mercredi 9 août 2023

DENISE BRASSARD DANS LES PAS DE KIKI

DENISE BRASSARD publiait, il y a quelque temps, Avec ou sans Kiki, un titre intrigant et un peu étrange. Liberté grande, la collection du Boréal dirigée par Robert Lévesque, où a paru l’ouvrage, propose des textes qui sortent des sentiers battus. J’y ai fait de belles découvertes. Je pense à En randonnée avec Simone de Beauvoir de Yann Hamel. Mais de quoi est-il question? Kiki est une femme qui a fait sa marque au début du siècle dernier à Paris. Chanteuse, modèle, peintre et écrivaine, elle était fort connue à son époque et adulée par nombre de créateurs. Je signale Jean Cocteau, Robert Desnos et Tristan Tzara que j’ai lu avec avidité au temps de ma jeunesse. Surtout L’homme approximatif que j’ai souligné et barbouillé d’un couvert à l’autre. Une vedette dans la faune de Montparnasse qui semblait s’ancrer dans les cafés et les bistrots d’alors. Des années folles, exubérantes, inventives et fascinantes. Madame Brassard devient un guide et nous entraîne dans le Paris de l’entre-deux guerre en se confiant sur ses difficultés avec l’écriture, ses amours, ses migrations et ses chagrins.

 

L’auteure parcourt Montparnasse, un arrondissement de Paris, avec crayons et stylos pour prendre des notes et repérer les lieux où vivaient des artistes qui ont marqué cette époque. Elle cherche l’atelier d’un peintre, les cabarets où un peu tout le monde faisait la fête, buvait, se bousculait pour parler de leur travail et de leur quête jusqu’aux petites heures du matin. Des créateurs importants s’y retrouvaient et les aventures amoureuses se multipliaient comme on s’en doute pour ces femmes et ces hommes qui refusaient toutes contraintes et obligations.

Kiki est née à Châtillon-sur-Seine, en 1901. Elle était une vedette alors et attirait tous les regards. Une étoile filante qui fascine l’auteure qui veut la surprendre sur les trottoirs, dans un bistrot ou sur la terrasse d’un café où elle croit entendre sa voix et son rire. 

 

«Pour le reste, il y a encore tous ces lieux à découvrir ou à redécouvrir, qui finiront bien, je me dis, par réveiller mon imagination. Car pour l’instant, j’ai beau ratisser les rues de Montparnasse, multiplier les lectures, rien n’y fait. Je suis muette.» (p.12)

 

Elle s’attarde dans les musées et scrute des tableaux qui ont marqué cette époque. De longues heures devant des chefs-d’œuvre, les analysant sous tous les angles pour écrire des pages magnifiques sur Bonnard, Soutine ou Gustave Moreau. Une agréable manière de s’imprégner de l’atmosphère de cette génération où chacun tentait de bousculer la réalité et de voir autrement. Denise Brassard en s’agitant ainsi pensait allumer une petite lampe qui lui permettrait de plonger dans la frénésie de la création, de suivre Kiki et de vivre pour ainsi dire dans la belle effervescence de cette époque. 

 

PERSONNEL

 

Tout en parcourant les rues de Paris, Denise Brassard évoque une pléiade d’artistes devenus mythiques. Utrillo, Man Ray, le photographe, Modigliani, Soutine, Foujita surgissent à chaque coin de rue. Le mouvement surréaliste s’impose alors avec André Breton qui malgré son côté rébarbatif se proclame le maître. Cocteau se faufile dans la fumée d’un bistrot comme un ange éthéré, admirateur de la chanteuse. Hemingway n’est pas très loin et on aurait pu voir surgir d'une ruelle Henry Miller avec Anaïs Nin. Robert Desnos rôde, fidèle et généreux, avec Tristan Tzara que Kiki n’aimait guère. Un Desnos victime de la folie des nazis plus tard. 

Tout comme Kiki, Denise Brassard a du mal avec ses hommes. Particulièrement avec un certain Claude. J’ai savouré ces glissements entre la vie de l’auteure et celle de l’interprète qui animait les nuits de Montparnasse. Peut-être que les angoisses et les aspirations se transmettent au-delà des générations, que nous sommes héritiers des créateurs qui nous ont précédés en prétendant faire table rase.

 

«Claude est un fauve, un être sans compromis, habité d’étranges contradictions. Fils illégitime d’un pilote américain et d’une agente de bord abénakise, il a été placé à la crèche à sa naissance. Tout de suite adopté par un couple qui l’a choyé et lui a donné toutes les chances de réussite. Il porte néanmoins en lui une béance qu’aucun amour ne semble pouvoir combler. Jamais satisfait, animé par mille projets, mais velléitaire, il ne tient pas en place. Il n’est pas sitôt lancé dans une entreprise qu’il s’en désintéresse. Il voudrait toujours être ailleurs et, dès qu’il s’y trouve, l’angoisse le prend ou bien il s’ennuie. Alors il boit, il se drogue, se remplit ou s’épuise comme il peut, rue dans les brancards, fait des bêtises.» (p.123)

 

Ce qui m’a fasciné dans cette lecture, c’est de vivre la naissance du livre comme si on se penchait sur l’épaule de l’écrivaine, que l’on ressentait toutes ses hésitations et ses questionnements. J’ai parcouru avec elle le lent et long processus qui marque la gestation d’une histoire qui se dérobe ou s’impose. Je me suis glissé dans l’ombre de Kiki avec l’auteure, éprouvant ses passions, ses peurs et ses obsessions, ses déceptions et ses désespérances. 

 

UN TOUT

 

Avec ou sans Kiki, tient à la fois du journal intime, du récit et de l’essai. J’aime ces moments où l’auteure s’attarde à décortiquer un tableau ou l’œuvre d’un peintre connu ou encore quand elle médite sur les propos de Kierkegaard, ce penseur qui avait tout du sociologue humaniste. 

