mercredi 29 mars 2023

DANY LECLAIR TROUVE LES BONS MOTS

LE NOUVEAU ROMAN de Dany Leclair, Ces eaux qui me grugent, se résume à une phrase que l’on peut lire à la page 328. «J’ai survécu à ma nuit, j’ai vaincu la malédiction.» Une fatalité pèse sur les épaules du narrateur, Christian Perrault. «Depuis leur arrivée en terre d’Amérique, aucun de mes ancêtres n’a réussi à franchir la cinquantaine. Neuf générations d’hommes disparus trop tôt.» Des suicides ou une maladie incurable, une sorte d’incapacité à vivre, une forme de karma que les Perrault ne peuvent nier. Le petit Christian sent cette fatalité bien lourde. Aîné de la famille, il devine que le chemin est tracé devant lui par son père et ses prédécesseurs qu’il n’a pas connus et qui restent mystérieux. 

 

Christian va fêter son cinquantième anniversaire de naissance à un moment où tout semble se liguer contre lui. La nature, à La Baie au Saguenay, encore une fois, fait des siennes. La pluie tombe depuis des heures et c’est le déluge près de la rivière à Mars. Cela n’est pas sans évoquer le terrible cataclysme qui a frappé la région en 1996 et a marqué les esprits. Plusieurs inondations, au cours de l’histoire, ont touché cette ville portuaire qui donne sur le fjord. Un endroit où tout peut arriver comme dans les premiers romans d’André Girard. 

Christian vient d’apprendre qu’il a un cancer, mais décide de garder cela pour lui, de ne pas en parler à ses proches, surtout pas à sa femme et ses enfants. Le jour de son anniversaire, de l’âge fatidique, ils doivent abandonner les lieux parce que l’eau ne cesse de gruger les berges. Tous les terrains environnants ont été emportés et la demeure s’accroche à ses fondations pour quelques heures encore. Une nuit, peut-être plus, avant que tout ne bascule dans le gouffre qui a avalé la résidence des voisins. Il veut passer les dernières heures dans sa maison, dans son bureau, pour relire un manuscrit qu’il peaufine depuis des années. Un texte où il tente de démêler le vrai du faux. Quelques heures de sursis pour décider s’il s’abandonne aux flots qui ont ravi plusieurs de ses ancêtres ou bien s’il va se battre et faire face au destin. 

 

«Thomas et Danaé sont en sécurité chez leurs grands-parents. Sarah-Ève s’apprête à partir à son tour. Les dernières heures ont été épuisantes, éreintantes. Nous nous sommes efforcés, ensemble, de sauver ce qui pouvait encore l’être. Nous avons peu dormi. Même si ma parole vaut autant que celle de mon père, j’ai promis à ma blonde d’aller la retrouver plus tard, à l’hôtel où sont hébergés les évacués. J’ai exigé de rester encore un peu. Une dernière nuit seul dans ma maison. Pour arracher encore quelques fragments au désastre, pour réfléchir à ma propre débâcle. Pour défier la mort.» (p.10)

 

Quelques heures, pour choisir entre un pas vers la vie ou la capitulation devant la fatalité. Quelques heures pour décider de s’accrocher ou de tout abandonner. La lecture de son manuscrit devient essentielle. Ces pages rédigées dans la ferveur et l’attente prennent un tout autre sens. Chaque phrase est comme une aspérité à laquelle il s’agrippe. Il retrouve son récit dans la démence et la fureur qui emporte tout, debout, seul face à la mort. Peut-il se redresser grâce aux mots, à cette arme terrible et ultime qu’est l’écriture?

 

TENSION

 

La rivière Saguenay a marqué le destin des Perrault. Son père a plongé au bout du quai avec son auto et son grand-père s’est suicidé dans son bain. L’immense fatalité que porte le fjord dans la littérature du Saguenay atteint ici son paroxysme. Nombre d’écrivains, dont André Girard, Lise Tremblay, Gérard Bouchard, Gil Bluteau et d’autres, associent ce plan d’eau impressionnant à la mort dans leur fiction. Comme si la nature de ce coin de pays prenait un malin plaisir à se venger des gens qui ont transformé le paysage. Oui, la géographie marque les esprits et modèle les humains dans leur façon de voir le monde et de se coltailler avec la réalité.

Tout va se jouer en quelques heures comme dans les tragédies anciennes. Que faire devant la malédiction qui étouffe sa famille et ce cancer qui le touche dans son âme et son corps? Le pays où il a ses racines le trahit encore une fois, s’attaque à tout ce qu’il a pris des années à construire avec patience et obstination pour se faire une petite niche dans l’avenir avec son amoureuse et ses enfants. 

Un roman fort parce qu’il évoque les catastrophes qui ont marqué la région du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. Étrange, les méandres de l’histoire. Le feu qui a tout détruit en 1870, le Saguenay maganné à plusieurs reprises par des crues et des déluges qui ont laissé beaucoup de cicatrices. Juste pour cela, Ces eaux qui me grugent de Dany Leclair, est une grande tragédie humaine et environnementale. Le drame est porté par les lieux, les rivières qui se révoltent comme des bêtes sauvages après des années de docilité. J’en aurais pris plus de cette tragédie apocalyptique que l’écrivain décrit si bien au début de son récit où tout est emporté par cette rivière devenue folle. Rien de plus saisissant que de voir des maisons charriées par le courant, des pans de terre s’écrouler et disparaître dans les bourbillons pour aller se déposer dans les abysses du fjord où rôdent peut-être des monstres inconnus. 

