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mardi 11 janvier 2022

LA LUTTE TERRIBLE DE ROSE ET DES ALLUMETTIÈRES

MARJOLAINE BOUCHARD m’a beaucoup fait voyager avec ses romans. Le Saguenay et le Lac-Saint-Jean bien sûr avec Alexis le Trotteur ou les trois mourures du cheval du Nord. Le pays de Charlevoix avec Les jolis deuils et l’Ouest canadien et les États-Unis quand elle nous entraîne dans la vie de cet homme hors norme qu’était Le géant Beaupré. Et voilà qu’elle nous invite dans la région de l’Outaouais, plus particulièrement à Hull avec Les allumettières. En 1900, cette ville industrielle, collée à la capitale nationale, vit de ses usines où les conditions de travail sont affreuses. On ne parle pas de la pollution parce que le mot n’existe pas encore dans les dictionnaires. Ce qui retient l’attention de l’écrivaine, c’est le monde des ouvrières, les allumettières, ces jeunes femmes qui mettent en boîte les fameuses petites allumettes en bois dont on ne peut plus se passer et qui sont là un siècle plus tard. Des tâches répétitives, mal payées, abrutissantes. Pas d’aération, des portes verrouillées, des horaires impossibles, le souffre qui cause des ravages et s’avère très nocif pour la santé. Les filles le savent, mais avoir un travail est quasi un privilège pour la plupart d’entre elles. Certaines sont touchées rapidement de ce que nous appelons maintenant des «maladies industrielles» et y perdent la voix et le visage. Le souffre attaque les voies respiratoires. La veuve Trudel se retrouve défigurée, aphone et doit se cacher derrière un voile pour ne pas effaroucher les voisins.


La famille Lépine, Anna la mère et Isaïe, un homme un peu rêveur et instable, se débrouillent comme ils peuvent dans la ville de Hull qui connaît une terrible tragédie en 1900. Une grande partie de la localité flambe. Ce fut le cas pour Chicoutimi, Rimouski et nombre d’autres agglomérations du Québec. Toutes les constructions en bois y passent et impossible d’arrêter l’élément destructeur. Une fuite en catastrophe pour la tribu, avec juste ce que l’on a sur le dos. Anna, enceinte jusqu’aux yeux, accouche d’une fille, la petite dernière, Rose, celle que tout le monde chérira parce qu’elle est comme un rayon de soleil dans la cendre et les odeurs de souffre qui imbibent les ruines de la ville. 

 

Le feu continue son chemin, s’amusant à bondir de toiture en toiture, et s’attaquant sans peine ni retenue aux modestes maisons de bois alignées sur la rue Chaudière. Se nourrissant de sa propre fureur, avalant ce qu’il peut, jetant au sol tout le reste, tout ce qu’il ne peut ronger, il atteint la rue Wright dont il enveloppe en cinq brèves minutes les habitations de bois, pour sauter ensuite sur celles de Wellington, les emmaillotant de ses langues sulfureuses, puis sur la Main il semble se reposer un instant avant d’exhiber sa puissance déraisonnable. Les tisons ardents tombent sur les bardeaux qui se détachent des toits et qu’emportent plus loin les bourrasques. On dirait qu’Éole encourage tout ce raffut. (p.13)

 

Repartir à zéro, se débrouiller comme on peut parce que les assurances n’existent pas alors. Il faut s’endetter encore plus, se fier à la famille et aux voisins, s’enfoncer dans la misère, le froid et les tâches repoussantes pour arriver à manger chaque jour, pas toujours à sa faim, on s’en doute.

 

MISÈRE

 

Dans de telles conditions, quand la misère semble avoir son assiette en permanence au bout de la table, pas étonnant que les enfants entrent en usine le plus rapidement possible, escamotent des études et travaillent comme des forçats à l’âge de douze ans même si les lois ne permettent pas d’embaucher des jeunes de cet âge. Georgina, la plus vieille des filles, est allumettière. Rose la suivra un peu plus tard pendant qu’Esaïe va de métier en métier, échafaude des projets avant de gagner la forêt et de se faire bûcheron. 

On a de la peine à imaginer les conditions de travail dans ces usines de nos jours. On y crève de chaleur et une cadence doit être respectée pour ne pas interrompre la chaîne. C’est répétitif, épuisant, long et surtout mal payé, sans compter toutes les privautés que se permettent les patrons. Heureusement, il y a des femmes contremaîtresses qui protègent les ouvrières même si elles n’y parviennent pas toujours. Georgina, une belle fille, attire le malheur. Mais la vie est coriace et surtout, la nature ou l’instinct de survie finit par arranger les choses. 

 

PORTRAIT

 

L’intérêt de ce roman déborde de beaucoup le travail des femmes qui passent de longues journées en usine, de ces jeunes filles qui, comme Rose, abandonnent l’école à dix ans pour suivre sa grande sœur qui tente de battre des records en soutenant une cadence infernale pour avoir droit à une prime dérisoire. 

Voilà une véritable fresque de la ville industrielle au début du siècle dernier. Oui, il y a Eddy où les ouvrières sont exploitées sans vergogne, mais toutes doivent s’occuper de la famille, des enfants, de la survie des siens et composer avec la pauvreté, le manque de ressources et de moyens. Elles n’ont aucun droit, sauf le devoir de perpétuer la race comme on disait à l’époque, de suivre les règles imposées par le clergé qui veillait sur les mœurs et le syndicalisme pour mieux contrôler ses ouailles.

Toutes, à moins de fuir chez les sœurs, passent par l’usine avant le mariage qui s’avère une servitude. Alors, au début de la vingtaine, elles deviennent les reines d’un foyer où tout est pensé, planifié par une société étouffante et religieuse qui garde son emprise et fait la place belle aux riches patrons qui décident bien souvent de la vie et la mort des plus rebelles. Dans ces conditions, l’armée est une planche de salut pour bien des jeunes hommes qui partent à la guerre. Mais, il y a pire encore, il y a l’ennemi invisible qui frappe et n’épargne personne.