 

«Si la plupart des philosophes tentent de répondre à des questions qui les concernent personnellement, peu l’ont fait de manière aussi frontale que Kierkegaard, qui a calé sa philosophie sur sa vie. Il prend le réel à bras-le-corps, et c’est ce qui me touche chez lui. D’ailleurs, il ne se présente pas comme un philosophe. La spéculation lui est odieuse. Quand il parle d’angoisse, il parle de celle qui hante nos nuits et nous coupe le souffle. La vérité à ses yeux n’est pas un concept. La pensée doit s’incarner dans l’expérience et n’a aucune valeur si elle ne change rien à l’existence.» (p.56)

 

Nous allons ainsi des berges du Saint-Laurent aux rues de Paris que Denise Brassard arpente quand le froid et l’humidité s’installent.

Nous voilà dedans et dehors à la fois, dans le magma de l’écriture, dans la poussée qui permet de naviguer dans les pulsions du texte, de plonger dans l’acte créateur, de percer l’esprit d’une époque que la légende a sans doute embelli. L’impression d’entendre des discussions, de vivre dans ce Paris qui attirait des artistes du monde entier. 

Kiki reste une étoile filante qui a traversé son temps, une vedette qui captait la lumière et qui a sombré dans l’oubli, peut-être parce qu’elle était femme. 

 

«Je traque les fantômes, mais je ne sais pas les faire parler. Kiki demeure prisonnière de cette toile d’araignée, ce fouillis de notes. Sa petite étoile se perd dans la nébuleuse. Je n’arrive pas à la voir avec les yeux de Dieu.» (p.186)

 

Avec ou sans Kiki a le grand mérite de remettre à l’avant-scène la chanteuse, la peintre et la modèle. Elle incarne parfaitement l’esprit de cette époque. 

Un essai captivant qui nous pousse dans l’intimité des créateurs. Nous vivons des passions, des amours, des trahisons, des ruptures et l’espoir de parvenir à faire sa marque, de toucher peut-être ce que nous nommons l’absolu et l’immortalité. 

 

BRASSARD DENISEAvec ou sans Kiki, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avec-sans-kiki-3965.html 

vendredi 28 juillet 2023

JEAN DÉSY A MAL À SON PAYS DU NORD

JE CONSTATE en m’attardant à la biographie de Jean Désy qui apparaît à la fin de Être et n’être pas qu’il y a plusieurs de ses titres que je n’ai pas lus même si j’ai parcouru la plupart de ses romans, ses récits et ses essais avec plaisir. Nos rencontres, toujours intéressantes et fort intenses, permettent de combler mes lacunes. Parce qu’avec Jean Désy, nous allons rapidement à l’essentiel, à ce qui fait que la vie est étourdissante et fascinante. Nous venons de passer un beau moment ensemble. Un groupe d’une dizaine d’écrivains et écrivaines, malgré le smog, a débarqué sur l’île Connelley, l’une des nombreuses îles du lac Saint-Jean, dans le secteur de Saint-Gédéon. Charles Sagalane faisait office de guide. Un endroit où une de ses bibliothèques de survie occupe un lieu de rêve sur une courte plage piquée de pins qui poussent dans le sable, jusqu’à la frange de l’eau. 

 

Jean Désy m’a offert Être et n’être paschronique d’une crise nordique que je n’avais pas parcouru lors de sa parution en 2019. Le texte vient d’être réédité par Bibliothèque québécoise dans un format de poche, propre à la lecture nomade comme je le fais souvent dans le parc de la Pointe Taillon par cet été chaud et imprévisible. Un coin à l’ombre devant le lac et un moment de recueillement dans le plus beau des silences. 

La page couverture présente nanuq, un ours blanc assis sur sa terre de glace de plus en plus menacée par le réchauffement climatique. Il nous regarde droit dans les yeux. Une bête dangereuse qui semble si douce pourtant. Il incarne bien le Nord du Québec, ce pays magnifique aux humeurs changeantes qui ne font jamais de quartier. 

Un livre rédigé pendant ses séjours à Salluit situé au nord du Québec, tout au bord du détroit d’Hudson. Jean Désy, pour ceux qui ne le sauraient pas encore, y travaille comme médecin, effectuant des remplacements pendant de courtes périodes. Des récits écrits entre 2016 et 2018. Il était alors de garde à Salluit, mais devait répondre aux appels qui proviennent de tout le secteur et réagir aux urgences qui ne manquent jamais de survenir, surtout au milieu de la nuit. Beaucoup de consultations par téléphone. Des décisions à prendre rapidement malgré les aléas du climat qui immobilise la communauté pendant des jours quand le vent se met à souffler et paralyse tout dans le pays.

 

«Dans le cas de ce présent essai, j’ai colligé plusieurs faits et anecdotes qui me sont arrivés dans le Grand Nord, notant ce qui me passionnait, m’émouvait, mais aussi me dérangeait ou me troublait. J’ai voulu plonger dans ces “écrivages” d’abord parce que le Nord avec ses espaces infinis, souvent faits de toundra, m’a toujours puissamment inspiré, tout comme il continue de fournir un sens magnifié à mon existence.» (p.9)

 

Pratiquer la médecine dans ce coin de pays, c’est faire face à des situations difficiles. Des accidents et contrer si possible les effets de l’alcool et des drogues qui constituent un véritable fléau dans cette partie du Québec. On le sait maintenant. Les Québécois qui ont séjourné dans ce pays ont donné un bon aperçu de la vie des Inuit d’aujourd’hui. Ils sont désorientés, perdus sur un territoire qu’ils avaient pourtant réussi à apprivoiser au cours des siècles. Le Nord va mal. Que ce soit Jean Désy, Juliana Léveillée-Trudel ou Félicia Mihali, tous décrivent une société en proie à des problèmes de violence et un désarroi indicible.