 

MANUSCRIT

 

Le manuscrit que Christian relit au cours de ces heures fiévreuses, réfugié dans son lieu de méditation et de vérité, devient une bouée de sauvetage à laquelle il s’accroche. Vivre ou périr par et avec l’écriture. Se donner du temps par les mots, les phrases qui viennent des recoins de l’enfance de ce personnage qui a subi de grandes et terribles épreuves sans jamais vraiment faire confiance à la vie parce que son père, cette figure emblématique et tutélaire, ne l’a jamais poussé dans cette direction. Un texte comme un puzzle que le narrateur tente de placer en ordre. Je ne sais trop pourquoi, j’ai pensé aux cartes de sportifs que le jeune Christian collectionnait. 

Le roman multiplie les courts tableaux qui nous plongent dans les heures heureuses et de candeur ou encore dans des moments qui blessent ce petit garçon trop sensible. Rien de spectaculaire. Il suffit de si peu pour marquer une âme innocente qui ne demande qu’à faire confiance à ses parents. Une fête tourne au tragique, un rêve déçu, un espoir s’évanouit quand ce n’est pas la réalité qui dépite. S’il fantasmait à l’idée d’assister à un match du Canadien de Montréal qu’il vénère avec son père, la partie le laissera indifférent. Tous ces grands et petits moments qui perturbent une existence et surtout son héros, son idole, qu’il voit fléchir et s’écraser un peu plus chaque jour, avalé par la malédiction. C’est peut-être cela le tragique de ce roman. Le père n’arrive jamais à être à la hauteur des promesses qu’il ne cesse de faire miroiter devant les yeux de son fils qui ne demande qu’à le croire. 

 

«Cet homme reste un fantôme pour moi aussi. Mon père n’a jamais pris la peine de me parler de lui, il n’a jamais pensé me transmettre les souvenirs qu’il avait de son propre père. Peut-être parce qu’après tout lui-même le connaissait très mal. Parce qu’il ne le pouvait pas, ou ne le voulait pas.» (p.63)

 

Tragique aussi parce que pour survivre, il faut souvent taire la vérité même si ces secrets de famille étouffent et deviennent lourds à porter. Je n’ai pu m’empêcher d’effectuer un lien avec ce Québec qui souffre d’un manque de mémoire et qui garde, au cours des décennies, les mêmes illusions. Nous enseignons si peu et si maladroitement notre passé. Pour parodier Joséphine Bacon on peut dire : «Nous ne nous connaissons pas.»

Les nouvelles générations ne savent plus grand-chose de leurs ancêtres, des élans et des échecs de ceux et celles qui les ont précédés avec des désirs souvent mal assumés et des réflexes qu’ils ne prennent jamais la peine d’analyser. Christian abandonne la maison après y avoir mis le feu à la toute fin pour contrer son destin. Il serre le manuscrit sur sa poitrine. C’est sa mémoire qu’il emporte, qu’il protège et qui va le faire basculer du côté des vivants.

Un texte touchant et vrai, humain qui nous plonge dans l’univers d’un écrivain et d’un petit garçon qui tente de trouver un sens à sa vie. Une quête d’un père qui lui a fait faux bond et qui l’a abandonné sur les rives d’une rivière devenue folle et dangereuse. L’espoir revient dans les toutes dernières phrases. Il est possible d’échapper aux gouffres de la fatalité en jonglant avec les mots pour le dire, les images qui marquent le rythme des jours. Un magnifique roman.

 

LECLAIR DANYCes eaux qui me grugent, Mains libres Éditeur, Montréal, 336 pages. 

https://www.editionsmainslibres.com/livres/dany-leclair/ces-eaux-qui-me-grugent.html

mercredi 22 mars 2023

UN RACISME QUE NOUS NE POUVONS NIER

LE SUJET fait les manchettes régulièrement. Le Québec, comme de nombreux pays, manque de main-d’œuvre, surtout après la fameuse pandémie. Devant ce fait, des entreprises florissantes sont menacées de fermeture si elles ne trouvent pas de personnel rapidement. De plus en plus, des dirigeants font appel à des salariés saisonniers qui proviennent, dans notre cas, du Mexique, du Guatemala et des Antilles. Le phénomène n’est pas nouveau cependant. Partout dans le monde, des femmes et des hommes doivent s’exiler pour des périodes plus ou moins longues. Kamal Al-Solaylee, journaliste et enseignant, a eu la bonne idée de se pencher sur ce phénomène pour en dégager les grandes lignes. Ces salariés, souvent exploités, doivent faire les tâches les plus dures et les moins valorisantes, des emplois que les habitants des sociétés développées ne veulent plus exécuter. Assistons-nous à une nouvelle forme d’esclavage?


Les pays européens, après la Deuxième Guerre mondiale, ont eu recours à des ouvriers étrangers après la défaite de l’Allemagne pour remplacer les hommes morts sur les champs de bataille. Il fallait beaucoup de bras pour reconstruire des villes détruites par les bombardements. On n’a qu’à imaginer les travaux gigantesques qu’il y aura à faire en Ukraine après le dénouement de ce conflit. Oui, cette guerre stupide et inutile qui dure depuis trop longtemps va finir par avoir une fin.