 

Une guerre va bientôt connaître sa conclusion quand une autre éclate, mais bien différente. On se bat contre un virus. Le 13 octobre, le Bureau de santé de Hull décrète, sans possibilité de recours, l’inhumation des morts emportées par la grippe espagnole, dans les vingt-quatre heures suivant le décès. Déjà, à Ottawa, on dénombre quatre mille trois cent quarante et un cas victimes de cette épidémie. En une semaine, trois cent trente-six décès ont été enregistrés du côté de la capitale fédérale. (p.159)

 

Ce n’est pas sans nous rappeler notre pandémie qui n’en finit plus un siècle plus tard. 

Les Lépine en arrachent, mais survivent avec le travail acharné de tous. Même Georgina pourra s’en sortir grâce à un syndicaliste au grand cœur. Il faut bien garder espoir et trouver des moyens de passer à travers le pire. Nous sommes dans le monde que Gabrielle Roy a décrit de façon admirable dans Bonheur d’occasion, situant son histoire dans le quartier Saint-Henri de Montréal.

 

LIBÉRATION

 

Le roman de Marjolaine Bouchard s’avère une longue et patiente bataille des femmes, surtout celle de Rose, qui après être entrée à l’usine, se laisse attirer par le militantisme syndical. Surtout qu’elle n’accepte pas facilement ce qui semble imposé par Dieu et l’Église. Rose croise des curés et des convaincus qui la sensibilisent. Les sentiments se mélangeant aux conflits pour le meilleur et le pire. Elle deviendra une championne de la lutte des allumettières et contribue à améliorer les conditions de travail et les salaires. Elle étudie, se renseigne, vit une grève sauvage où elle manque y laisser sa peau, mais la vie est coriace et quand il y a la volonté, tout est possible.

 

L’usine ferme ses portes le jour même, le 13 décembre 1919. On cadenasse l’entrée principale. Le symbole crève les yeux. En cette veille du temps des fêtes, toutes les employées se retrouvent en lock-out. Des maris, des mères et des sœurs ne le verront pas d’un bon œil. Les adversaires les plus coriaces ne se trouvent pas toujours de l’autre côté de la barricade, car le militantisme syndical ne fait pas la parfaite unanimité chez les faiseuses d’allumettes. (p.242)

 

Marjolaine Bouchard nous tient en haleine avec le combat de Rose qui réussit malgré tous les obstacles à garder le contrôle de sa vie et de ses amours, à échapper au destin et à l’emprise des curés et des patrons. 

L’écrivaine peint un monde soumis et docile qui fera des Canadiens français, ceux qui migrent aux États-Unis, des travailleurs parfaits pour les usines de textile. Ils seront souvent employés comme briseurs de grève et seront détestés par la population américaine et les unions syndicales.

Une tranche de notre passé, une lutte pour la survie et la dignité humaine que madame Bouchard dirige de main de maître encore une fois. La vie tumultueuse de Rose devient passionnante et, après bien des turpitudes, elle trouve l’amour et se fait un avenir intéressant grâce à sa volonté et son courage. Des combats pertinents qui restent à compléter malgré un siècle de progrès et de gains importants. Il y a des héroïnes que l’on connaît malheureusement moins bien dans notre histoire. Marjolaine Bouchard évoque, par le biais de Rose, les grandes militantes que furent Idola Saint-Jean, Madeleine Parent, Léa Roback et Laure Gaudreault.

 

BOUCHARD MARJOLAINELes allumettières, Les Éditeurs réunis, SAINT-JEAN-SUR-RICHELIEU, 2021, 24,95 $.

 

https://www.lesediteursreunis.com/team/marjolaine-bouchard/

mercredi 5 janvier 2022

UN PREMIER ROMAN QUI M’A LAISSÉ ÉTOURDI

UN PREMIER ROMAN est toujours un événement dans ma vie de lecteur et de chroniqueur. J’ai retenu mon souffle avant de m’aventurer dans l’ouvrage de Mickaël Carlier au titre un peu étrange : Arides. Ça ne dit pas beaucoup sur les intentions de l’auteur ce mot unique, comme isolé de tout. Bien sûr, la photo de la page couverture est plus révélatrice avec cette longue fissure qui fend le sol et des fleurs qui ressemblent à des chardons qui peuvent résister à bien des sécheresses et s’enraciner dans la poussière. Une lézarde qui déchire la surface craquelée comme les personnages? Carlier m’a étourdi au début. Son héros, une force de la nature, a du mal à contrôler ses pulsions et sa rage. Et le voilà au milieu de nulle part, dans un secteur à l’abandon, marchant vers un hameau, un lieu qui n’existe peut-être que dans sa tête. Les gens se terrent comme des rongeurs qui fuient la clarté du jour. 

 

Que cherche ce colosse en fonçant vers un village invisible en maîtrisant difficilement une colère sourde? Et pourquoi les individus qu’il croise sont si méfiants et si hostiles? Ces questions font que nous plongeons dans le monde étrange de Arides, un pays déroutant par beaucoup d’aspects. J’aime cette manière de nous entraîner dans l’inconnu et de perdre ses repères, de devoir m’abandonner à un mouvement qui me semble totalement irrationnel et impulsif, me fier à l’écrivain qui finira bien par m’offrir des réponses et par me rassurer. 