 

«Que se passe-t-il au Nunavik, particulièrement autour de l’adolescence, pour que ces êtres si naturellement joyeux plongent dans de tels états de détresse, parfois en l’espace de quelques semaines, sombrant dans les innombrables addictions qui deviennent de réelles “antichambres” du suicide?» (p.31)

 

Le médecin réagit aux cas les plus urgents, mais il n’a pas beaucoup de ressources pour soigner l’âme de ce peuple qui ne sait plus à quoi s’accrocher. Femmes battues, violées, accidents de VTT, que l’on conduit saoul à une vitesse folle, maladies mentales, alcoolisme qui use rapidement les adultes. Des enfants abandonnés, une détresse qui pousse des jeunes à en finir. En plus, la tuberculose en recrudescence dans ce coin de pays. Un fléau que l’on croyait disparu depuis un moment de la surface du globe.

 

«Une centaine de cas auraient été diagnostiqués au cours des trois dernières années. J’ai du même coup appris que c’est à partir des “smoke houses” que se déclareraient les principaux foyers. Dans ces petits cabanons à peine chauffés, faits de simples panneaux en contreplaqué, s’entassent des dizaines de jeunes fumeurs de marijuana ou de haschich qui jouent aux cartes en toussant. La consommation de “mari” fait particulièrement tousser.» (p.136)

 

Jean Désy aime le Nord, les grands espaces, la lumière singulière des jours sans fin, sa splendeur, son calme et aussi ses humeurs. La toundra est devenue nécessaire à cet agité qui se dit nomade et qui est toujours prêt à aller voir ce qu’il y a derrière une colline ou une chaîne de montagnes. Il doit y séjourner plus ou moins souvent pour s’apaiser et se ressourcer, pour sentir «son âme s’envoler». Parce que l’endroit est propice au recueillement et à la méditation, aux excursions où l’on se retrouve face à soi-même.

 

RÉFÉRENCES

 

Bien sûr, le Nord est désemparé et déboussolé. Le peuple inuit a perdu ses ancrages en devenant sédentaire après avoir parcouru ces vastes territoires pendant des millénaires, s’y adaptant parfaitement malgré un climat très rude. Le Nord est malade de tous les maux du Sud. Les jeunes sont branchés sur les réseaux sociaux qui les mettent en contact avec un univers d’abondance et de consommation qui les coupe de leur réalité. Surtout, ce peuple est en voie d’oublier son passé et n’a plus guère d’emprise sur son présent. Une situation tragique qui ne peut laisser indifférent. Jean Désy en est pleinement conscient et il ne peut que se sentir impuissant devant ces hommes et ces femmes qu’il aime par-dessus tout. 

 


PROBLÈMES

 

Tout au long de ses récits, l’écrivain suggère des solutions qui touchent la configuration des villages par exemple. On a importé la banlieue du Sud dans le Nord sans consulter personne. L’éducation qui est la clef de l’avenir, doit être repensée. Les jeunes finissent rarement leur secondaire et quand ils veulent poursuivre des études, ils doivent s’exiler à Montréal souvent où ils ont beaucoup de mal à s’adapter. 

Le médecin connaît bien les problèmes et les ravages causés par l’alcool, mais nul ne peut sauver quelqu’un contre son gré. Ce sont les Inuit qui doivent trouver des manières de se guérir de leurs dépendances et de leur mal-être. 

Un récit humain, à la limite du tolérable avec des cas de violence qui vous laissent sans mots. Que dire des suicides qui se font dans l’indifférence presque? Désy raconte qu’un jeune s’est pendu dans une chambre, pendant que ses amis attendaient dans la pièce d’à côté. 

Un livre important pour comprendre les tourments du Nord et les ravages que les Blancs ont causés chez cette population que nous avons infantilisée et rendue dépendante. Une nature dure, époustouflante, fascinante, mais un peuple en plein désarroi qui a peut-être perdu le Nord. Un clin d’œil à Shakespeare, bien sûr avec ce titre, mais il y a pire que la grande question que posait William. Que faire quand on vit, mais qu’on n’est rien, que l’on a égaré son âme, sa culture, son regard sur son environnement et même sa langue? Des textes perturbants. Jean Désy y dévoile sa sensibilité et son empathie pour ce peuple en plein désarroi. À lire absolument.

 

DÉSY JEANÊtre et n’être paschronique d’une crise nordique, Bibliothèque québécoise, Montréal, 200 pages.

http://www.livres-bq.com/catalogue/355-etre-et-n-etre-pas.html 

mercredi 19 juillet 2023

LE TERRIBLE ÉCHEC D’UNE GÉNÉRATION

ON DIRAIT UN TITRE DE STANLEY PÉAN. Une idée comme ça. Sombre est la nuit est bien un roman de Brigitte Haentjens, son deuxième, à paraître aux Éditions du Boréal. On connaît surtout la femme de théâtre, beaucoup moins que l’écrivaine, du moins dans mon cas. Un ouvrage constitué de courts fragments, comme si j’avais devant moi des extraits ou des morceaux rescapés d’un texte beaucoup plus imposant. Un couple est en vacances au Mexique et lui ne trouve rien de mieux à faire que de traîner près du bar, du matin au soir, distribuant de généreux pourboires aux serveurs qui lui apportent ses verres d’alcool. Sa seule idée semble de s’imbiber méthodiquement sans se préoccuper de ce qui se passe autour de lui. Elle parle enfin, s’adresse à lui dans une sorte de procès implacable. 

 

Le roman de Brigitte Haentjens a longtemps patienté dans le rayon des nouveautés. Le livre, paru en septembre 2022, soit il y a presque un an, a toujours été effacé par les volumes qui se multiplient à certaines périodes de l’année. Et l’été, calmant un peu les choses (pas du côté de la météo) je me suis décidé à aborder cet ouvrage qui ne m’attirait pas tellement. Le titre peut-être, la présentation. Une page couverture où l’on voit un personnage, on présume que c’est une femme, de dos. La tête est totalement absente. Une colonne vertébrale striée de lignes, comme s’il s’agissait d’éclairs qui vrillent le ciel un soir d’orage.