Kamal Al-Solaylee a parcouru le monde pour étudier ce phénomène et voir comment tout cela se passe entre les pays employeurs et ceux qui fournissent la main-d’œuvre. Il est allé en Asie, aux Philippines, à Hong Kong et au Sri Lanka. Il s’est attardé en Angleterre, en France, surtout à Paris, aux États-Unis et enfin au Canada. Il a dégagé les principales caractéristiques de cette transhumance, les particularités et les conséquences à long terme chez les travailleurs et leurs familles. 

Les pays employeurs veulent surtout des femmes et des hommes qui acceptent d’accomplir les tâches difficiles, souvent manuelles, sans exiger de trop hauts salaires et cela six ou sept jours par semaine. On retrouve ces employés dans les maisons privées où ils agissent comme serviteurs, nounous pour les enfants, chauffeurs ou encore dans les grands chantiers du Qatar, par exemple, qui ont fait les manchettes avec la tenue de la Coupe du monde de soccer l’an dernier. Des migrants y ont travaillé dans des conditions terribles pour construire les magnifiques stades où beaucoup ont succombé. Ils venaient du Sri Lanka, du Népal, du Pakistan, du Bangladesh, des Philippines, d’Égypte, du Soudan, de l’Afrique subsaharienne et même de la Chine continentale. Une constance dégagée par Kamal Al-Solaylee : les pays en voie de développement fournissent une main-d’œuvre soumise et bon marché aux états les plus riches.

 

«Au premier rang de ces expériences, et le but particulier de ce livre, sont celles des migrants et des immigrants à la peau brune. Bien que chaque terme fasse référence à un groupe spécifique de personnes, les migrants se déplacent par désespoir, tandis que les immigrants déménagent à la recherche d’une vie meilleure; la frontière entre les deux tend à s’estomper alors que la guerre et les catastrophes écologiques ravagent l’hémisphère sud de notre planète.» (p.29)

 

Le chercheur et enseignant dégage une constance : la couleur de ces nomades. Plus le teint est clair, plus ces salariés peuvent avoir des emplois valorisants et des conditions de travail attrayantes. Plus leur peau est noire, plus les tâches qu’on leur réserve sont mal payées et absolument inintéressantes.

 

PHILIPPINES

 

Les Philippines fournissent beaucoup de ces travailleurs qui doivent s’exiler pendant des années pour avoir des revenus et faire vivre leur famille. 

 

«Et les différents campus du Centre Magsaysay ont acquis la réputation d’être des voies fiables, centrées sur l’obtention d’un emploi qui permet aux Philippins de réaliser le rêve national : décrocher un contrat dans le domaine des services ou de l’hôtellerie à l’extérieur du pays. MICHA s’est imposé comme l’école par excellence pour les centaines de milliers de femmes de chambre, cuisiniers, barmans et serveurs dans les hôtels, sur les bateaux de croisière ainsi que dans les restaurants haut de gamme et franchisés du monde entier.» (p.120)

 

Un institut qui discipline les postulants avant qu’ils ne prennent la route de l’exil pour œuvrer un peu partout. Les stagiaires apprennent l’anglais et sont formés parfaitement à l’ouvrage qu’ils exécutent. Al-Solaylee dégage une constante cependant.

 

«Ceux qui travaillent dans les chaînes de magasins bas de gamme ou comme serveurs dans des restaurants bon marché ou à prix modéré sont uniquement les Philippins à la peau plus foncée. Plus le magasin est luxueux, plus la peau du personnel qui vous sert est claire. Au début, je pensais que mon imagination me jouait des tours, m’obligeait à voir les peaux claires et foncées là où je voulais qu’elles soient. Mais après avoir lu l’histoire de Tenorio, je suis retourné au centre commercial pour vérifier les dires de son narrateur, et dans l’ensemble, elles s’avéraient exactes.» (p.135)

 

Une situation qui se répète partout dans le monde où l’auteur s’est déplacé pour rencontrer les migrants et discuter avec eux, écouter leur parcours surtout. Les Philippins sont peut-être les plus prisés et les mieux formés pour ce genre de travail, mais cela n’empêche pas les Sri Lankais ou autres peuples à la peau brune d’emprunter la même route et surtout de se couper de son milieu, de sa famille, de ses enfants et de ses proches pour subvenir à tous. Cela peut devenir un véritable esclavage pour ces exilés. 

Ce qui m’a particulièrement fasciné, c’est de suivre l’écrivain dans les pays occidentaux. On y surprend des choses étonnantes.

 

COLONIALISME

 

Bien sûr, il s’agit là de relents du colonialisme où la France et l’Angleterre ont été particulièrement énergiques dans cette période de l’histoire où les puissances européennes sont parties à la conquête du monde. Cela a eu comme conséquences, après les guerres de libération, d’apporter un flux de migrants en Angleterre et en France venant entre autres du Moyen-Orient. Des ressortissants, d’origine arabe la plupart du temps, se sont retrouvés dans des ghettos sans jamais atteindre l’égalité ou les mêmes droits que les Britanniques et les Français. Condamnés à cause de la couleur de leur peau à occuper des emplois subalternes et à ne jamais avoir les droits des citoyens blancs du pays. Des drames effroyables qui ont touché surtout les gens ou les croyants musulmans, particulièrement après les attentats du 11 septembre aux États-Unis ou les assauts contre le Bataclan en France et dans le métro de Londres. Cela a donné lieu à des représailles terribles. 