 

Il s’avançait déjà pour aller arracher à son comptoir ce petit corps frêle et arrogant lorsqu’il fut saisi par le regard immobile et perçant que le vieux posait de nouveau sur lui. On aurait dit qu’il cherchait à percer un secret enfoui en lui. Dan ne put avancer davantage, comme hypnotisé par la posture grave, impénétrable de cet étrange vieil homme qui tenait un magasin général au milieu de cette terre vide et sèche comme une tristesse. Alors que leurs regards ne se quittaient plus, alors que leurs gestes étaient suspendus, alors que plus aucun voile ne venait troubler sa perception, Dan comprit. Il réalisa sa terrible méprise : ce vieil homme était en réalité une vieille femme. (p.43)

 

Le fil se tend, une histoire se précise, celle de la famille de Théodore qui a exploité une ferme et toute la région il n’y a pas si longtemps, menant les habitants par le bout du nez. Un individu impitoyable, qui ne tolérait aucune contradiction. Il décidait de la vie et de la mort de chacun. Toute la population du secteur travaillait pour lui et devait lui obéir au doigt et à l’œil.

 

FAMILLE

 

Les fils sont venus, l’un rebelle et l’autre plus conciliant. L’affrontement avec le patriarche a fini par se produire. Nous comprenons enfin que le père de Dan a dû partir après avoir confronté l’autorité, se faire une vie en exil en taisant ses origines et l’histoire de sa famille. Comme s’il voulait tourner la page une fois pour toutes, effacer ce passé de haine, de violence et d’obsession.

Théodore, Dieu en quelque sorte, contrôlait tout dans son domaine, y compris la nature et la pluie si nécessaire à l’agriculture et aux plantes. Le pays prospérait alors, produisait fruits et légumes en quantité. La forêt était hantée par les bêtes et la végétation explosait partout malgré la poigne de cet homme sans pitié qui se croyait investi d’une mission. Un Théodore qui avait peut-être passé un pacte avec le diable.

Peut-être aussi qu’une exploitation outrancière des ressources a fini par épuiser les terres. Comment savoir? La zone, peu à peu, a été envahie par la poussière et la sécheresse. 

Les héritiers tentent de redonner vie à ce territoire, même la dernière de la lignée qui veut attirer la pluie et la retenir. Cette eau si précieuse qui a fui le pays depuis si longtemps et que Théodore pouvait amadouer. C’est l’obsession de la famille depuis des générations.

 

Pour la rediriger non pas vers l’un d’entre eux, mais bien vers celle qui était à l’origine de toutes ces calamités, celle qui en accaparant toute cette eau, cherchait à les écraser, à les dominer, comme l’avaient fait ses aïeux. Cette espèce de chamane, arrière-petite-fille de Théodore, dernière représentante de cette famille maléfique. Et les cris retentirent de nouveau, scandant le nom d’Élina à l’unisson; c’en était presque beau, cette ferveur, et Hubert qui était là, parmi eux, sans trop comprendre, eut subitement peur, car il voyait bien qu’ils étaient prêts à tout pour la retrouver, pour lui faire du mal. (p.209)  

 

Une histoire terrible de domination, d’exploitation, de vengeance et de folie meurtrière. On se croirait parfois dans du Marcel Pagnol ou du Jean Giono. Tous les morceaux du puzzle finissent par tomber en place et j’ai suivi Dan dans le pays de ses ancêtres. Il veut percer le grand mystère qui entoure son père, confronte la malédiction qui afflige la famille depuis des générations. Il faut certainement savoir d’où l’on vient pour prendre la bonne direction dans sa vie.

Un univers brutal, sauvage et bestial. On tue, on frappe, on élimine ceux qui résistent et les femmes se font détruire et restent des corps qui perpétuent la race. Élina est l’exception qui échappera au viol et à la mort de justesse grâce à Dan. Les deux vont peut-être purifier ce monde perdu. 

 

Il coupa le contact, mais ne bougea pas. Il n’avait pas l’habitude d’être en situation de pouvoir. Il lui fallait appréhender l’importance qu’il avait maintenant. Ça viendrait avec le temps. Mais, pour le moment, il lui était difficile d’assumer ce rôle : celui de l’homme surpuissant qu’il était depuis moins d’une heure. Depuis qu’il s’était engagé dans la destinée d’Élina, d’abord en la sauvant d’une lapidation imminente, et maintenant en s’apprêtant à enfin la posséder. C’était beaucoup pour lui. (p.276)

 

Les femmes triomphent même si elles subissent les folies meurtrières des mâles, s’appropriant comme la vieille Simone les ruines d’un domaine d’où elle a été expulsée. Elles confrontent la soif de pouvoir, des obsessions qui m’ont laissé étourdi comme si j’avais dû lutter contre le vent du désert qui a tout emporté dans son élan de mort. 

Il reste des odeurs, la sensation d’une chaleur intense qui écrase et la poussière partout qui empêche de respirer. Carlier a du souffle, l’art de l’évocation et des intrigues. Il nous pousse dans une histoire monstrueuse où des instincts incontrôlables ravagent tout. Une saga de haine, d’amour, de trahison, d’intransigeance fascinante. 

L’aridité du pays a fini par envahir le cœur et l’âme de ces gens qui ne sont plus que pulsions et rages. Comme des bêtes abandonnées qui retournent à la vie sauvage et au clan. 

 

CARLIER MICKAËLArides, Annika Parance Éditeur, 304 pages, 26,00 $.

https://www.apediteur.com/litterature/livre/arides

mardi 28 décembre 2021

LA FOLLE AVENTURE DE VICTOR-LÉVY BEAULIEU

VICTOR-LÉVY BEAULIEU lançait en 2014, une campagne de financement afin d’amasser des fonds pour publier son 666 — Friedrich Nietzsche : Dythyrambe beublique et éponger ainsi certaines dettes de sa maison d’édition. Un ouvrage impressionnant de 1392 pages qui est considéré, à juste titre, comme son testament littéraire. Une aventure que l’auteur a menée rondement par le biais de Facebook, y donnant un texte personnel quasi tous les jours pour nous informer de la progression de ses démarches et des sommes qui s’additionnaient. Une forme de feuilleton qui a duré des semaines. Le défi : comment retenir l’attention des «amis» sur les réseaux sociaux, ces volages et ces gens distraits qui carburent au «j’aime» semble-t-il? L’écrivain aura la bonne idée de multiplier les groupes et de rejoindre plus de 12000 individus pendant cette période. L’auteur de Bouscotte y allait d’anecdotes, s’attardait à des souvenirs d’enfance, des rencontres, des lectures ou encore des événements qui nous expliquaient sa démarche dans la venue de ses romans et de ses belles aventures à la télévision. 