Il faut un certain temps avant de saisir ce roman où la narratrice s’adresse à l’homme dans un long monologue. Un constat, la description d’une relation amoureuse qui en est à ses derniers soubresauts. Elle ne peut plus communiquer avec ce compagnon qui s’éloigne de plus en plus. Mais, ont-ils déjà eu une vraie vie de couple

J’ai dû être persévérant (sans jeu de mots) pour comprendre la mécanique de ce récit. La première interrogation surgit à la page 36. «Et votre intelligence? La considérez-vous comme quantité négligeable?» J’ai allumé alors. Je suivais cette femme dans une analyse. On connaît la formule. La patiente parle et le professionnel n’intervient que pour mettre le doigt sur une question que son interlocutrice tente d’esquiver. L’esprit humain étant capable de toutes les manœuvres et de bien des diversions pour contourner un problème, il faut souvent le ramener dans le bon chemin. Le spécialiste garde sa neutralité, réussit parfaitement à préserver sa distance malgré ses réactions. 

La narratrice ignore les remarques la plupart du temps. Et étant elle-même psychanalyste, elle ne pouvait qu’emprunter cette voie pour aborder sa relation avec son compagnon. Une sorte de déformation professionnelle.

 

PARCOURS

 

Les deux ont fait des études poussées à l’université expérimentale de Vincennes, une institution libre, fondée dans la foulée de mai 1968, vivant des moments saisissants, rencontrant des sommités fascinantes.

 

«Pourtant, tous les philosophes de l’époque et les plus étincelantes personnalités intellectuelles s’y bousculaient pour y professer. Cela créait une émulation, voire une compétition, qui servait sans aucun doute la qualité de l’enseignement, particulièrement brillant. Dans les allées, outre Deleuze, Lyotard et Guattari, on croisait Foucault, Hélène Cixous, Robert Delort, Guy Hocquenghem, Henri Laborit ou Toni Negri.» (p.61)

 

La jeunesse née après la Deuxième Guerre mondiale défile ici avec ses questionnements, ses hésitations, son désir de changer la société. Voilà un regard critique et clinique, je dirais, sur la génération qui a suivi ce moment horrible de l’histoire européenne. Les filles et les garçons n’avaient pas connu les atrocités de ce terrible conflit, mais ne voulaient plus de semblables dérives. Ils cherchaient de nouvelles références et une communauté plus juste. 

Il est assez étrange de constater que les universitaires se sont tournés souvent vers le marxisme, Mao et Trotski. Il fallait abattre le capitalisme source de tous les malheurs et inventer une solidarité différente. Ils étaient en sociologie, en littérature, en anthropologie, en psychologie et en philosophie. Tous contestaient les enseignants, intervenaient dans les cours, militaient dans des groupes politiques et répandaient la bonne nouvelle aux portes des usines tôt le matin. 

Comment pouvaient-ils fermer les yeux sur les dérives du communisme avec Staline et Mao, devant l’expérience horrible du Cambodge? Il y avait dans ce militantisme une ferveur religieuse, du moins au Québec, assez étonnant. Un aveuglement aussi. 

Leur arme était la parole et leur logique obstinée disséquait tous les arguments qui n’étaient pas les leurs. Jamais une concession aux gouvernements et aux capitalistes. Toujours à l’avant dans les conflits et particulièrement conservateurs dans leur couple. Brigitte Haentjens m’a fait remonter dans le temps. Certains ouvrages me forcent à me questionner et à revoir certains moments de mon parcours. Comme si un grand pan de ma vie de militant syndical revenait avec les camarades qui avaient réponse à tous les problèmes que nous affrontions dans nos milieux de travail.

 

MILITANTISME

 

J’étais alors membre de la CSN, président de syndicat et toujours présent aux réunions du conseil central tout comme aux congrès de la Fédération nationale des communications qui regroupaient les journalistes. Ils étaient quelques-uns, des enseignants au cégep, des militants marxistes, vissés devant les micros. Ils accaparaient les temps d’intervention et débitaient leurs concepts comme des leçons mal apprises. Ils finissaient par exaspérer tout le monde, semaient la grogne dans les instances. Michel Chartrand ne manquait jamais une occasion de les pourfendre et de leur dire de fonder leur parti politique où ils auraient tout le champ libre pour faire valoir leurs idées. 

Ces militants restèrent des marginaux au Québec, des perturbateurs dans les réunions syndicales et ne réussirent jamais à convaincre les travailleurs malgré leur présence aux portes des usines, particulièrement celles d’Alcan au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ils répétaient des formules comme nous avions récité des prières au temps de notre enfance. 

 

COUPLE

 

L’homme et la narratrice se sont croisés à l’université de Vincennes et ont fini par former un couple. Elle, en admiration devant ce compagnon d’études.

 

«Jeune, tu avais l’aura des intellectuels que j’admirais. Tu brillais. Tu prenais la parole et ne la cédais pas, avec la placidité de ceux qui savent séduire et convaincre. Tu parlais des heures, tu parlais inlassablement. Grâce à ton habileté dialectique, à l’éclat de ton esprit, tu disloquais tous les arguments, écrasais les résistances et ne lâchais jamais rien. Tu affichais une assurance d’autant plus impressionnante à mes yeux que j’étais plutôt timide et mutique.» (p.21)

 

Les deux s’installent dans leur routine, militant, discourant, faisant l’amour un peu mécaniquement. Il faut que la chair exulte comme chantait Jacques Brel à l’époque. Il la domine et elle se fait obéissante malgré ses études et ses réussites. Ce qui importe c’est la parole de celui qui sait et qui s’impose dans les réunions et les salles de l’université. Toujours prêts à affronter les forces de l’ordre pour libérer la classe ouvrière, prêchant l’égalité et la fraternité, travaillant à renverser la société capitaliste, fermant les yeux sur les dérives communistes où l’on éliminait les opposants. Un aveuglement de certains intellectuels (Jean-Paul Sartre en premier) qui ont mis bien du temps à le reconnaître, s’acharnant à soutenir l’indéfendable.

Ce type de personnage s’est imposé dans la littérature et plusieurs écrivaines ont décrit ces révolutionnaires qui pouvaient discourir pendant des nuits sans reprendre leur souffle, prônant l’équité, la liberté et le partage tout en se comportant en petits despotes dans leur intimité. Je pense à Francine Noël avec Maryse, à Danielle Dubé dans Les Olives noires, à La femme du stalinien de France Théorêt.