 

«L’Islam est devenu une identité à forte connotation raciale et politique ce qui fait en sorte que maintenant, la grande majorité des musulmans sont le sujet d’une double attaque, contre leur race et leur culture. La frontière entre race et culture ou encore entre race et religion a été franchie, voire effacée, et le changement opéré au sein du Conseil musulman de Grande-Bretagne confirme cette théorie.» (p.232)

 

SAISISSANT

 

Un essai fort bien documenté et émaillé de nombreux témoignages qui révèlent les dessous de cette exploitation qui s’appuie d’abord et avant tout sur la couleur de la peau et, depuis septembre 2011, contre des convictions ou des croyances religieuses. Cela peut prendre bien des aspects et des formes, mais la problématique reste fondamentalement la même.

Ce qui m’a troublé particulièrement, c’est ce constat de l’écrivain. Des Arabes sont venus en Angleterre et en France. Ils ont tout fait pour passer inaperçus, n’arborant aucun signe confessionnel pour ne pas heurter la population blanche. Tout cela en vain, parce qu’ils n’ont jamais été acceptés et considérés comme des citoyens à part entière. Toujours repoussé à cause de la couleur de leur peau ou de leur origine. Les rejetons de ces derniers se sont souvent radicalisés et sont retournés à la pratique religieuse.

 

«La majorité de ces cas implique de jeunes membres de la communauté musulmane qui, selon Elsa, refusent de commettre les mêmes erreurs que leurs parents. “Après [quelques décennies], les enfants nés en France ont réalisé qu’être invisible n’est pas la solution pour s’intégrer à la société… Une explication [pour la redécouverte de l’islam] est qu’il représente une manière d’affirmer leur identité.” Leur raisonnement est le suivant : ils sont Français, mais ils sont également musulmans.» (p.268)

 

Un essai qui nous fait comprendre une situation qui perdure et s’accentue avec la pénurie de main-d’œuvre de plus en plus importante dans les communautés occidentales. Les pays du tiers-monde ont les salariés et les Occidentaux, les entreprises et les emplois. Ce qui pourrait être une collaboration tout à fait normale et une relation d’affaires est tout autre chose dans la réalité. Les ouvriers au Qatar, confinés dans des bunkers, sans aucun contact avec la population locale, étaient quasi des prisonniers. Ils ont vécu dans des conditions affreuses et inhumaines. Beaucoup sont morts sur les chantiers. 

De nos jours, nous ne pouvons ignorer ces questions avec les travailleurs saisonniers que nous croisons dans les champs l’été ou encore dans certains commerces. Nous allons certainement les voir de plus en plus nombreux dans les services de santé et peut-être aussi dans le domaine de l’éducation. Quelles conditions nous leur réservons en refusant, par exemple, qu’ils deviennent des résidents permanents? Un climat qui risque de s’envenimer dans les années à venir si on n’y prête attention. On dénonce ici et là des cas d’exploitations dans ce milieu où ces travailleurs doivent baisser la tête et vivre dans des installations dignes du Moyen Âge. Et les syndicats ne sont pas présents dans ces secteurs. 

Un essai puissant, lucide, documenté et personnel qui montre la face souvent méconnue de nos sociétés ou que nous refusons de voir. L’esclavage subsiste un peu partout, mais prend des formes plus subtiles au nom de l’économie. Un livre que tout le monde devrait lire pour comprendre de quoi il retourne derrière les formules et les demandes des chambres de commerce.

 

AL-SOLAYLEE KAMALBrun, ce que cela signifie d’être brun aujourd’hui, Éditions Hashtag, 372 pages. Traduction de Felicia Mihali.

 

https://editionshashtag.com/product/brun/

mercredi 15 mars 2023

LE PÈRE HANTE ENCORE MICHAEL DELISLE

DÉCIDÉMENTMichael Delisle n’en a pas terminé avec la figure paternelle. C’était le sujet de son roman Le Feu de mon père où il décrivait un homme qui se tenait sur la corde raide, vivant en marge de la société et en ayant des problèmes avec la justice. Un instable, toujours en train d’imaginer des projets qui pouvaient le mener droit derrière les barreaux. Dans Cabale, Wilfrid surgit dans la vie de ses fils alors que Paul amorce une carrière d’enseignant au cégep. Louis travaille en usine pour subvenir aux besoins de sa petite famille. Wilfrid n’a jamais été présent, occupé à inventer des combines qui le poussaient dans le mur à toute vitesse. Il a vécu en Floride pendant des années et le voilà de retour, agissant comme s’il avait constamment été là, prêt à tout donner à ses garçons. Paul ne peut que se méfier pendant que Louis passe l’éponge.

 

Wilfrid a fait plusieurs séjours en prison et il s’est toujours pensé plus futé que tout le monde. Un grand parleur, un séducteur qui prenait toute la place, un fin filou irresponsable qui accusait systématiquement les autres pour ses échecs. Le voilà de retour à Montréal, prêt à tout effacer et à s’imposer dans la vie de sa progéniture. 

 

«J’ai circulé tranquillement, les mains jointes, puis j’ai figé raide en apercevant Wilfrid. Il m’a paru, lui aussi, plus trapu que dans mon souvenir. Sa moustache était toujours là, plus drue, plus blanche. Je ne l’avais pas vu depuis une trentaine d’années. Wilfrid, mon père, n’est pas resté longtemps à la maison. Je le voyais parfois quand j’étais tout jeune. Ensuite, ses combines l’ont amené en prison à quelques reprises. Il a fait une tentative de vie normale quand j’avais dix ans. Presque deux ans comme vendeur de voitures. Mais il n’a pas tenu le coup. La vie rangée n’était pas pour lui. Il a filé en Floride où, paraît-il, il a profité d’une femme riche. Et le revoici, hâlé, un peu dégarni, fragilisé. Tout seul.» (p.22)

 

Souriant, volubile, optimiste, Wilfrid soutient Louis dans la réalisation de ses rêves. Ce dernier peut même retourner aux études. Son père lui avance de l’argent pour compenser la perte de son salaire en usine. Revenir sur les bancs de l’école, au cégep, n’est pas une mince entreprise, on l’imagine, mais Wilfrid répète que tout est possible. Il suffit d’y mettre le temps et de ne jamais hésiter à foncer. Paul se méfie des sourires et de ce nouveau Wilfrid qui ne peut que les décevoir. 