 

Victor-Lévy Beaulieu renouait ainsi consciemment avec une tradition du feuilleton qui a connu une énorme popularité en France à partir des années 1830 avec Alexandre Dumas, George Sand et même Honoré de Balzac. Le plus grand succès est attribué à Eugène Sue avec Les mystères de Paris, un triomphe prodigieux qui a fait rager Balzac et suscité l’envie de plusieurs autres plumitifs. Rappelons que Maria Chapdelaine de Louis Hémon a d’abord paru en feuilleton en 1913 dans le journal Le temps avant de devenir un vrai livre. Dostoïevsky a rédigé des feuilletons et Léon Tolstoï a publié, entre 1865 et 1869, dans Le Messager russe, son incroyable Guerre et paix. Ce qui explique peut-être l’ampleur de cet ouvrage de 1572 pages. 

Un peu méprisé par l’élite littéraire et boudé par le clergé du Québec qui s’inquiétait de la mauvaise influence que pouvaient avoir les auteurs français sur les bonnes mœurs des gens d’ici et de partout en Amérique française. Alors, des journaux étaient publiés en français dans plusieurs villes des États-Unis, même en Louisiane et qu’ils diffusaient ces feuilletons, dont le fameux roman d’Eugène Sue. Cela donnera une version québécoise avec Les mystères de Montréal d’Hector Bertholet.


AVENTURE

 

J’ai suivi quotidiennement cette aventure en lisant les écrits de Victor-Lévy Beaulieu où il s’amusait à se déguiser en patriarche qui évoquait Léon Tolstoï, l’un de ses mentors, pour partir dans les villages et cogner aux portes, demandant une participation à la grande entreprise qui permettrait de sauver les Éditions Trois-Pistoles. Tout ça, dans la plus pure des traditions du siècle dernier, où des individus un peu étranges sillonnaient les paroisses et les rangs en s’arrêtant partout. Bien sûr, l’intention de Beaulieu était tout autre.

 

Ça devint un jeu auquel je pris vite le goût. Les gens se mirent à croire que tous les matins, je sortais de ma maison pour faire campagne dans le Bas-du-Fleuve toute la journée et par n’importe quel temps. On me trouvait bien courageux! Mon complice, associé et ami Nicolas Falcimaigne, prit de moi des photos sur lesquelles on me voyait marcher dans la neige tandis qu’un vent à se frimasser les poumons courait de la mer Océane à l’arrière-pays dont on ne voyait plus que les toits des maisons tellement il avait neigé dans les rangs doubles! (p.9)

 

J’ai participé à cette campagne. D’abord en y trouvant un grand plaisir à des histoires que je connaissais souvent pour les avoir lues ou entendues de la bouche même de l’écrivain. Et comme des milliers de fidèles de l’écrivain de Trois-Pistoles, j’ai envoyé mon chèque pour soutenir une maison qui avait accepté quelques-uns de mes ouvrages. Je signale Le réflexe d’Adam et Souffleur de mots, deux livres dont je suis très fier. Je devais bien cela à cet ami qui a publié mon premier titre en 1971, aux Éditions du Jour. 

Ce fut un beau succès et 666 — Friedrich Nietzsche : Dithyrambe beublique a pu devenir un livre. Un gros, du rarement vu au Québec, que j’ai parcouru lentement pendant tout un mois en le dégustant comme un mets unique, vivant une aventure qui n’arrive pas souvent, même au plus téméraire des lecteurs. Beaulieu y fait le tour de son monde, rend visite à ses personnages et livre le pourquoi et le comment de son écriture et de sa démarche, offrant une «bible» qui vous laisse étourdi dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

RETOUR

 

Et voilà qu’en 2021, lors de la publication de Ma Chine à moi, après un long silence de cinq ans, ce qui n’est pas dans les habitudes de Victor-Lévy Beaulieu, il conçoit encore une fois un événement sur Facebook. Pas pour faire campagne comme en 2014, mais pour créer des tourbillons autour de sa dernière parution. Nous en sommes rendus là. Les écrivains doivent se débattre maintenant tel un poisson qui gigote au fond d’une chaloupe. Il faut faire des remous avec nos livres, secouer le bâton du pèlerin pour pousser notre plus récent texte dans la visibilité du monde, dans les vitrines de Facebook pour avoir droit à un peu d’attention. Je ne parlerai pas du rôle que ne jouent plus nos médias nationaux, particulièrement à l’écrit si mal en point, et qui semble sous la tutelle de quelques maisons d’édition et d’une poignée d’auteurs. 

Du 15 février au 9 août 2021, Victor-Lévy Beaulieu nous a entraînés encore une fois dans son milieu, en usant d’une langue bien à lui, souvent étrange et qui se débat comme un lièvre qui tente de se déprendre d’un collet. En tout, 51 textes qui vont un peu dans toutes les directions. J’en ai lu plusieurs lors de leur publication sans avoir la régularité de l’aventure de 2014, étant moi-même aux prises avec mon roman Les revenants, cherchant à percer le mur du silence qui entoure maintenant les ouvrages des écrivains qui ne sont plus de la relève. Tous ceux et celles qui sont relégués dans une sorte de CHSLD où l’on pousse les vieux et les vieilles peu présentables et malcommodes. Victor Hugo, avec Les misérables, passerait inaperçu de nos jours, au Québec, parce que déjà trop âgé à la parution de sa fabuleuse épopée. Il avait 60 ans, imaginez!