 

CONCEPTS

 

Pourquoi les baby-boomers, du moins les plus scolarisés, se sont gargarisés avec des concepts, des théories, sans jamais parvenir à les concrétiser dans les groupes où ils militaient? Jamais ils n’ont réussi à incarner leurs propos et souvent, après une période maoïste ou trotskyste, ils devenaient de farouches défenseurs du capitalisme. Comme si cela n’avait été qu’une folie de jeunesse, qu’un jeu et que les mots et les idées qu’ils soutenaient avec acharnement alors n’avaient plus d’importance. 

C’est troublant. 

Ça explique peut-être pourquoi nous sommes devant une catastrophe planétaire. Nous avons suivi aveuglément des diktats après ces années de contestation, misant tout sur le développement et l’économie sans tenir compte des possibilités de la Terre, accentuant du même coup les inégalités, gardant des continents dans la misère et la pauvreté. Nous avions besoin de formules, de certitudes pour combler la mort de Dieu et la perte du sacré. Un terrible saccage comme résultat. 

Sombre est la nuit a le grand mérite de nous rappeler les préoccupations d’une génération et ses dérives. Nous avons fait souvent fausse route en nous accrochant à des concepts abstraits sans l’incarner dans notre vie intime. Tout cela malgré le féminisme, l’écologie et le mouvement hippie. Un roman sombre comme le dit le titre, mais direct et tellement bien mené. 

L’impression de regarder dans un rétroviseur et de constater le gâchis. Parce que nous sommes responsables de ce désastre environnemental, tous, qu’on le veuille ou non. Personne ne peut se laver les mains et dire qu’il n’y est pour rien. Et comment s’arracher à ces discours creux pour aborder les vrais problèmes quand le Moi est devenu un dogme incontestable. Comme le dit si bien Jean Désy dans Être et n’être pas : «L’humanité devra apprendre à juguler cette emprise strictement “imaginaire” dans laquelle elle semble se complaire et qui a de moins en moins à voir avec la paix et la sérénité.»

Portrait d’une génération de militants qui s’est comporté en aveugle, croyant que l’on pouvait tout changer par la dialectique et la parole, sans l’incarner dans son âme et son corps.

 

HAENTJENS BRIGITTESombre est la nuit, Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sombre-est-nuit-3949.html 

mardi 11 juillet 2023

GABRIELLE ROY SE MOQUE DU TEMPS

J’OUBLIE LES parutions récentes cette semaine pour retrouver une écrivaine qui a marqué mon parcours de lecteur, et ce à partir du moment où j’ai lu Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy a fait partie de ma vie, même quand elle se tenait loin de l’actualité littéraire et qu’elle se consacrait à son œuvre dans la plus belle des discrétions, toute concentrée sur son écriture, particulièrement l’été, alors qu’elle séjournait à Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix. J’ai toujours le roman qui l’a fait connaître et que je me suis procuré en 1970. J’avais du retard, mais ce tirage des Éditions Beauchemin m’est précieux. Le livre est usé, tout fripé, fragile, autant que L’octobre des Indiens, paru un an plus tard. Je n’arrive plus à ouvrir les quelques exemplaires que je possède encore parce que mon petit recueil blanc se défait. La colle ne tient plus. Le travail du temps! Les imprimés (physiquement) vieillissent avec les lecteurs, mais la pensée, les mots restent enjoués et alertes. Au lieu de replonger dans le roman le plus connu et le plus louangé de madame Roy, j’ai choisi plutôt d’aller vers De quoi t’ennuies-tu, Éveline? Ély! Ély! Ély! Le premier récit est paru en 1982, un an avant la mort de l’auteure de Ces enfants de ma vie. Une longue narration que l’écrivaine aurait rédigée dans les années soixante. Ély! Ély! Élyvoit le jour en 1978. 

Les chroniqueurs n’en ont souvent que pour les parutions récentes, les textes du jour, ceux qui surgissent dans les médias et disparaissent tout aussi rapidement. Le livre est devenu un objet de consommation et il est considéré comme obsolète après quelques semaines. Un roman n’a pas plus qu’un mois pour s’imposer, sinon c’est l’enfer du purgatoire pour l’auteur. Comme si on s’émerveillait devant la floraison d’un cerisier au printemps et que l’on oubliait que cette beauté n’existe que grâce à un tronc solide, des branches et tout un réseau de racines. 

Une littérature n’est pas faite que de nouveautés (trop nombreuses selon certains) qui repoussent dans l’ombre les œuvres fondatrices, essentielles qui jalonnent la vie intellectuelle. Pourtant une fiction et un récit nous touchent, peu importe le moment de sa parution. Il faut fréquenter Gabrielle Roy, Anne Hébert, Jacques Godbout, les premiers ouvrages de Marie-Claire Blais pour s’en rendre compte. J’ai fait un retour dans le temps dans mes chroniques à deux reprises si je me souviens bien. Soit pour Mémoire d’autre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu et Les chambres de bois d’Anne Hébert. Ce n’est pas suffisant, j’en conviens. Je me dis souvent que je pourrais voyager ainsi dans la littérature québécoise, écrire sur des textes négligés, mais tellement importants. Je me promets de relire des romans de Roch Carrier, de Louis Caron ou encore les premières parutions de monsieur Archambault. Qui s’attarde maintenant à Francine D’Amour, Suzanne Jacob, Francine Noël ou Pauline Harvey. Nicole Houde aussi, bien sûr, la grande oubliée. 

 

AVENTURE

 

De quoi t’ennuies-tu, Éveline? raconte l’ultime aventure d’Éveline, personnage inspiré de la mère de l’écrivaine, on s’en doute. Cette dernière quitte son lointain Manitoba en plein hiver pour rejoindre son frère Majorique qui en est au bout de ses errances et qu’elle n’a pas vu depuis des années. Un voyage qui la fera migrer du froid à la douceur de la Californie. Un long périple en autobus où elle évoque des souvenirs et se fait des amis. 