 

«Louis n’est pas d’accord. Wilfrid est un vieil homme qui a trouvé le moyen de faire amende honorable. Il veut se racheter. Il ne voit pas pourquoi il refuserait son geste. Notre père va le pensionner à hauteur de son salaire d’usine pour qu’il se consacre aux études à temps plein. Plus les frais. Plus les livres. Il pourrait finir son DEC en sciences humaines. Ensuite, qui sait, l’université.» (p.50)

 

C’est le grand pouvoir de ce survenant que de faire croire que tout est possible. Paul assiste à tout ça de loin, ayant du mal à se glisser dans la peau de l’enseignant qu’il est et à communiquer avec ses étudiants. Il n’arrive pas à s’intégrer au corps professoral même si Morin, un maître, est toujours prêt à lui donner un conseil et se montre plutôt généreux de ce côté. Ce collègue deviendra-t-il le père qu’il n’a jamais eu? Paul gâche tout avec lui lors d’une fête un peu trop arrosée et se lie d’amitié avec Khoury, un érudit qui vit seul et aime l’opéra. 

 

POSSIBLE

 

Se pourrait-il que Wilfrid devienne enfin le père qu’il n’a jamais été, qu’il aide ses fils à réaliser leurs rêves? Que cet instable comble le vide qu’il a laissé derrière lui pour courir l’aventure. 

 

«Aucun homme n’a écouté Louis enfant, et cette solitude l’a formé. À la maison, en société, à table, les frères Landry ont joué, jour après jour, devant une salle vide. Quand il vient me rendre visite, Louis rentre et regarde par terre, il s’assoit et commence par se masser le cuir chevelu et pincer son nez, il boit sa bière, et les phrases font surface peu à peu. C’est l’ordre des choses.» (p.49)

 

Paul ne croit plus personne et ses relations avec les autres sont toujours gauches et souvent impossibles. Heureusement, Khoury, cet esthète amateur de chant classique et de littérature, ce vieil ours mal léché qui est un peu la risée de tout le monde au cégep, lui ouvre ses portes. 

Wilfrid meurt subitement et tout bascule. Un moment intense où Paul se rend compte que son père a fait preuve d’une grande abnégation en finançant le retour aux études de son frère, vivant dans un taudis et l’indigence.

 

JUSTESSE

 

Un court roman senti et dense, magnifique de justesse. Une habitude chez Michael Delisle. Ses personnages blessés par l’enfance sont souvent des marginaux. Peut-on changer sa vie, peut-on faire en sorte de prendre un virage qui nous pousse dans un monde différent et nous permet d’oublier les manques qui ont marqué nos premières années? C’est une grande question qui hante Michael Delisle et qui le suit d’une publication à l’autre. 

Il semble bien que nous soyons victimes d’une certaine fatalité et qu’il est à peu près impossible d’échapper à sa destinée, et ce malgré l’apparition d’un Wilfrid qui promet de tout transformer. 

Un récit soigné, dense comme tous les livres de Michael Delisle, vibrant qui m’a laissé un peu étourdi à la fin, parce que moi aussi j’ai cru au rêve de Louis et à la générosité de Wilfrid qui se sacrifie enfin, donnant tout à son fils. Une histoire terriblement humaine et sympathique. La magie de Michael Delisle opère encore une fois. Magnifique réflexion sur l’enfance, la paternité, l’enseignement et la fraternité, la littérature et la musique, ce roman nous pousse vers des questions essentielles sans jamais forcer la note. Du bel ouvrage, dirait Victor-Lévy Beaulieu.

 

DELISLE MICHAELCabale, Éditions du Boréal, 136 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/michael-delisle-12087.html 

mercredi 8 mars 2023

DAVID BEAUDOIN BOUSCULE LE LECTEUR

CERTAINS ÉCRIVAINS aiment sortir des sentiers battus et explorer des territoires où les lecteurs auront du mal à les suivre. David Beaudoin se permet bien des audaces dans La signature rouillée, un premier roman, où il tourne le dos au réel pour se faufiler dans un monde de rêves et de fantasmes. Antoine G., un Québécois d’origine, vit à Paris et restaure les œuvres d’art que le temps abîme ou qui subissent les outrages de certains vandales. Antoine G. accomplit de véritables exploits avec des toiles que l’on croyait gâcher à tout jamais par l’action d’un étourdi aux motivations obscures. Il est embauché par la directrice du musée Carnavalet. Un visiteur a laissé une signature illisible sur le tableau de A. Boulanger, un peintre peu connu décédé en 1922, intitulé Le sauvetage des malades de l’hôpital de l’Ancienne Charité. Personne n’a vu le vandale, pas même les caméras qui filment tout pourtant. Un homme en blanc aurait opéré dans la plus grande des discrétions et les membres de la sécurité n’ont pu l’intercepter.

