’attarde à l’adolescence, le début de la vie d’adulte, la découverte de l’autonomie, de l’amour, de la sexualité, de la fête aussi tout en composant avec des parents divorcés. Le père a eu la garde de l’enfant pendant les premières années. La mère prend la relève quand arrive le moment d’étudier au cégep et le jeune homme doit déménager à Sherbrooke, quittant Québec où il a ses assises et ses amis. Nous sommes habitués à l’inverse, soit que la mère devienne responsable d’un garçon qui cherche le père manquant. Le fil conducteur? La plongée dans son petit monde et de celui des parents, une sensibilité particulière à son environnement, à des personnages marginaux qui hantent certains villages, capables des exploits les plus étranges et sordides. Des travailleurs qui ne lisent pas, n’entrent jamais dans un cinéma, qui s’étourdissent pour le meilleur et le pire. La vie au ras du sol et des occupations quotidiennes qui avalent tout le temps qu’on peut avoir.

 

Ce titre un peu bucolique, Aller aux fraises, me rappelle ces étés, où encore enfant, ma mère m’envoyait aux fraises des champs qui rougissaient le long des clôtures et dans les fossés de la ferme familiale. Des fruits à peine visibles dans l’herbe haute que j’avais bien du mal à repérer parce que je suis daltonien. Je distingue difficilement certaines couleurs. Je ne le savais pas à l’époque. Pour un garçon qui rêvait d’être peintre, cela pose un problème. Oui, j’étais mauvais cueilleur, ne voyant pas ces fruits qui se dissimulaient partout, ce qui ne m’empêchait pas de les adorer, surtout quand elles étaient devenues des confitures par la magie de ma mère. 

Éric Plamondon connaît du succès et j’ai beaucoup aimé ses précédents ouvrages, particulièrement 1984 dont j’ai déjà parlé dans mes chroniques. L’auteur s’intéresse à la grande et petite histoire, se faufile dans les mailles de certains faits comme la bataille de Restigouche où les Autochtones se sont révoltés et ont fait face aux forces policières pour récupérer leurs droits de pêcher le saumon. Plusieurs de ses livres ont été traduits. Plamondon vit en France, mais est demeuré résolument québécois par son écriture et les sujets qui retiennent son attention. En cela, il suit les traces d’Anne Hébert qui a toujours situé ses romans dans le Québec tout en habitant le pays de Jean Giono.

 

SUJETS

 

Souvent, Plamondon s’attarde à des anecdotes de famille, à des marginaux qui hantaient les tavernes à une certaine époque, avalant bière après bière tout en jouant au billard. C’est le sujet de sa deuxième nouvelle intitulée Cendres. Des ouvriers qui répètent inlassablement des gestes et des propos pour échapper à l’ennui et à la monotonie de leur vie.

 

Mais parfois à Saint-Basile, il ne se passait rien d’extraordinaire, rien d’assez fascinant pour en tirer une histoire. Comme ces soirs d’automne où la noirceur arrive pendant le souper, avant cinq heures et demie, que le vent souffle et que la pluie frappe la vitre de la cuisine en diagonale. On n’a rien à dire, rien à faire, mais on prend quand même son courage à deux mains pour aller se boire une bière. C’était un de ces soirs où il n’y avait qu’un Small Godin et un Finger Hardy pour venir tenir compagnie à Ti-Gilles Gérard, qui tapait des boules seul au billard depuis le milieu de l’après-midi en s’appliquant à ne pas boire plus de deux bières à l’heure. (p.57)

 

Des histoires que des gars se racontent autour d’une table en vidant des bouteilles de bière, des grosses, j’imagine, riant aux éclats pour prendre leurs distances avec la réalité. Des aventures que tout le monde connaît et aime répéter. Des gestes qui se donnent des proportions épiques. 

Tout ça me replonge dans La mort d’Alexandre où je suis les péripéties de deux de mes frères, des abatteurs d’arbres capables de toutes les extravagances quand ils n’en pouvaient plus des cyprès et qu’ils s’échouaient dans le premier bar venu pour dépenser tout ce qu’ils avaient gagné pendant des semaines à suer sang et eau dans les montagnes, se débattant au milieu des moustiques l’été, la neige et le froid en hiver. Cet univers avait fait tiquer bien des commentateurs à l’époque. Les critiques dédaignaient le langage cru et vrai de mes héros. Pourtant, le sujet revient à la mode et on applaudit maintenant. Comme quoi les temps changent et ce qui était mal vu il y a quarante ans (mon roman est paru en 1982), est moderne et acceptable dans le monde des réseaux sociaux. 

Des hommes capables de travailler pendant des heures en exécutant les pires tâches et qui se retrouvent dépourvus, bredouillant devant une femme. Les personnages de Plamondon sont de la même race. De grands parleurs quand ils sont chaudasses et qui peuvent se lancer dans des entreprises où ils risquent leur peau. Leurs exploits n’ont de retentissement que dans les bars et ils ne recevront jamais la médaille du courage de l’Assemblée nationale du Québec. Mal dégrossis, peu scolarisés, ils s’enfoncent dans le quotidien jusqu’à ce que le corps flanche et qu’ils disparaissent dans l’indifférence. 