Ély! Ély! Ély!, peut-être le plus émouvant des deux textes, raconte l’excursion de la jeune journaliste que fut Gabrielle Roy dans une petite bourgade de l’Ouest canadien pour y visiter les Huttérites d’Iberville tout près d’Ély. Une communauté religieuse qui vivait en autarcie, du travail de la terre et n’avait que très peu de contacts avec ses voisins. Des gens qui parlaient une sorte d’allemand et paraissaient bien farouches et peu avenants alors. Ces récits ont été publiés chez Boréal, dans la collection Compact en 1984. 

Il m’arrive de fouiner dans ma bibliothèque, dans le rayon des «p» pour saluer Jacques Poulin qui loge juste au-dessus de Gabrielle Roy. Quasi voisin de Gaétan Soucy et de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Un grand livre d’un formidable écrivain. Tout près aussi de Jean-Yves Soucy et de ses romans inoubliables que sont Les chevaliers de la nuit et Un dieu chasseur. Deux œuvres qui m’ont marqué et hanté longtemps. 

 

LE TEMPS

 

Quand un texte devient un livre avec sa couverture attrayante, l’écrivain et l’écrivaine échappent au temps. Ils restent là, suspendus entre deux secondes, deux saisons et deux éternités peut-être, attendant qu’un lecteur tourne une page et que tout bouge alors, se secoue comme un chien qui sort de l’eau, avec la vague qui pousse une autre vague par jour de grand vent sur le lac qui berce mes nuits d’été. 

Éveline s’est dégourdie quand j’ai pris le livre dans mes mains, assez pour qu’elle évoque quelques moments de sa vie. Elle a encore tant de choses à raconter et le silence la tue, plus que l’indifférence ou la solitude. Elle m’a fait penser à ma mère qui parlait du matin au soir. Bien sûr, nous étions là, les enfants, mais elle ne s’adressait jamais à nous. Elle commentait, apostrophait, jugeait des affaires du monde, c’est-à-dire les agissements de quelques voisins. Et quand elle était à bout de récit, elle reprenait son souffle en préparant un thé avant de recommencer, avec les tâches qu’elle effectuait dans sa grande maison de ferme où les saisons dictaient les corvées. 

Éveline m’a touché comme si c’était la première fois que je la rencontrais. J’ai tendu l’oreille pour me plonger dans ses souvenirs, ses craintes devant ce voyage qui serait certainement son dernier, celui où elle se retrouverait près de Majorique après une vie faite de patience et de répétitions, après les lettres de ce frère qui apportaient un vent de liberté, donnaient corps à ses rêves et à l’ailleurs. 

 

PREMIÈRE FOIS

 

Comment aurais-je pu résister? «Dans sa vieillesse, quand elle n’attendait plus grande surprise ni pour le cœur ni pour l’esprit, maman eut une aventure.» (p.11) Cette Éveline, inspirée certainement de Mélina, la mère de la Gabrielle vagabonde, s’avère si avenante. 

Et c’était encore une première fois. Toujours, quand on aborde le texte d’une écrivaine de la trempe de madame Roy. Comme si je redevenais le petit garçon qui tendait l’oreille lorsque les oncles et des voisins débarquaient avec plein de rires et d’histoires invraisemblables. Plus tard, la lecture m’a protégé des tsunamis de maman. Souvent, elle s’interrompait et je levais les yeux. «Maudit que tu es plate toi, avec tes gros livres. Tu ne dis jamais un mot.» Je souriais et elle reprenait, là où elle avait laissé.

J’ai accompagné cette femme de soixante-treize ans qui n’a jamais quitté son Manitoba. J’ai hésité en montant dans l’autobus, me méfiant avec elle de ces voyageurs qu’elle voyait pour la première fois. Comment ne pas lui tendre la main pour grimper les marches et s’installer dans un siège à droite, pas trop à l’avant, ni trop à l’arrière, pour observer le pays qui allait surgir dans les vitres un peu givrées de ce gros véhicule chaud et rassurant. 

 

«Merveilleusement, elle ignora qu’elle avait soixante-treize ans, que son cœur demandait des ménagements. Toute prête à partir, elle s’assit pour nous écrire à chacun une lettre hâtive où elle nous annonçait comme une enfant son escapade vers la Californie. De toute façon, elle n’avait rien à craindre : quand nous recevrions la nouvelle, il serait trop tard pour la retenir.» (p.15)

 

Un long voyage où elle passe de l’hiver aux douceurs de la Californie. Une sorte de glissement dans sa vie faite de devoirs, une pause où elle se rappelle les missives de ce frère qui apportait des bouffées de bonheur dans son quotidien. Éveline parle et quand elle ouvre la bouche, tout le monde dans le véhicule tend l’oreille. C’est un art que celui de la parole bien menée et aiguisée, tout comme l’écriture de Gabrielle Roy tout épurée et envoûtante. 

Comment ne pas songer aux longs voyages de Jack Kerouac? Il traversait l’Amérique en autobus, se déplaçant de jour et de nuit, perdant la notion du temps, s’accrochant à quelques paysages enneigés, s’arrêtant pour se dégourdir, avaler un café, donner un mot et son sourire à une serveuse trop occupée. Il jonglait avec le bout de phrase d’un passager qui descendrait à la ville voisine pour disparaître de sa vie. C’était alors que Kerouac se sentait le mieux, en harmonie avec son âme voyageuse. Il rayonnait sur la route, hors de toute obligation et de responsabilité. Il laissait courir sa pensée migrante tout comme Éveline qui retrouve une jeunesse, le bonheur de découvrir du pays et de se faire des amis. 

Elle arrive trop tard en Californie. Majorique n’a pas su l’attendre, mais elle fait connaissance avec les descendants de son frère. Il a constitué autour de lui une petite Société des Nations où tous travaillent, aiment, s’épanouissent en paix et en harmonie. Une sorte de village global et familial où règnent le partage et la bonne entente.