Oui, on oublie rapidement les écrivains qui persistent dans le temps et les médias aiment les nouveaux visages, les récentes proses qui ne sont pas si novatrices que ça quand on prend la peine de les lire. Même Victor-Lévy Beaulieu doit s’agiter comme un diable dans l’eau bénite pour faire savoir aux gens qu’il publie encore et toujours. 

Je peux l’avouer maintenant, l’idée de faire des remous autour des mon roman Les revenants m’est venue après avoir suivi Victor-Lévy Beaulieu. Je devais mettre mes pas dans ses traces et planter mon bâton dans le sable tout en restant fidèle à ma manière. Je ne me suis pas lancé, peut-être que j’aurais dû, dans des souvenirs d’enfance, des moments étranges que j’ai vécus, m’attarder à des rencontres avec des écrivains qui ont tellement enrichi ma vie. Ceux qui m’ont inspiré et ceux qui m’ont déçu. Il y en a quelques-uns. J’ai secoué mes personnages, tentant de les définir pour offrir aux lecteurs une sorte de faire-part qui les invitait à plonger dans mon univers de La Doré. Ce fut suffisant pour garder mon livre dans l’actualité pendant quelques mois. 

 

CONTEUR

 

Si vous ne le savez pas, Victor-Lévy Beaulieu est un sacré conteur et il est capable de vous entourlouper avec une anecdote ou encore un événement qu’il puise au fond de sa prodigieuse mémoire qui s’avère un puits sans fond. Il plonge dans son enfance, à gauche ou à droite, raconte le grand dérangement qui a marqué sa vie et qui l’a fait migrer à Montréal alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et que le virus de l’écriture l’avait déjà contaminé. Et il n’y a pas de vaccin contre ça. Les affres que vivaient tous ceux et celles qui quittaient la campagne, le village, un rang souvent avec des champs à perte de vue pour se poser entre deux édifices, au bord d’un trottoir plein de papier et de déchets. C’était changer de planète alors, que de partir comme ça pour s’installer dans un taudis de Montréal pour prolonger des études. Le ciel, les montagnes et la forêt qui avaient toujours fait partie de ma vie avaient disparu, je ne savais où, quand je me suis retrouvé à Montréal, rue Rivard. Heureusement, il restait les flancs du Mont-Royal qui devenaient une fourmilière par beau temps. Ce fut un choc culturel et sociologique que cette migration, que de devoir quasi apprendre une autre langue. Parce que dans les couloirs de l’université, on ne parlait pas comme dans les écores de la rivière aux Dorés ou dans les ronds de bleuets de notre territoire d’été, tout près de l’Ashuapmushuan. 

La vieille dame de Saint-Pétersbourg nous plonge dans l’enfance et l’entourage de Beaulieu. Sa famille, le pays perdu, la présence du père et de la mère, la maladie et le retour aux sources dans son Trois-Pistoles, l’oncle Phil et l’univers particulier des téléromans qui ont fait la joie de tant de spectateurs au Québec. 

 

«C’est sûr : ça me faisait faire des cauchemars la nuit et je me réveillais et je priais jusqu’au matin pour que tu ne viennes pas au monde comme si t’étais un massacre, trois nez, une oreille, pas de bouche ou pas de pieds, pas de cuisses ou de bras. Après ta naissance, je vas te dire que j’avais point hâte que la Pelle à feu te porte à mes bras. Ouf! T’étais un bebé dans toute sa complétude, avec grosses pattes et grosses mains… et tu chialais fort en pas-pour-rire!» (p.21)

 

Tout ça parce que Beaulieu est né en 1945 et que c’était, avec la fin de la guerre, la découverte de l’horreur des camps nazis. Bien des croyances sévissaient alors. Les femmes enceintes ne devaient jamais être en contact avec des événements traumatisants et encore moins se retrouver en présence d’un être difforme ou handicapé.

 

FAMILLE

 

Quand je lis Victor-Lévy Beaulieu, j’ai souvent l’impression de retrouver ma famille, d’entendre les monologues sans fin de ma mère et les revendications de mes deux grand-mères colériques et farouches. Ou encore les histoires de mes oncles qui étaient les hommes les plus drôles et les plus charmants lorsqu’ils débarquaient dans la cuisine en répandant des rires autour d’eux. Pourtant, ils s’avéraient des brutes d’une violence inouïe chez eux. Immanquablement, Beaulieu fait ressurgir des moments de mon enfance. Je ne résiste pas, je vous en raconte quelques-uns. 

L’un de mes oncles demeurait à Saint-Thomas-Dydime, au nord du Lac-Saint-Jean. Il débarquait à la maison sans jamais prévenir au moment où nous étions dans les gros travaux de la ferme. Soit la récolte du foin ou encore le battage à l’automne. Le frère de ma mère s’installait dans la chambre fermée avec sa femme Antoinette. Ses trois filles étaient là, échappées, on aurait cru d’une photographie du dix-huitième siècle. Robes, sacoches, souliers, bas, étaient d’une autre époque, celle que j’admirais sur les anciens clichés que ma mère gardait précieusement. Elles ne décollaient pas des chaises berçantes et écoutaient tout ce qui se disait sans jamais ouvrir la bouche. Je me suis longtemps demandé si elles étaient muettes. Mon oncle se faisait conduire par un chauffeur de taxi. L’homme s’installait chez nous pour la semaine et l’un de nous devait lui céder son lit. C’était souvent moi. Ça faisait six personnes de plus autour de la table et ma mère baissait la tête en préparant des repas avec l’aide de ma tante Antoinette. Les filles ne bougeaient pas, engoncées dans leurs robes qu’elles devaient sortir une fois par année, surveillant tout comme des tourterelles aux aguets. Ou encore ce voisin qui mettait des «n» partout en ouvrant la bouche. Pour dire «je m’en vais au village prendre un pepsi». il disait «m’en va m’en n’aller n’un village pour n’a prendre n’un pepsi». Il surveillait la serveuse, une jeune femme que monsieur Coulombe embauchait au restaurant Le Rossignolet. Immanquablement, il tombait amoureux de la fille et quand il avait le malheur de boire, il devenait enragé, frappait dans les murs et voulait battre tous les garçons qui approchaient la pauvre serveuse terrorisée. Il se nommait Joseph, mais tout le monde l’appelait Naseph. 