 

Il venait de quelque part dans le bout de Charlevoix. C’est à peu près tout ce qu’on connaissait de son passé. Il avait choisi ce soir de novembre pour raconter aux deux autres qu’il avait perdu son père à sept ans et sa mère à douze. Ses parents étaient enterrés à Saint-Irénée. Il n’était pas question de revoir sa famille d’adoption à Baie-Saint-Paul. Tout ce qu’il voulait pour ses dernières volontés, c’était d’être incinéré et enterré à côté de son père et de sa mère, sur le bord du fleuve, là où il avait vécu ses premières années de sa vie. Les gars en étaient à leur cinquième bière après trois ponces. L’histoire de Ti-Gilles leur avait mouillé l’œil. La bouche pâteuse, Small et Finger avaient juré solennellement, en levant leur verre, que si Ti-Gilles mourait avant eux ils porteraient ses cendres jusqu’au cimetière de Saint-Irénée. (p.59)

 

Un langage cru, des sacres ici et là, quelques blasphèmes qui ne passaient pas en 1982 et que l’on trouve charmants maintenant, typiques pour ne pas dire nécessaires. 

Ça me touche ces histoires, parce qu’il me semble que La mort d’Alexandre, si un éditeur avait le courage de le sortir des limbes, pourrait connaître un beau succès. Comme si mes personnages devenaient acceptables avec le temps et qu’ils étaient maintenant fréquentables. Peut-être que le Québec a changé et qu’il peut se regarder dans les yeux, rire en écoutant des aventures que l’on racontait après deux ou trois verres de trop. Ça me fait tout drôle et étrange. Peut-être que j’ai publié mon roman à la mauvaise époque. Ça peut arriver. Et Victor-Lévy Beaulieu qui avait accepté le manuscrit était peut-être un visionnaire. Pas que je sois amer. J’ai connu de belles choses avec ce roman de forestiers, d’ivrognes, de misères et d’amours impossibles. 

Un résident de Péribonka, pendant des années, a lu La mort d’Alexandre au moins une fois par année, y retrouvant le monde de sa jeunesse, les années où il avait dû s’enfoncer dans les montagnes pour donner un coup de main à sa famille et gagner sa vie en abattant des arbres. C’est sans doute l’une des plus belles choses que j’ai vécues avec ce fidèle qui avait fait de mon roman le seul livre de sa bibliothèque et qu’il ouvrait lentement, comme s’il s’apprêtait à faire un pèlerinage. 

 

SUJET

 

Les trois nouvelles nous plongent dans les mythes de village, les prouesses d’un adolescent comme dans Aller aux fraises qui découvre le plaisir et la fête. On boit beaucoup dans les histoires de Plamondon pour le meilleur et surtout le pire. Ça me touche et me rappelle bien des choses. Je revois mes frères efflanqués (tous morts dans la cinquantaine) qui migraient de chantier en chantier, mais étaient capables de faire rire aux larmes quand ils se retrouvaient autour d’une table pleine de bière et qu’ils embellissaient leurs aventures dans les forêts de Chibougamau et de l’Abitibi. 

Éric Plamondon est un conteur efficace qui m’a plongé dans mon passé, a secoué une foule d’histoires qui encombrent mon esprit, comme ces objets que l’on accumule dans les greniers et qui ne servent plus à rien. Tous ces meubles et outils que l’on regarde avec une certaine nostalgie. C’est direct, pas compliqué, franc et amusant. 

Beau moment dans Thetford Mines, un voyage dans la neige et la poudrerie propre à tous les fantasmes et toutes les surprises au Québec. Qui n’a pas connu un tel moment, la peur de se perdre dans l’aveuglement de la tempête? Ça m’a fait du bien de m’attarder à ces textes, comme si je retrouvais des personnages de mon enfance et qu’ils réussissaient à revenir du monde des morts. 

 

Plus ça s’accumulait au sol, moins j’allais vite. Il devenait difficile de savoir si j’étais toujours sur la route. Je commençais à me demander si je me rendrais à destination avant qu’il ne soit trop tard. Avec un peu de chance, peut-être allais-je bientôt tomber sur le trajet d’une gratte qui pousserait des tonnes de neige pour m’ouvrir la voie. Le tunnel dessiné par les phares rétrécissait sous les précipitations qui redoublaient d’ardeur. Michael Jones laissait glisser ses doigts sur les touches du piano : allegro, forte, pianissimo, andante. Je venais d’avoir dix-huit ans. (p.103)

 

Pendant ma lecture, j’ai entendu les rires de mon père, les voix de mes frères qui se relançaient à savoir qui avait fait la pire des bêtises. De quoi passer de beaux moments. Un style net, précis et une phrase qui vous prend par la main et ne vous lâche plus.

 

PLAMONDON ÉRIC, Aller aux fraises, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2021, 17,95 $.