Victor-Lévy Beaulieu imaginera tout ça dans Antiterre où Abel Beauchemin se pose, s’invente une communauté idéale dans les hautes terres de Trois-Pistoles, au bout du rang Rallonge. Là, il peut respirer après avoir marqué le monde de ses pas.

Éveline a compris, pendant ces jours, sur la route, qu’il y a d’autres vies. Il suffit d’avoir le courage de partir et de courir derrière un rêve pour qu’il s’offre à vous. 

Quelle histoire touchante, humaine, pleine d’empathie et d’amour qui s’exprime parfois si mal dans une famille! Comme quoi il n’est jamais trop tard pour prendre un chemin de traverse et de donner une nouvelle direction à ses pas. 

 

Ély!

 

Dans Ély!, un court récit, Gabrielle Roy crée une ambiance incroyablement sensuelle où les grandes plaines de l’Ouest canadien enivre la voyageuse par un chaud soir d’été. J’ai retrouvé Gabrielle Roy alors qu’elle était toute jeune et qu’elle parcourait le Canada en tant que journaliste pour en surprendre les visages, tirer sur des ficelles et peut-être apprendre ce qu’est ce pays dont on nous a tant parlé dans les livres sans trop savoir de quoi il est constitué. Elle n’avait pas encore publié Bonheur d’occasion, s’intéressait aux marginaux, aux migrants qui abandonnent tout derrière eux pour tenter de saisir leurs rêves à bras le corps en changeant de continent. Comme elle l’a fait en quittant Saint-Boniface pour séjourner en Angleterre et en France, pour trouver sa voie et ce qu’elle ferait de ses jours. C’est là qu’elle a délaissé son ambition de devenir comédienne pour s’avancer dans l’écriture qui serait l’immense affaire de sa vie. 

Ce genre d’expédition était terriblement audacieux à l’époque, surtout pas dans les pratiques journalistiques. On peut lire ses chroniques et reportages dans Fragiles lumières de la terre. Un bonheur d’intelligence, de curiosité qui garde toute sa pertinence et sa modernité. 

La jeune femme se retrouve en pleine nuit dans la grande plaine de l’Ouest après être descendue du train, à des kilomètres du premier village. Il fait chaud, la nuit est parfaite, le vent doux et caressant avec un dégât d’étoiles au-dessus de sa tête. La voyageuse s’abandonne au plaisir d’être là, toute dans son rêve et son corps, humant l’air sur ses bras et son visage comme si le pays la courtisait et voulait la séduire. 

 

«Je me vis en sandales légères, loin de toute habitation, dans une sorte de nuit des temps, avec deux valises à traîner… et j’éclatai de rire. Puis laissant à travers les herbes hautes, mes valises qui n’avaient certainement rien à craindre, je partis à pied devant moi. Or la nuit que j’avais pu croire vide et inanimée se révélait toute pleine de légers bruits chantants qui se rattachaient à une vie nocturne abondante, quoique, tout d’abord, un peu difficile à déchiffrer. À une sorte de respiration tranquille, je devinai des champs de blé qui se déroulaient en profondeur de chaque côté du chemin de fer. Parfois, quand deux vagues de tiges en venaient à se heurter, il en résultait un étrange bruit de houle. Dans ces champs secs, selon les caprices du vent, il y a apparemment une manière de ressac.» (p.101)

 

Elle y fera des rencontres étonnantes. Surtout, elle décrit des lieux et des hommes un peu rudes, mais qui peuvent être accueillants et généreux quand ils savent à qui ils ont affaire. C’est surtout ce pays tout imbibé d’odeurs, d’effluves et de frissons qui s’impose, la rend terriblement heureuse de respirer dans toutes les dimensions de son corps. Un récit qui garde toute sa puissance et sa sensualité. On le hume, on le sent sur sa peau comme une brise par temps chaud et humide.

Quel plaisir de retrouver Gabrielle Roy, de se pencher sur cette écriture élégante et si juste, toute simple et évocatrice! Belle comme une partition parfaitement équilibrée où tous les instruments trouvent leur pleine mesure. 

Et je jure que je vais relire cette œuvre importante et unique. Parce que les textes de Gabrielle Roy n’ont pas pris une ride et qu’ils gardent une éternelle jeunesse. D’une actualité déconcertante en cette période où l’on prône la diversité et la dictature du moi. Tout est là déjà, bien avant notre époque qui ne sait plus où donner de la tête. Tout chaud et tout plein d’effluves. La preuve que certains auteurs voient beaucoup plus loin que le moment présent et que les mots se moquent du temps et de l’espace. En tous les cas, les récits de cette très grande auteure me touchent chaque fois, peu importe la circonstance où je les approche avec prudence et avidité. Toujours aussi palpitant quarante ans après la mort de cette romancière et journaliste remarquable. Elle écrivait hier pour des gens d’aujourd’hui, pour bousculer les frontières et des tabous de son époque. C’est formidable et jubilatoire de comprendre qu’un texte peut abolir le temps et s’échapper dans le vaste espace où des humains cherchent obstinément la paix et la tranquillité. C’est là le miracle que réalise Gabrielle Roy. Elle nous parle, murmure à l’oreille. Il suffit de fermer les yeux pour se laisser envoûter par les ressacs de sa phrase, de sa présence troublante.