 

Il faut de l’habileté et surtout de bonnes notions pour restaurer une œuvre picturale sans l’abîmer. Un art de patience, de longue haleine, qui demande beaucoup de doigté et d’attention, on s’en doute. On a vu dernièrement des écologistes asperger Les tournesols de Van Gogh avec de la soupe aux tomates en Angleterre. Heureusement, la contestation n’a pas touché la toile, mais la nouvelle a fait les manchettes.

Antoine G. procède d’une façon tout à fait personnelle et un peu singulière. Il se livre à des séances où il fixe la peinture, se concentre et entre dans une sorte de transe où il visualise la gestuelle de A. Boulanger. Il arrive ainsi à sentir le sujet comme s’il avait les yeux du maître et pouvait manier le pinceau à sa place. Cette compréhension intime du tableau est nécessaire à Antoine G. avant d’intervenir avec précision et délicatesse. En plus, il y a des outils modernes pour venir en aide au restaurateur. Des analyses poussées lui feront mieux connaître la texture de l’œuvre. 

 

«La peinture devait également être soumise à un accélérateur de particules. Cela permettrait de retrouver la composition exacte d’une matière qui avait vieilli durant plusieurs années, comme si elle avait voyagé dans le temps, depuis le début du vingtième siècle. Ensuite, Antoine G. pourrait tester les différents solvants afin d’en trouver un qui enlèverait l’encre, et non la peinture originale. Puis viendraient les retouches sur les parties de la toile qui auraient été abîmées définitivement par la signature. En somme, son travail consisterait à supprimer le geste d’un vandale pour refaire celui de l’artiste.» (p.13)

 

On saisit maintenant l’importance de la tâche d’Antoine G. Le restaurateur doit avoir une vision «scientifique du tableau» pour en connaître tous les éléments constitutifs et comprendre parfaitement l’approche et la technique du maître. Le tableau de A. Boulanger reproduit une scène survenue à Paris en 1910 lorsque la Seine a débordé dans les rues de la ville et qu’il a fallu secourir les patients de l’hôpital pour les mettre en sécurité. Les résidentes de ce lieu souffraient de problèmes de santé mentale. On le sait, à l’époque, elles pouvaient y être incarcérées sur une simple signature du mari ou par une dénonciation d’un proche. Bien des épouses révoltées et originales ont écopé souvent en France et au Québec en ces temps pas si lointains. Refuser la soumission à l’homme était vu comme une aberration psychique.

La femme touchée par le gribouillis du vandale trouble le restaurateur. Au centre de la scène, des gens la sortent de l’édifice par la fenêtre avec beaucoup de délicatesse. Elle semble évanouie, évanescente, hors du temps, entourée d’une étrange lumière qui la porte dans cette grisaille. 
Je me suis livré à l’exercice d’Antoine G. (on retrouve ce tableau sur Internet) et rapidement la patiente tout en blanc, éthérée, sereine même, m’a fait penser au Christ. Particulièrement à la toile de Rogier Van der Weyden réalisée vers 1435 et intitulée La Descente de Croix, une peinture que l’on peut voir au Prado de Madrid. 
Cette femme possède une présence, une pureté qui fascine et émeus. Une douceur aussi se dégage d’elle, un abandon ou une sorte de délivrance après toutes les souffrances et les tourments. À gauche du tableau, une séquence a tout d’une mise au tombeau. Une œuvre troublante avec des personnages comme des spectres qui surveillent la scène et s’agitent à l’avant-plan, un combat entre le noir et le blanc, les forces obscures du mal et la lumière divine. 

Antoine G. se rend souvent sur les lieux et a l’impression de revivre ce déluge. Il patauge dans l’eau et se retrouve près de Boulanger, en plein travail.

«Antoine G. s’approcha de A. Boulanger dans l’espoir de lui parler. Il réalisa rapidement que le peintre, comme tout ce qui provenait de l’inondation de 1910, n’était qu’une illusion. Il devait malgré tout en avoir le cœur net et découvrir à quoi il ressemblait. Quand il arriva derrière lui, l’homme se retourna et souleva enfin le capuchon qui cachait son visage. Devant Antoine G., dans la rue des Saints-Pères, se tenait une femme aux cheveux bouclés. A. Boulanger n’était donc pas un homme comme il l’avait toujours cru, mais une femme. Le restaurateur comprit à quel point il avait fait fausse route tout ce temps. Il saisit pourquoi la relation de la peintre A. Boulanger avec la femme en blanc avait dû déranger à l’époque, et pourquoi on avait dû transférer cette dernière à l’institut psychiatrique Sainte-Anne.» (p.77)

 

Ce travail lui permet de replonger dans son enfance, auprès de sa grand-mère. Des moments de complicité avec cette femme un peu mystérieuse. Zéléma a aussi été internée pour une raison qu’il finit par comprendre. Elle avait connu

l’amour avec une compagne. C’était bien assez pour la faire enfermer. Beaudoin imagine tout un scénario alors, un vaste complot où l’on ostracisait les homosexuels et les lesbiennes. Nous basculons dans la face cachée du monde des arts et les interdits d’une société rigide et patriarcale.

David Beaudoin pousse fort loin la lecture que l’on peut faire d’un tableau ou d’une œuvre d’art. Les transes d’Antoine G. lui permettent de plonger dans le sujet de A. Boulanger, d’inventer une histoire sordide de répression et se découvre une mission. Il comprend pourquoi sa grand-mère Zéléma a été internée. Il trouve enfin la pièce du puzzle qui manquait. 