 

https://lequartanier.com/parution/447/Éric_Plamondon_Aller_aux_fraises

mercredi 16 juin 2021

LA CENSURE HANTE ENCORE LES ÉCRIVAINS

LA RÉÉDITION DE Marie Calumet de Rodolphe Girard est quasi passée inaperçue. Ce livre, qui voit le jour en 1904, a fait scandale et le romancier, journaliste à La Presse, en a payé chèrement le prix. Saluons l’initiative du Quartanier qui donnera peut-être à monsieur Girard la place qui lui revient dans notre monde littéraire, soit celle d’un pionnier, d’un téméraire qui s’est dressé devant les diktats de la censure de l’époque. Publié à compte d’auteur, Marie Calumet est précédé d’une importante campagne de promotion, créant ainsi un événement. Une première du genre au Québec, une manière de faire qui nous est devenue familière. Le titre est attendu par un certain public. J’imagine que Rodolphe Girard avait conscience que son récit pouvait semer la controverse. S’inspirant d’une chanson grivoise que certains risquaient dans les soirées, après avoir levé le coude un peu trop, il devait prévoir que l’Église réagirait, mais peut-être pas au point de le forcer à l’exil. Le premier tirage disparaît en quelques jours. Un succès de marketing, un triomphe commercial se dessine. 

 

En 1904, Albert Einstein rend publique sa théorie sur la relativité. Un énoncé qui bouleverse la pensée et la manière de concevoir l’univers, sans cependant effleurer les dogmes du clergé au Québec qui exerce un contrôle absolu sur les publications et impose ce qu’il considère comme la bonne littérature. 

Damasse Potvin, amorce sa carrière de journaliste et d’écrivain. En 1908 paraît Restons chez nous qui jouera un rôle important dans ce que l’on nomme le courant du terroir. Maria Chapdelaine, d’abord un feuilleton, en France, à partir de 1913, devient un vrai livre en 1921. Potvin fera tout pour discréditer l’œuvre de Louis Hémon, enquêtant à Péribonka, tentant de démontrer que le Breton n’a fait qu’un «reportage» sur les gens de ce coin de pays. Il sera à l’origine du mythe d’Éva Bouchard, qui finira par se prendre pour Maria et travaillera à la réalisation du musée Louis-Hémon de Péribonka. 

Le courant du terroir trouvait ses sources dans les écrits d’Antoine Gérin-Lajoie. Son Jean Rivard le défricheur et Jean Rivard l’économiste, ont été des succès et ont longtemps servis de modèles. L’auteur de la chanson Un canadien errant se montre plutôt conservateur dans ses ouvrages, un esprit peu ouvert aux changements et à la modernité. 

J’ai un exemplaire de Jean Rivard le défricheur publié par les Éditions Beauchemin, en 1935. Un livre comme on n’en fait plus. Un grand format, papier soigné et impression impeccable. Nous sommes trois ans avant Trente arpents de Ringuet (Philippe Panneton) qui mettra fin à ce que l’on peut qualifier de courant paysan.

J’ai lu ces gros livres au secondaire. Je fus bien le seul de ma classe. Le héros romanesque (il ne peut s’agir que d’un homme) s’installe dans une nouvelle paroisse, sur un lot en bois debout pour défricher. Son épouse plutôt effacée s’occupe d’une tralée d’enfants comme une petite PME. Le mal gîte en ville, dans les usines et les bars qui donnent un aperçu de l’enfer. 

 

ORIGINALITÉ

 

Rodolphe Girard s’éloigne de ces modèles en usant d’un humour corrosif pour peindre les mœurs de la campagne, des paysans têtus et surtout, il se moque du clergé. Son abbé Lefranc serait dénoncé maintenant pour agression sexuelle. 

L’écrivain est particulièrement mordant dans ses descriptions des villageois. Il possède un sens de la caricature que l’on ne trouve pas dans les publications recommandées par les religieux. Tout y passe, certaines habitudes, des croyances, les chicanes, les commérages et les remous que les belles filles provoquent autour d’elles. C’est rabelaisien, souvent loufoque et impitoyable. La visite d’un prélat à Saint-Ildefonse est un morceau d’anthologie. Le lecteur suit un petit despote qui s’ennuie devant des sujets prêts à tout pour attirer son regard. 

 

Le cortège s’avançait avec majesté. En tête, une cavalcade rustique précédait le carrosse de Monseigneur l’Évêque, traîné par deux chevaux blancs dont la queue et la crinière étaient tressées avec d’étroits rubans bleus et rouges. Les cavaliers déhanchés, de chaque côté de la route, écartaient la foule. Moelleusement étendu sur un coussin de velours grenat, le prélat, sec, le visage glabre, esquissait un sourire mielleux et béat, tapait des yeux réjouis derrière les verres de ses lunettes cerclées d’or fin. (p.97)

 

Un roman truculent qui garde toute sa saveur, par-delà les modes et les avant-gardes. Rodolphe Girard montrait une direction qui s’est perpétuée au Québec malgré la surveillance du clergé. Ce roman assez volumineux (la réédition fait 300 pages) traçait la voie à une littérature plus libre et moins contraignante, critique et capable de se moquer de nos travers.