 

TERRITOIRES

 

Victor-Lévy Beaulieu nous promène ainsi dans son territoire familial et personnel, nous démontre encore une fois que son passé fabuleux est une source inépuisable d’histoires qui nous secouent et nous laissent souvent avec le motton dans la gorge. De la chatte Fugace qui s’avère particulièrement farouche à Chris Hadfield, l’astronaute, nous suivons Beaulieu avec un bonheur de tous les instants. On y retrouve l’amour des bêtes et des livres, des textes et des écrivains qu’il ne cesse de fréquenter. Une belle manière de nous plonger dans sa vie de maintenant et peut-être même dans son avenir. Le plaisir est toujours là, chaud et doux comme les oreilles de ma chatte noire qui ronronne tout son saoul, quand elle s’installe sur mes genoux pour une longue séance où le temps se dépose tout lentement dans les branches des pins. Faut dire que nous avons des racines communes du côté maternel, Beaulieu et moi. Nos mères sont des Bélanger et ça crée peut-être des liens avec une ascendance qui doit se recouper quelque part dans l’arbre de nos généalogies. 

 

Beaulieu Victor-LévyLa vieille dame de Saint-Pétersbourg, contes et racontars, Éditions Trois-Pistoles, 186 pages, 38,95 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/la-vieille-dame-de-saint-petersbourg/?fbclid=IwAR3KoyRY1seyTeBMvNJAtnCyc9GpbVGWSVmQik10pV5yOMOu7NrXswacBGM

 


 

mercredi 22 décembre 2021

LES ESSAIS LITTÉRAIRES ME DÉPRIMENT SOUVENT

JE DÉPRIME après avoir lu un essai portant sur la littérature du Québec. Ça m’est arrivé récemment en refermant Sortir du bocal, un échange épistolaire entre Michel Biron et David Bélanger. Les deux universitaires tentent de sortir des sentiers battus et de se donner un regard différent sur les écrivains que l’on dit modernes, celles et ceux qui sont à peu près tous passés par des cours de création dans les institutions d’enseignement, ayant une approche assez formatée si l’on veut de la fiction et de notre réalité. Les marginaux qui échappent à ce moule sont de plus en plus rarissimes de nos jours. La pensée originale, la démarche autonome et singulière des auteurs qui se sont formés eux-mêmes comme Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gabrielle Roy et même Marie-Claire Blais, n’existent plus. J’avoue que cela m’inquiète un peu et les excentriques sont de moins en moins étonnants dans notre littérature actuelle. Il y aurait certainement une étude à faire sur le sujet, mais cela risque de me déprimer une fois de plus.


Oui, les livres qui se hasardent dans les œuvres québécoises, plus anciens ou contemporains, me font souvent maugréer. J’ai toujours l’impression, avec ces auteurs, que je perds mon temps à lire des romans «sans aventure», qui mettent en scène des éclopés. J’ai rugi en entendant Gilles Marcotte, naguère, affirmer que nous n’avions pas de littérature. Rien qui nous soit propre, qui nous caractérise dans cette Amérique qui fait jour de partout et qui a inventé la plus grande fiction qui pouvait exister, soit un président du nom de Donald Trump. Nous ne serions toujours qu’une colonie, une excroissance asthmatique de la France. 

Ça me démoralise. Tellement que j’ai boudé ces «professeurs de désespoir» pendant des années avant d’y revenir. Celui qui avait fait déborder la coupe (pas la Stanley), en 1998, est Jean Larose avec L’amour du pauvre, un livre écrianché qui m’a estomaqué par sa mauvaise foi. Vingt ans plus tard, il semble que les essayistes n’arrivent pas à briser le moule et répètent à peu près toujours une même idée. Notre littérature souffre d’emphysème, tourne en rond et ne trouve jamais sa place dans le monde.

 

LECTURE

 

Je lis les écrivains québécois depuis plus de cinquante ans. Mon premier vrai livre, Une de perdue et deux de retrouvées de Georges Boucher de Boucherville, je l’ai parcouru lentement, retenant mon souffle, près d’un poêle à bois. J’étais à la petite école de rang, le malcommode qui, fasciné par les mots, se demandait si lui aussi pouvait inventer des histoires. 

Longtemps après, il y a eu Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Claire de Lamirande, Jacques Ferron, Gabriel Roy et Yves Thériault. Même que cela m’a poussé vers les livres de Rodolphe Girard, Albert Laberge, Napoléon Aubin, Pierre Gélinas, Jean-Charles Harvey et Ringuet. Toujours pour la joie de tourner une page de notre aventure québécoise, de surprendre le regard de ceux qui «traduisent le Québec» et le disent à leur manière. 

J’ai vibré en lisant Les PlouffeLe SurvenantMarie DidaceBonheur d’occasionLes engagés du Grand-Portageet Agaguk. Beaucoup moins quand je suis allé vers le roman de Claude-Henri Grignon qui a squatté la télévision trop longtemps avec ses «belles histoires». 