 

RISQUES

 

Si le travail d’Antoine G. est passionnant, il comporte aussi ses risques. En voulant reconstituer la gestuelle et la manière de l’artiste, il réussit peu à peu à se substituer à lui et à se faufiler dans son tableau. Le restaurateur est happé par la détresse de cette femme en blanc qui l’interpelle, le subjugue et le pousse à raconter cette histoire au-delà des années et des époques. C’est aussi sa grand-mère sacrifiée qui lui lance un cri. Antoine G. s’identifie tellement à ce tableau qu’il finit par perdre contact avec sa réalité et bascule dans un univers où l’un devient l’autre, perd son nom comme la directrice du musée qui disparaît et est remplacé par un individu qui est certainement son double. La responsable, Madeleine Bernard, se métamorphose en Bernard Madeleine, un homme. 

Roman troublant, formidablement fascinant pour celui et celle qui s’intéressent au travail des peintres, qui cherchent à comprendre ce qui se cache dans une création que l’on a du mal à interpréter quand nous ignorons les motivations de l’auteur. Comment raconter les tourments qui secouaient Van Gogh en regardant ses immenses tableaux où les couleurs fauves semblent suinter des objets et du décor? Beaudoin s’aventure même dans la réalité d’Antonin Artaud qui a été lui aussi interné pour maladie mentale. 

Voilà une fiction percutante, singulière, éblouissante qui m’a poussé au-delà des apparences, m’a permis de me glisser dans les lubies ou les folies de l’artiste pour réinventer son œuvre. Métamorphoses où l’envers et l’endroit se bousculent et où le restaurateur deviendra le vandale. 

Une histoire de passion qui permet d’aller au-delà de la représentation et de l’image pour découvrir la vie des gens, des amours cachées et interdites, des secrets que la société de l’époque comme de maintenant prend un malin plaisir à maquiller. David Beaudoin m’a ébranlé en me poussant dans la transe d’Antoine G. Le parafe du vandale n’est pas un acte anodin, mais une appropriation de la toile de Boulanger par Antoine G. En la restaurant, il en devient l’auteur. Magnifique. Comme si les œuvres prenaient un sens nouveau et partageaient le récit de celui qui les regarde avec amour et passion, et ce au-delà des époques et des préjugés. 

 

BEAUDOIN DAVIDLa signature rouillée, Éditions Annika Parence, Collection Coûte que Coûte, Montréal, 156 pages.

 


 

 

mercredi 1 mars 2023

LA DISPARITION D’UN SAVOIR-FAIRE

Y A-T-IL DES ROMANS que l’on peut qualifier de documentaires. Correlieu de Sébastien La Rocque y ferait bonne figure. L’auteur, un ébéniste, un métier qui se pratique de moins en moins, parle avec passion de ce savoir formidable qui a été avalé par l’industrie qui décortique tout, planifie et utilise des machines de plus en plus performantes pour réduire les coûts, semble-t-il. Sébastien La Rocque nous entraîne dans l’univers de Guillaume Borduas, le dernier des vrais, un artisan qui travaille seul, achète des meubles, les retape, en fabrique en prenant son temps, s’occupe d’un potager, reçoit les amis le vendredi pour vider une bière et plus, refaire le monde, s’étourdir un peu et avoir des nouvelles de chacun. Le lecteur se familiarise avec l’art de monter une armoire ou encore de coller des planches et leur donner une patine particulière. Tous passent des heures dans la poussière et le bran de scie, aiment les essences différentes de bois et les sentir avec leurs mains, dirait-on.

 

Le roman évoque le domaine d’Ozias Leduc, peintre, qui avait baptisé l’endroit Correlieu, une ancienne expression de marine qui désignait la place où l'on tenait  « corps et lieu » sur un navire pendant une traversée. Cet atelier était situé sur la propriété familiale de Saint-Hilaire. Nous avons même droit à une photo de cette demeure en page couverture où nombre d’intellectuels montréalais se donnaient rendez-vous. Guillaume Borduas a repris la tradition de recevoir ses proches pour discuter, questionner le travail et la société tout en vidant une bière.

 

«Il empruntait toujours un chemin qui traversait le domaine d’Ozias Leduc, Correlieu, et qui se plongeait entre les versants du Dieppe et du Pain de Sucre. Guillaume surprenait parfois entre les arbres la silhouette chétive de l’artiste, par la porte ouverte du bâtiment qu’il avait construit avec son père à l’arrière de la maison natale.» (p.101)

 

Avec Guillaume Borduas, l’auteur fait certainement un clin d’œil à Paul-Émile Borduas qui est né lui aussi à Mont-Saint-Hilaire et qui est connu pour avoir rédigé le fameux manifeste Refus global en 1948. Parmi les signataires de ce texte devenu mythique, on retrouve Jean-Paul Riopelle, Pierre Gauvreau, Marcel Barbeau, Fernand Leduc et Marcelle Ferron, Jean-Paul Mousseau et Maurice Perron, photographe. Chez les femmes, il faut signaler Thérèse Renaud, Madeleine Arbour, Françoise Riopelle, Muriel Guilbault et Louise Renaud.

 

«— Ton nom, Borduas… t’es parent avec le peintre?

   — C’est juste un nom. Ça veut rien dire.

   — J’ai jamais connu quelqu’un de célèbre à part quand j’ai servi Sylvain Cossette     au Tim Hortons.» (p.101)

 

Nous demeurons dans l’environnement de Leduc et pas très loin des artisans de l’École du Meuble de Montréal qui est passé à l’histoire. Une institution ouverte en 1935 et qui voulait revaloriser les métiers de l’ébénisterie et la fabrication de meubles typiquement québécois. 