 

MARIE CALUMET

 

La réaction du clergé est fulgurante et d’une férocité exemplaire. Pas un auteur ne peut résister à une attaque semblable, surtout dans un milieu où tous les cordons du pouvoir sont entre les mains de l’Église.

 

«Pages aussi sottement et grossièrement conçues, aussi niaisement et salement écrites» qu’elles constituent un «danger de perversion morale, esthétique et littéraire». 

                                                          La Semaine religieuse, 8 février 1904.

 

Mgr Paul Bruchési, l’archevêque de Montréal, met le livre à l’index (autant dire qu’il en interdit la circulation et la lecture) et exige le congédiement de l’impie. Ce qui sera fait. Les portes se ferment devant le provocateur. Plus un employeur ne veut prendre le risque d’embaucher ce père de famille qui a osé défier l’Église. Il ne peut plus travailler au Québec, migre à Ottawa, devient directeur du journal Le temps et fonctionnaire au Secrétariat d’État. Il s’enrôle et participe à la Première Guerre mondiale comme soldat en France. Il ne rentrera au Québec qu’à la retraite et ne connaîtra guère les feux de la rampe malgré plusieurs publications où il s’amende quelque peu.

 

PROVOCATION

 

Marie Calumet nous entraîne dans une paroisse au nom un peu étrange : Saint Ildefonse. Pourquoi pas? J’ai bien inventé Saint-Inutile dans Le violoneux. Le curé Flavel dirige la petite communauté et agit en bon gardien des mœurs. Tout le monde obéit au doigt et à l’œil sans trop protester. 

Marie Calumet, la nouvelle intendante de l’abbé Flavel, s’avère une cuisinière capable de remplir un estomac avec la gastronomie de l’époque. Ragoût de pattes et pâté à la viande, oreilles de crisse, rôti de porc, beignes, tartes au sucre et des douceurs qui n’ont rien à voir avec nos délices végétaliens. Les prêtres, des paysans dégrossis au séminaire, s’empiffrent, aiment le vin de rhubarbe et le tabac canadien. Si le curé Flavel est un bon gars, son ami, l’abbé Lefranc, ne se gêne pas pour reluquer la nièce de son collègue, la belle Suzon et ne demanderait pas mieux que de la confesser. 

 

Profitant de ce moment où ni l’un ni l’autre ne le regardaient, le curé Lefranc admira à la course ce pied fin, ce bas de jambe fluet qui laissait soupçonner un mollet bien tourné et une jambe sans pareille s’enfuyant sous la jupe de calicot bleu pâle parsemé de pâquerettes blanches et pures comme l’âme de la petite. Les hanches arrondies, la taille délicate, les seins frémissants, soupçonnait-il, dans leur fermeté blanche et leur épanouissement naissant, firent courir un frisson sur la chair du curé Lefranc. (p.20)

 

Mgr Bruchési ne pouvait tolérer une telle insolence. Cette ode au corps féminin devenait sacrilège à une époque où les femmes mariées ne pouvaient enseigner, où celles qui étaient enceintes devaient se faire discrètes. Bien plus, Girard a le culot de citer de larges extraits du Cantique des Cantiques. La belle Suzon tombe presque en pâmoison en lisant ce texte érotique. 

 

Suzon était tellement empoignée par cette lecture que, mangeant les pages des yeux, avec un frisson sur sa peau blanche et ses formes fermes de pucelle, elle n’entendit ni ne vit rentrer le curé. (p.119)

 

SACRIFIÉS

 

L’histoire littéraire du Québec a eu plusieurs de ces sacrifiés. La Scouine d’Albert Laberge, paru en 1916, sera aussi victime de l’index et de la vindicte du cardinal Paul Bruchési, le grand inquisiteur. Son homonyme, Camille Roy à Québec, va jusqu’à qualifier Laberge de «père de la pornographie au Canada». À redécouvrir la version de Gabriel Marcoux-Chabot publié à La Peuplade en 2018. 

Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey seront voués aux enfers en 1934. Le cardinal Rodrigue Villeneuve de Québec le forcera à l’exil en menant une véritable vendetta contre ce journaliste. Les personnages de la bonne société font usage de drogues dans cet ouvrage, boivent et pratiquent ce que l’on nommera plus tard l’amour libre. La direction du journal Le Soleil exige le départ de Jean-Charles Harvey. Il se retrouve sans emploi le 30 avril 1934.

Plusieurs romans seront boudés, sans être mis à l’index, pour des raisons idéologiques comme Les vivants, les morts et les autres de Pierre Gélinas, paru en 1959. L’écrivain décrit les luttes syndicales et la montée du socialisme dans le milieu ouvrier. Un sujet tabou que l’Église et l’État ne tolèrent guère. D’autant plus que les communistes hantent le gouvernement et le clergé alors. Pierre Samson, dans Le mammouth, rend bien ce milieu et les actions de certains militants.

Comme quoi la censure n’est pas une invention moderne. Elle a toujours été là, ravageuse et séditieuse. La liberté de dire et de penser est un combat que bien des générations ont dû reprendre jusqu’à la mort de Maurice Duplessis et l’arrivée de la Révolution tranquille. 