 

ROY GABRIELLEDe quoi t’ennuies-tu, ÉvelineÉly! Ély! Ély!, Éditions du Boréal, Montréal, 1994.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/quoi-ennuies-eveline-suivi-ely-ely-1953.html 

jeudi 6 juillet 2023

TROIS ÉCRIVAINES ET UN SEUL CHANT


VOILÀ UN COLLECTIF qui tranche avec ce que j’ai lu jusqu’à maintenant! D’habitude, dans un tel projet, on fait appel à des auteurs qui acceptent d’explorer un thème et de respecter un format précis. Chacun reste libre de choisir le moment et l’ancrage de son histoire. Ça donne toujours un ouvrage avec des hauts et des bas. Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost ont décidé de faire différemment. «… nous avons convenu d’écrire un recueil de nouvelles dans lequel nos voix pourraient conserver une forme d’indépendance dans chacun des textes autonomes, tout en s’unissant aux autres par les lieux, les thèmes, le sujet et les personnages partagés dans l’ensemble du livre.» (p.141) Elles ont choisi un site qu’elles connaissent et fréquentent, le Bic, un coin unique près de Rimouski, la pointe aux Anglais, en bordure du fleuve Saint-Laurent, là où se croisent les grandes eaux et le roc. J’y ai séjourné à quelques reprises et c’est un emplacement inspirant. Je me souviens des chevreuils tout près de la tente, de ces bêtes magnifiques qui semblaient nous souhaiter la bienvenue. L’histoire de l’endroit, ses légendes et des figures mythiques forment l’humus de ces nouvelles. Que j’aurais aimé participer à un tel projet!


 

Quelle manière originale de marquer son environnement, d’apprivoiser physiquement un lieu par de courts textes, de tisser des récits dans un tricot serré! Le tout pour que la créativité de l’une stimule celle de l’autre, fasse advenir la belle aventure de dire un bout de pays, le laisant respirer comme un oisillon dans le creux de sa main. Je pense à mon ami Alain Gagnon qui répétait : «On ne connaît pas un territoire qu’on n’a pas nommé.»

Et le frère Marie-Victorin, bien avant lui, avait lancé une assertion similaire : «On ne connaît pas un territoire dont on ne connaît pas le nom.»

J’imagine qu’en cours de rédaction, les auteures se sont rencontrées pour discuter, inventer des hommes et des femmes, apporter un nouvel éclairage à une légende tout en respectant l’inspiration de chacune. Pour s’imbiber d’une même atmosphère, s’en tenir à un ton et à cette petite musique si chère à Jacques Poulin. 

 

«Tour à tour, nous avons donc rebondi sur les éléments amenés par nos comparses — personnages, événements ou rumeurs qui tramaient l’histoire fictive de notre village et notre Pointe.» (p.142)

 

Bien plus, tous ces écrits ont fait l’objet d’une lecture publique au Jardin de Métis, ce lieu de beauté et de quiétude crée par Elsie Reford. Ces rencontres ont certainement permis d’approfondir la tessiture de chacune des nouvelles qui s’imposent dans le temps et l’espace. Les vingt et un textes (sept pour chacune des protagonistes) suivent une trame, jouent en harmonie, pareils à des instruments à cordes qui nous entraînent dans une sonate de Claude Debussy. Ça donne «un roman à trois voix» qui va et vient avec la marée qui gonfle avant de se retirer en laissant des artefacts sur le sable et les rochers. C’est magnifique et juste comme un contre-chant. Des nouvelles parfaitement intriquées. Tellement que j’ai oublié de chercher qui en était les auteures. En plus, les trois comparses ont eu la bonne idée de ne pas signer leurs textes pour accentuer la cohésion du recueil. Oui, j’ai eu l’impression de lire une seule écrivaine, comme si Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost se modulaient l’une à l’autre.

 

AVENTURE

 

Voilà une démarche qui donne toute la place aux mots, au site et aux figures réels ou inventés. Bien plus, on explore ce lieu par l’œil, l’oreille et le toucher. On le respire, on le parcourt pour s’imprégner de l’endroit et suivre les personnages. Une intégration du fantasme et de l’imaginaire par la musique et le cinéma également.

 

«Quand le brouillard se répand, il avale presque tout. Il fond sur le paysage et dérobe l’horizon, les îles lointaines, le fleuve. Les lieux perdent leur consistance. Pour un instant, on peut même douter qu’ils sont encore là.» (p.44)

 


C’est ce qui arrive aux trois participantes. Elles se dépouillent et se laissent imbiber par leur sujet, emporter par la marée, n’hésitant jamais à suivre un personnage qu’une collègue leur a présenté, ou à s’approprier un événement. C’est rare de réussir un tel exploit et il faut aimer les mots et un coin de pays pour consentir à pareille abnégation. Comme dirait Victor-Lévy Beaulieu, c’est du bel ouvrage. 

 

TRAME

 

Des revenants hantent certains lieux, un concert étrange donné pendant toute une nuit sur les rochers de la pointe avec un seul spectateur. La musicienne répète Vexations d’Éric Satie pendant sept heures. Satie, un créateur que j’aime particulièrement a noté ce qui suit en tête de sa partition. «Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses.» La pièce dure une minute à peu près et il faut environ quatorze heures pour respecter les vœux du compositeur, ce que plusieurs interprètes ont fait. John Cage entre autres.

Voilà un indice, la manière adoptée par les écrivaines qui cèdent aux belles obsessions qui hantent leurs personnages. Elles répètent un phrasé, se laissent aller et s’ancrent dans le lieu. Les mots, les images et la musique respirent avec les marées, les vagues qui poussent le fantasme au large comme cela arrive toujours dans un pays de mer et de vents.

Ce que je sais des berges est bien plus qu’un recueil de nouvelles, c’est une expérience immersive et sensorielle. C’est l’union de trois voix qui chantent en harmonie dans des moments tragiques, reprennent sans cesse un même leitmotiv pour nous faire découvrir le réel par l’imaginaire, la vie en effleurant la mort, la beauté dans une échancrure du brouillard. 

Il faut arpenter ce collectif en abandonnant ses réflexes et adopter le pas de ces créatrices sans chercher qui est qui. Une expérience unique pour les auteures et le lecteur. J’en suis ressorti imbibé par les lieux où l’ici est là-bas, où le rêve marche sur les rochers, avalé par un banc de brume ou le roulis des vagues. Comme si en suivant ces écrivaines, je m’étais approprié tous les territoires de mon corps en même temps que le pays du Bic. Une expérience unique et particulière. La certitude, peut-être, d’avoir effleuré la beauté. 

 

DELAURIERS CAMILLE, LEMIEUX JOANIE, PROVOST VALÉRIECe que je sais des berges, Éditions La Pleine Lune, Lachine, 152 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/665/ce-que-je-sais-des-berges