Guillaume travaille en solitaire dans son atelier qui comprend l’endroit où il retape ses meubles et un espace d’exposition où les visiteurs peuvent regarder certaines pièces et les acheter. Ça fait un coin passant, où les gens peuvent venir admirer de véritables œuvres d’art ou faire restaurer une chaise et une armoire héritées de la famille et en mauvais état. C’est un lieu où les amis convergent le vendredi, au bout de la semaine, pour se confier, entre hommes. C’est un univers de mâles où même Martine, l’épouse de Guillaume, ne met jamais les pieds. Tout change quand Florence, une jeune ébéniste apparaît. Elle doit effectuer un stage pour démontrer à la CSST qu’elle est apte à reprendre son travail après un accident. Bien sûr, Guillaume hésite un peu, n’ayant jamais eu personne autour de lui, mais il finit par accepter. Nous avons l’impression de plonger dans le documentaire de Bernard Gosselin, Le discours de l’armoire, réalisé en 1978. On peut encore visionner ce petit bijou sur le site de l’Office national du film. Louis Lebeau y parle de son métier et de son travail. Sébastien La Rocque amorce son roman avec un extrait de cette production culte, d’ailleurs. 

 

STAGE

 

Florence s’exécute sous la direction de Guillaume. C’est comme si la modernité confrontait la tradition. La jeune ébéniste a été formée dans une école où on les prépare à œuvrer en usine, les familiarisant avec des machines complexes qui permettent de décortiquer le travail. C’est surtout l’infiltration d’une femme dans un monde d’hommes. Elle doit s’y faire une place et s’imposer, même si Guillaume n’est pas ce que l’on peut appeler un macho indécrottable. Il a ses habitudes pourtant, des manières de voir et des moments où tous les amis se sentent bien entre eux. L’arrivée de Florence risque de tout bouleverser. Le monologue de Mononcle est révélateur en ce sens.

 

«Une fille ça fucke l’atmosphère

   une shop c’est les boys

   on se comprend

   on dit des niaiseries

   on fonctionne toutes de la même manière 

   march or die

   ça sert à rien de parler

   t’as mal t’as trop brossé?

   on s’en câlisse

   tu ravales pis enwèye

   tu travailles

   on sort la job qu’on a à sortir

   crois-tu qu’à serait capable de rouler comme nous autres?» (p.74)

 

Florence démontre rapidement qu’elle est capable de tenir tête aux hommes et surtout elle se glisse facilement dans leurs rituels et leurs habitudes. 

 

UN MONDE

 

J’ai adoré cette histoire où chaque geste compte, où l’on plonge dans un vocabulaire particulier qui est en voie d’extinction et qui devient poétique par moments, surtout quand on fabrique tout à la main et que la machine est là juste pour le nécessaire, soit la découpe et le rabotage ou encore le sablage. Des mots qui ont quasi disparu, il va sans dire. Guillaume fait tout de mémoire, exactement comme Louis Lebeau dans le film de Gosselin. 

Voilà une belle réflexion sur cette activité en perdition avec la dictature de la robotique. Et l’invention de l’intelligence artificielle est certainement une menace pour ce métier qui demande précision et compétence, mais aussi qui a ses rituels. C’est par le biais des rencontres du vendredi que l’on pénètre dans l’univers de ces hommes qui savent bien que le sol leur glisse sous les pieds. Déjà, plus rien n’est semblable même si les jeunes qui sortent des écoles rêvent tous de posséder leur atelier pour faire «leurs gossages». 

 

«Plus de production, c’était plus de profits et des meilleurs salaires pour les employés qui allaient acheter ce qu’ils produisaient. Ç’a pas changé beaucoup, ç’a même empiré. Les lignes d’assemblage, les morceaux pareils, les normes, les modèles pis les finitions de meubles standardisés, la machinerie automatique, la division du travail, la publicité… L’idée est toujours pareille : vendre. Créer des standards de goût. Y avaient même poussé l’audace jusqu’à faire des copies de meubles en chêne maillé comme ceux-là. Ça coûtait cher, le chêne, surtout coupé en quartiers. Y avaient inventé une espèce de rouleau qu’y trempaient dans une peinture pour faire le motif sur des bois de marde.» (p.150)

 

On croirait entendre Henry Ford qui a imaginé l’automatisation en construisant la fameuse voiture qui porte son nom. 

Un beau roman vrai, senti, généreux, qui nous plonge dans un univers qui est en train de disparaître devant des meubles conçus pour s’user et se remplacer rapidement. La consommation, le nerf et l’âme de notre société qui génère des déchets comme jamais l’humanité l’a fait. Ça fait du bien de lire ça, de s’attarder à des gestes, à la naissance d’une armoire qui est le produit d’un savoir-faire millénaire et non pas une série d’opérations d’une machine. C’est senti, chaleureux et les personnages qui gravitent autour de Guillaume sont colorés et typiques. Sébastien La Rocque a pris un grand soin à reproduire leur langage et leurs expressions. Là aussi, c’est une langue qui est en train de basculer et que l’on peut retrouver dans le film de Bernard Gosselin. Un roman grave, précieux qui va peut-être faire époque dans le milieu de l’ébénisterie.

 

LA ROCQUE SÉBASTIENCorrelieu, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 208 pages.


 https://lechevaldaout.com/parution/58/sebastien-la-rocque-correlieu