Intriguant aussi de voir que les romans bannis ont souvent pour titre le nom d’une femme. Ça nous rappelle que les luttes que l’on mène maintenant sont peut-être des relents d’une époque surannée. Les mots en «n» depuis quelque temps, et tout ce qui risquait d’égratigner le clergé, il y a cent ans. Comme quoi le monde ne change guère. Les gardiens de la morale se passent le flambeau d’une génération à une autre. 

Rodolphe Girard aura été un précurseur et un pionnier dans cette recherche d’expression et de liberté. Il faut lui en être reconnaissant et lui faire une belle place dans notre histoire littéraire. Le temps aura eu raison de ses censeurs même s’ils ne cessent de se renouveler et de s’imposer de toutes les manières possibles.

 

(Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Numéro 181, consacré à la littérature franco-canadienne et à l’écrivain d’origine congolaise, Blaise Ndala.)

 

GIRARD RODOLPHEMarie Calumet, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2020, 24,95 $.

https://www.lequartanier.com/auteur/121/Rodolphe_Girard

jeudi 9 janvier 2020

THIERRY DIMANCHE VA TRÈS LOIN

Photo Justine Latour, LE DEVOIR
TROIS AMIS PRENNENT la parole tour à tour dans Cercles de feu de Thierry Dimanche. Le trio nous plonge dans un monde fascinant où le meilleur et le pire s’imposent. Ce suspense m’a entraîné dans les brûlés, les cendres et la suie, une chaleur étouffante, les délires de la coke et de l'alcool, la solitude et la fièvre avec ces petits champignons qui jaillissent du sol comme des pépites d’or dans la forêt boréale. Un retour dans des territoires que j’ai fréquentés une grande partie de ma vie, mais que cet écrivain me révèle sous un autre jour. Plonger dans l’odyssée des cueilleurs de morilles n’est pas sans danger. Personne n’en sort indemne.

Certains romans surprennent parce qu’ils nous poussent dans des univers que nous pensons bien connaître. Cercles de feu de Thierry Dimanche me ramène dans des lieux où les incendies de forêt font rage au nord du Lac-Saint-Jean. Des sites que j’ai sillonnés pendant des années. Même que certains protagonistes font escale dans mon village de La Doré, s’arrêtent pour faire la fête à Dolbeau-Mistassini et s’installent à Péribonka, lieu mythique de la littérature québécoise. Comme quoi les endroits les plus connus peuvent garder leurs secrets et les écrivains, ces chercheurs de trésors, arrivent toujours à vous surprendre. Une réalité que je n’avais pas imaginée et des événements qui se déroulent dans ma cour pour ainsi dire.
Thomas Thériault traverse le Québec par l’Abitibi pour retrouver des amis au Lac-Saint-Jean. Les trois vont partir en territoire inconnu, chercher les lieux brûlés, les feux qui marquent l’actualité tous les printemps, quand la pluie tarde à venir. Il y a une saison des incendies de forêt au Lac-Saint-Jean et rares sont les années où je n’ai pas vu les avions jaunes de la SOPFEU dans le ciel de mon coin de pays.
J’ai même vécu « mon feu de forêt », il y a longtemps, pas très loin de Chibougamau. Tous les travailleurs avaient été mobilisés comme sapeurs. Je n’ai pas connu souvent des moments aussi impressionnants dans ma vie. Voir des épinettes flamber comme des allumettes est inoubliable. J’imagine l’enfer que vivent les Australiens depuis des jours. Un feu de forêt, c’est l’horreur et comme une vengeance de Dieu. L’impression que l’air s’enflamme et que le moindre coup du vent va vous cerner et devenir fatal. Je pense aussi à cette déflagration qui a soufflé la région du Lac-Saint-Jean en 1870, faisant plusieurs victimes et détruisant des villages entiers avant d'aller mourir aux abords du fjord du Saguenay. Cet événement a bousculé notre imaginaire. Tout comme ces immenses incendies qui constituent la trame de Il pleuvait des oiseaux, le si beau roman de Jocelyne Saucier. Ces catastrophes marquent le vécu du Québec.
J’ignorais pourtant que l’année suivant un brasier assez intense, les morilles poussent en abondance. Particulièrement la morille de feu, une variété qui apparaît dans les terrains sablonneux, les pinières rasées par les flammes. Un délice pour les gastronomes qui vient directement de l’enfer.