Je sais. Certains écrivains aiment les orages et les bourrasques. Leurs héros sont rongés par un mal atavique qui se retourne contre eux. Ce sont des marginaux et des décrocheurs, des rêveurs impénitents qui n’arrivent jamais à avoir d’emprise sur leur environnement.

J’admets que Victor-Lévy Beaulieu, dans ses commencements, est déroutant avec ses personnages éjarrés qui ne se hissent jamais à la hauteur de leur ambition. Le quotidien les avale et ce n’est que rarement qu’ils parviennent à garder la tête hors de l’eau. Abel, Jos, Steven et bien d’autres se tiennent plus dans les taudis et les sous-sols que les salons aux fauteuils capitonnés. 

Comment sortir du bocal?

Mais encore faut-il oser. Michel Biron et David Bélanger veulent prendre la clef des champs. Mais comme ils fréquentent le milieu de l’enseignement, les œuvres reconnues par l’institution universitaire, ils n’arrivent pas facilement à emprunter les chemins de traverse. «Notre littérature a mal au dos», lance David Bélanger. Le couperet tombe et pas d’appel. Nos écrivains ont le nerf sciatique en charpie et ils vont tout croche sur les trottoirs en contemplant leurs doigts de pied.

 

VOYAGE

 

Souvent, j’ai voyagé aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Europe, au Japon et même dans le Grand Nord avec les écrivains. Les héros de John Steinberg ne sont jamais des gagnants, ceux d’Erskine Caldwell non plus, dans leur pays du Sud des États-Unis en ruines. Ces alcooliques obsédés courent vers la mort sur des routes de campagne. Ils sont aussi mal en point que nos Abel et Steven, et bien d’autres qui deviennent des surhommes à la taverne. Que dire de Jack Kerouac, le colosse de ma génération qui a fasciné toute une jeunesse. Cet instable et irresponsable fonce vers l’Ouest américain, la terre de tous les mirages, s’étourdit dans des soûleries sans fin avant de revenir se faire dorloter par Mémère. Pourtant, jamais un critique américain n’a osé écrire que la littérature des États-Unis était une excroissance de celle de l’Angleterre, qu’elle manquait de coffre, qu’elle claudiquait et souffrait de strabisme.

Je lis beaucoup de contemporains depuis leur premier livre. Robert Lalonde et ses belles enjambées dans le réel et les fardoches, Francine Noël et ses histoires lumineuses. La conjuration des bâtards est un roman que l’on n’a pas su reconnaître. Un véritable bijou qui garde toute sa pertinence et qui est passé sous la table. Tout comme Ligne de faille, ce grand récit américain de Bertrand Gervais. Que dire de la petite musique de Gilles Archambault, des gobeurs d’horizon de Noël Audet, de la discrétion exemplaire du Jack Waterman de Jacques Poulin dont je m’ennuie tant. Et de Louise Desjardins qui sillonne son Abitibi. Je pourrais demander l’aide de Suzanne Jacob, d’Alain Gagnon, me pencher sur la mutation qu’il fait subir à son pays de Saint-Félicien au Lac-Saint-Jean, d’André Girard qui guette l’arrivée du monde sur le quai de Bagotville, de Christian Guay-Poliquin qui repart à la conquête de l’Amérique, de ses espaces et de ses saisons dans sa trilogie. Et encore à Larry Tremblay qui décortique notre réalité.

 

PERDANTS

 

David Bélanger s’attarde beaucoup à François Blais, à Tess et Jude, les protagonistes de Document I. Un couple allergique à toutes responsabilités, qui nie son indigence et son autonomie personnelle, politique et intellectuelle. Tout le mal vient de cette impossibilité à être un individu qui s’accepte dans ce «Québec incertain». Cette incapacité à foncer vers «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment posséder l’imaginaire sans s’ancrer dans le réel? Comme vivre si on est Canadien sans le vouloir, Québécois sans le pouvoir? Pourquoi les écrivains cyniques, les désabusés tiennent le haut du pavé, quand ceux et celles qui échafaudent des œuvres plus fascinantes les unes que les autres sont ignorés et un peu méprisés

Ironie, avancent Biron et Bélanger. Et ils touchent là un élément essentiel. Nous sommes «un peuple rieur», peut-être les héritiers des Innus de Serge Bouchard. 

Notre littérature est secouée par des vagues de fou rire depuis Gratien Gélinas. Le devoir de s’amuser, de tout ridiculiser, de se moquer de tout et de tous. Nous raillons notre langue, notre culture, les philosophes, les sacrifiés de la politique, les enseignants et les médecins, les morts aussi, ces «loseurs». Pas de rire, pas d’avenir. C’est peut-être ça la plus incroyable des calamités. L’incapacité de s’ancrer dans un vrai pays sans faire des grimaces.

Les écrivains n’ont pas à être des explorateurs ou à s’apitoyer sur la couleur de leurs sous-vêtements. Ils doivent seulement avancer dans leurs peurs et leurs rêves. Nicole Houde a décrit un monde terrible d’angoisse, déstabilisant dans la première partie de son aventure éblouissante, pour retrouver son souffle dans «le plein midi soleil», vers la fin de sa vie. Ce ne fut pas pauvre ou sans mal à l’âme, mais elle a fait une incroyable démarche en faisant confiance à la magie des mots qui transforment tout ce qu’ils touchent. 

Peut-être que je vais encore déprimer en lisant sur la littérature québécoise, mais chose certaine, je vais m’accrocher aux œuvres des écrivains et écrivaines d’ici et les suivre dans leurs bonheurs et leurs spleens. Ceux et celles qui me parlent à l’oreille et me font vibrer depuis plus d’un demi-siècle. Mes sœurs et mes frères, qui m’accompagnent dans le dur désir de se dire et d’être dans la joie, les jours de canicule ou de poudrerie qui rend aveugle et sourd. Ceux et celles qui tentent d’arpenter un pays qui se défile et qui refusent de s’abandonner au cynisme et de cultiver le désespoir.