La saison des morilles communes était déjà bien avancée, mais je ne pouvais m’empêcher de l’étirer. La période de fructification des morilles communes - morille conique, morille blonde, etc. - se termine début juin, moment où les morilles de feu apparaissent en plus grand nombre, comme si les espèces se passaient le relais. Les cueilleurs d’agrément se concentrent sur les premières. Mais l’avènement de la morille de feu ouvre une seconde saison qui, si la nature se montrer favorable, accapare les junkies de la cueillette et les entrepreneurs de brousse jusqu’en juillet. (p.23)

Thomas, Paul-Marie et Claude ont des cartes, des GPS, tout l’équipement pour traquer la morille qui attirent des marginaux qui se disputent les brûlés. Un peu comme les cueilleurs de bleuets faisaient avant l’arrivée des immenses bleuetières commerciales. La ramasse en forêt a perdu beaucoup de son importance. Rares sont ceux maintenant qui s’exilent dans les montagnes pour chasser ce petit fruit bleu pendant des semaines.
Les trois empruntent des chemins à peine tracés, traversent des rivières et des cours d’eau pour trouver le site idéal, là où les morilles surgissent comme par magie après un orage. Ils ont l’équipement pour faire sécher leur cueillette et la préserver avant de croiser l’acheteur. Autrement dit, il faut certaines connaissances pour amasser un pécule intéressant. Ce serait même fort rentable quand la saison est bonne. Et il y a le bonheur de se retrouver en forêt, au milieu du monde, tout seul et vivant.

Les outardes volaient en carrousel à cinq mètres au-dessus de ma tête. Leurs ombres mouvantes découpaient les nappes de soleil qui filtraient dans la clairière, où de rares arbres avaient en partie survécu à l’incendie. Trois hauts pins blancs bordés de quelques peupliers avaient conservé leurs cimes vertes. Je répondais aux cris des outardes en tournant sur moi-même, hilare et finalement très heureux de me trouver seul. (p.347)

Étrangement, je ne savais rien de cette activité, encore moins l’existence de Morille Québec qui commercialise ce champignon et qui a son siège social à Chicoutimi.
Thierry Dimanche emboîte le pas de ces chercheurs d'eucaryotes pluricellulaires qui se dispersent au nord du Lac-Saint-Jean, travaillent de l’aube à la brunante et cueillent la petite perle convoitée. Tous pensent y faire fortune, du moins amasser un bon magot s’ils ont un peu de chance. Tout dépend de la saison, de la chaleur, de la pluie et de l’intensité des feux.

AVENTURE

Il faut bien connaître le terrain pour trouver le lieu parfait où les morilles surgissent un matin comme par magie.

Depuis deux ans que je m’intéressais aux champignons sauvages québécois. J’étais tombé sur quelques cèpes  et autres bolets, de même que sur un bon petit secteur de chanterelles, mais la découverte des morilles blondes était d’un autre ordre. J’avais l’impression d’avoir trouvé des météorites vivantes, juchées sur des pieds blanchâtres musculeux, ou des organismes issus des fonds marins. (p.36)

Les amis vivent des années de vaches maigres, jurent de ne plus se laisser prendre, reviennent la saison suivante et cherchent l’endroit où la morille jaillit des plis du sol et se multiplie à une vitesse effarante.
Tous sont happés par une véritable fièvre, une passion qui rend aveugle et sourd. Ils ne pensent qu’à trouver les plus beaux spécimens, perdent toute prudence et risquent des blessures ou encore de s’égarer quand le fameux GPS s’éteint et qu’ils ne savent plus où aller. Tous oublient le temps et l’espace pour cueillir dans une sorte de frénésie qui les laisse au bord de l’épuisement.

Je fumais ma dernière cigarette en regardant le feu mourir. J’écoutais couler la rivière Trenche pis je revoyais mes casiers, pis plein d’autres casiers pleins de morilles partout, à terre, dans les arbres, jusque dans le ciel. Sur le dos dans la roulotte, les yeux fermés, je continuais à les voir. Un tapis d’alvéoles défilait sans fin à l’intérieur de mes paupières. Comme quand tu reviens du parc d’attractions pis que tu continues à descendre les montagnes russes. Comme quand tu passes la journée à jouer à Tetris pis que les morceaux continuent à s’emboîter, les lignes à disparaître, le score à augmenter. Je m’efforçais de susciter d’autres images mentales, et des séries de nappes à carreaux et de paires de seins m’accompagnaient dans le sommeil. (p.308)

Une folie, une passion, une obsession, un délire que les excès d’alcool et de substances hallucinogènes aggravent. Tous deviennent irascibles, paranoïaques, se méfient de tout le monde et tentent de tirer profit de la manne. Il vient enfin le « grand kaboum » comme dit Paul-Marie, l’année d’abondance où la cueillette dépasse tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Ce dernier s’égare, avec son mal de dos, sa mauvaise humeur, Thomas se fait une entorse. Les deux n’arrivent plus à s’orienter et à rentrer au campement. Paul-Marie passera quelques nuits dans le brûlé, respirant la cendre et la suie. Claude, happé par la fièvre de la morille ne fera rien pour le retrouver.
Un roman d’obsessions, d’amitiés trahies qui pousse certains hommes à commettre les pires gestes, à s’abandonner au délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Thierry Dimanche m’a fait vivre une épopée formidable qui m’a rappelé mes étés en forêt à cueillir des bleuets. Il nous entraîne dans les territoires d’une passion qui permet de tout oublier et qui titille des pulsions inavouables. La fièvre de l’or, on connaît, mais il faudra parler maintenant de celle de la morille de feu après ce roman où la nature, sa dureté, son immensité et sa fascinante beauté pousse des hommes et des femmes dans les dimensions les plus sombres de  leur individualité. Surtout dans des gestes où ils risquent leur vie. Un récit époustouflant, une langue riche et touffue qui jaillit comme ces champignons dans les grands espaces que les incendies de forêt dessinent chaque printemps. Une révélation.


DIMANCHE THIERRY ; CERCLES DE FEU, ÉDITIONS LE QUARTANIER, 444 pages, 28,95 $.

https://www.lequartanier.com/catalogue/cercles.htm

vendredi 26 juillet 2019

CERNER LA FIGURE DE SON PÈRE

ÉTRANGE ENTREPRISE QUE celle de l'écrivaine Céline Huyghebaert. Le drap blanc, un récit, nous entraîne dans une enquête troublante. Céline, l’une des filles de la famille, n’a pu arriver à temps pour les derniers moments de son père. Elle vit au Québec depuis quelques années et la mort se montre souvent impatiente. Malgré l’avion et les vols fréquents, elle rate ce rendez-vous, les ultimes paroles, un geste peut-être et des larmes, certainement. Je connais ça. J’ai loupé de peu le décès de ma mère. « Ça vient d’arriver », m’a lancé l’infirmière en me voyant sortir de l'ascenseur. Je suis entré dans la chambre, sur la pointe des pieds, pour retrouver ma sœur et mon frère. Ce moment de silence et de grande émotion devant ma mère apaisée, je ne l’oublierai jamais. Cet instant, où le temps s’est arrêté pendant un bout d’éternité, reste gravé dans ma mémoire.
  
Mario, le père, était une ombre dans la foule. Rien de singulier, d’éclatant ou de particulier qui fait que l’on se retourne sur son passage. Travailleur agricole peu scolarisé, il a pu subvenir aux besoins de ses trois filles et de son épouse sans trop relever la tête. Un homme de peu de mots, un vivant possédé par l’alcool pour échapper à la grisaille des jours certainement. Une existence comme tant d’autres. Il meurt jeune, peut-être parce qu’il n’a pas pris le temps de s’arrêter pour surprendre la vie autour de lui. Il n’avait pas encore cinquante ans et une cirrhose a eu raison de sa résistance.
L’une de ses filles, celle qui vit au Québec, décide de se tourner vers son père pour en examiner toutes les facettes. Qui était cet homme, l’époux et l’ami ? Elle s’attarde auprès de ses sœurs, sa mère, des connaissances et leur demande de remplir un questionnaire pour tenter de voir qui était réellement cet individu qu’elle sent très loin et qui lui a donné la vie.

Je me servais des mots comme de bombes à cette époque, et j’avais bien l’intention que ceux-ci lui sautent à la figure dès qu’il ouvrirait l’enveloppe. Mais le choc avait été tellement violent que mon père était parti à l’hôpital et j’avais dû prendre le premier avion sur la demande pressante de ma sœur. Le temps d’attacher ma ceinture, de la détacher, de traverser l’Atlantique, de rattacher ma ceinture pour l’atterrissage, de toucher le sol de Roissy, d’apercevoir ma valise sur le tapis, et mon téléphone avait sonné à nouveau. C’était ma sœur, c’était trop tard, il était mort. (p.21)

Comment remplir ce vide, ces secondes qui auraient pu changer son regard et sa façon de voir son passé et d’imaginer le futur ? Être là au bon moment, ce n’est jamais facile et c’est une question de circonstances bien souvent. Des moments ratés par étourderie, par paresse ou par crainte, j’en ai connu beaucoup dans ma vie. Surtout quand on sent que ce peut être la dernière chance de prononcer certains mots et de capter un regard. Cela m’est arrivé avec des amis et plusieurs membres de ma famille. Juste une question de secondes qui font tout rater ou encore une impulsion qui nous pousse de l’autre côté des choses.

TENTATIVE

Peut-être que l’écrivain ne cherche jamais autre chose. Il tente par tous les moyens de jeter des ponts sur ces occasions ratées, d’oublier les pas de côté, la culpabilité qui s’installe quand on pense avoir tout gâché par étourderie ou par entêtement.
Céline entreprend de cerner son père comme s’il était un personnage de roman dans Le drap blanc ou quelqu’un qui lui était parfaitement étranger. L’écrivaine n’est pas dupe cependant et sait certainement que l’on ne peut effacer une vie d’hésitations et d’incompréhension par deux ou trois questions. Une existence ne peut être transformée par une pirouette au bout de son parcours même si certaines croyances religieuses laissent entendre que l’on peut tout changer dans un moment de grâce et de lucidité. Ce serait bien trop facile. Ce qui a été, sera et restera, qu’importe les maquillages que l’on invente et les déguisements.
Céline distribue son questionnaire pour glaner des éléments et des détails qui pourront  peut-être l’aider à reconstituer le puzzle. Une sorte de biographie qu’elle tente d’échafauder en ne sachant quelle direction prendre et ce qu’elle va découvrir.

J’aimerais écrire un livre sur mon père. Ça fait tellement longtemps que je note tout ce qui me fait penser à lui, des citations, des conversations, des souvenirs. Je consigne même dans un calepin mes rêves où il apparaît. Un jour, j’ai l’idée d’écrire un roman sur lui, sous la forme d’une longue liste d’anecdotes. J’ai commencé à les inscrire sur une feuille. (p.26)

L’écrivaine fait preuve d’une certaine témérité et risque de découvrir des aspects difficiles à accepter et surtout, c’est elle qu’elle finira par heurter dans cette enquête. Tous n’ont pas le même vécu ou le même regard sur l’homme qu’était Mario. Avec La mort d’Alexandre, je voulais un roman sur mon père. J’ai réalisé à la toute fin que je m’étais attardé aux gestes et aux extravagances de mes frères. Le père est resté une figure un peu mystérieuse et chaque fois que j’ai tenté de m’approcher de lui, c’est comme si je me retrouvais devant un miroir où je ne surprenais que des ombres.

REFUS

Certains acceptent de répondre, mais madame Huyghebaert se heurte à des craintes et des refus. Sa mère d’abord ne veut pas remuer ces cendres et a tout fait pour oublier le père de ses filles. Elle a retrouvé son amour de jeunesse et connaît des jours tranquilles avec cet homme. Elle ne ressent guère d’intérêt pour ces années qui n’ont pas été le bonheur qu’elle attendait. Pourquoi soulever des draps poussiéreux, retourner des tapis et tout ce qui a laissé des blessures et des rancoeurs ? Ses sœurs aussi sont réticentes. On ne fouille pas le passé sans provoquer des réactions qui peuvent être violentes parfois. Un romancier l’apprend très vite quand il secoue au grand jour des secrets que l’on a tout fait pour dissimuler. Les écrivains sont terriblement doués pour trahir leurs familles et tout étaler sur la place publique comme dans un énorme marché aux puces.

SECRETS

Dans toute vie, il y a des parts d’ombres, des secrets, des silences que l’on ne veut pas trop remuer. La quête change quand Céline demande à ses proches de répondre à son questionnaire, même s’ils n’ont pas connu son père. La figure de Mario se transforme alors puisqu’il devient un homme de fiction qu’ils inventent à partir de racontars et de oui-dires. Cela donne un aspect fascinant à l’enquête. Il y a le vivant, celui que l’on a vu agir et s’amuser et l’autre que l’on rêve ou idéalise. Cela me touche beaucoup parce que bien souvent on invente des moments de son passé, surtout quand on navigue dans la fiction et que l’on jongle avec les mots. On raconte certains faits de toutes les manières possibles et parfois on jure avoir vécu un pur fantasme. Faut se méfier de ses rêves et de son imaginaire.
Céline Huyghebaert se rend même à la morgue pour examiner le corps de son père, esquisser des croquis du cadavre. C’est un peu perturbant, je l’avoue, en tous les cas très étonnant. Elle fait preuve d’un sang froid dérangeant. Il y a là un regard et une distance qui m’ont fait avaler de travers.

C’est peut-être un cri d’effroi. Ou le cri qu’on pousse quand la mort est si évidente que le corps, refusant d’abdiquer, n’a plus d’autre arme pour s’en défendre que ce cri. Parfois, je me dis aussi que c’est un cri qui a pour unique but d’abasourdir celui qui le pousse, de recouvrir le brouhaha des souvenirs qui le persécutent  quand personne n’est là pour l’en divertir. (p.259)

Ce texte étonne et bouscule, nous ramène si l’on veut à certains tournants de nos vies, à ces petits espaces flous que l’on trouve dans son passé et ses souvenirs. Céline s’attarde autour de son père, d’un homme qui lui échappe continuellement parce que le propre des témoignages est de travestir certains faits ou gestes pour les transformer. Les morts gardent toujours leur mystère. Mes frères les plus âgés parlaient de mon père et de ma mère et j’avais l’impression qu’ils décrivaient des individus que je ne connaissais pas. Mes parents n’étaient pas leurs parents. Comment se faire une idée juste, alors ? Mario change selon le regard et c’est ce qui rend cette lecture passionnante.
Bien sûr, nous ne pouvons jamais avoir un portrait définitif d’un homme ou d’une femme. Toujours, nous faisons face à la photographie d’un moment qui permet de souligner un trait, de découvrir une ride sur un visage familier et inconnu. Tout est mouvement et changements, échappe à cette entreprise qui voudrait se faire un arrêt sur une vie.

La peur, c’est quelque chose qui fait beaucoup de bruit. (p.259)

Et je me dis que c’est fort heureux cette part de mystère, cette aura que nous ne parviendrons jamais à percer autour de la femme et de l’homme qui nous ont mis au monde. Ils resteront des étrangers qui font rêver, permettant peut-être de s’inventer une existence différente, d’arriver à être écrivain. Et madame Huyghebaert a vite compris que l’important n’était pas les réponses du questionnaire, mais tout le cheminement qu’elle a fait auprès de ses proches pour voir son père. Le drap blanc sur lequel elle se penche ne peut que lui révéler ses traits, son visage, sa propre mort.


HUYGHEBAERT CÉLINE, LE DRAP BLANC,  Éditions LE QUARTANIER, 2019, 236 pages, 26,95 S.