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, NUMÉRO 183.

 

Bélanger David et Michel Biron, Sortir du bocal, Boréal, Montréal, 2021.

Larose Jean, L’amour du pauvre, Boréal, Montréal, 1998.

Daunais Isabel, Le roman sans aventure, Boréal, Montréal, 2015.

jeudi 9 décembre 2021

MARIE-CLAIRE BLAIS A CHANGÉ MON UNIVERS

MARIE-CLAIRE BLAIS est décédée la semaine dernière dans son lointain pays de Kew West à 82 ans. Elle venait de publier un nouveau roman, Un cœur habité de mille voix. Voilà un départ inattendu parce qu’elle avait tout plein de projets comme il se doit. Une commotion pour tous ses lecteurs, même ses proches. Elle était si secrète que ce ne devait pas être facile de savoir si elle avait des problèmes de santé ou des signes inquiétants, toute dévouée qu’elle était à l’écriture et à son œuvre. Et à ses personnages tellement nombreux qui devaient se faufiler dans ses rêves, ces «mille voix» qui la suivaient le jour et la nuit. Beaucoup d’auteurs ont réagi en apprenant ce décès. Tout à fait normal, parce que c’est la plus grande, la plus percutante de notre monde littéraire contemporain. J’ai préféré prendre un peu de temps pour me faire à l’idée qu’elle ne sera plus là, qu’un nouvel ouvrage ne viendra plus, avec des pages qui m’ont toujours emporté dans un tourbillon. Il me reste à la relire pour bien saisir encore une fois toutes les dimensions et la quintessence de cette œuvre unique, de cette écrivaine à nulle autre pareille.  

 


J’ai croisé Marie-Claire Blais à quelques occasions. Au Saguenay d’abord, invitée du Salon du livre où j’ai eu l’honneur de l’accompagner dans différents cégeps, spécialement à Chicoutimi et à Saint-Félicien. Je l’ai déjà raconté, je m’étais préparé tout l’été en relisant ses publications d’alors en commençant par La belle bête. Environ 1200 pages parcourues et méditées pour être à la hauteur de cette écrivaine que je considérais au plus haut point et que je vénère d’une certaine façon. Nous avions eu le bonheur, Danielle et moi, de la recevoir dans notre verrière de Jonquière pour discuter dans l’intimité où elle s’avérait particulièrement chaleureuse et volubile. Après ce fut Paris et Montréal. Toujours un moment de grâce, un contact humain exceptionnel.

Je me répète, bien sûr, en rappelant qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été mon chemin Damas. Oui, elle a fait tomber les écailles qui recouvraient mes paupières. Elle a été Ananie qui redonne la vue à un futur écrivain qui ne savait pas regarder autour de lui. 

C’était en 1968, trois ans après la parution de son roman. Je lisais ailleurs, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Erskine Caldwell, Victor Hugo, Émile Zola, Fiodor Dostoïevsky, Léon Tolstoï, Curzio Malaparte, Knut Hamsun, Louis-Ferdinand Céline, Jean Giono et Henri Bosco. La liste pourrait s’allonger bien sûr. J’étais curieux de tout sauf de ce qui s’écrivait autour de moi. Je courais partout comme un chien fou qui veut s’offrir toutes les odeurs de l’automne.

 

ILLUMINATION

 

La lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été une illumination. J’ai plongé avec crainte d’abord dans l’univers de Jean le Maigre, Pomme, le Septième et de la mystique Éloïse qui finit en odeur de sainteté au bordel. Et avec comme figure centrale cette Grand-mère Antoinette farouche, menaçante, solide, porteuse d’avenir et du passé qui s’impose dans le présent. J’y retrouvais mes grands-mères, Almina et Malvina qui m’inquiétaient tant.

Marie-Claire Blais m’a fait comprendre que c’était possible de raconter des secrets de famille, les drames que l’on osait parfois évoquer quand les esprits s’échauffaient après plusieurs verres. Sans cette lecture, je n’aurais jamais rédigé La mort d’Alexandre et encore moins Les oiseaux de glace où je m’inspire de la vie de deux de mes tantes qui ont vécu un enfer à peine imaginable après avoir accepté la soumission du mariage.

Un univers où Jean Le Maigre se livrait à l’écriture de poèmes sulfureux et différentes expériences avec ses frères qu’il pouvait perdre dans la neige. Il y avait surtout la mère, une bête qui travaille aux champs tout le jour et qui subit les assauts de son mâle de mari la nuit. Toujours enceinte, elle accouche entre deux soupirs, avant de retourner à ses tâches sans jamais ouvrir la bouche. La parole appartient à grand-mère Antoinette, l’oracle par qui la sagesse arrive. C’était comme si le diable s’invitait dans une soirée et qu’on lui permettait de danser avec la plus belle fille du rang. C’était blasphémer plus ou moins, dire ce qui était étouffé et murmuré seulement dans les confessionnaux, pardonné peut-être par des hommes qui possédaient la vérité. Pourtant, j’hésite à croire que les femmes allaient avouer au curé qu’elles étaient violées par leurs maris, un frère ou un cousin, battues et traitées comme du bétail.

Le roman de Marie-Claire Blais a reçu des réactions mitigées au départ. On n’avait encore jamais vu des personnages semblables au Québec. Heureusement, il y a eu l’étranger pour la protéger. Un critique américain a parlé de génie et le prix Médicis en France a fait taire les grognons. Tout comme ceux qui avaient cassé du sucre jadis sur le dos de Louis Hémon après la parution de Maria Chapdelaine. Tous ont dû ravaler après les applaudissements de la France. Même Damase Potvin a dû se ranger et admettre que c’était un grand livre. 

 

SUBVERSIF

 

J’ai lu et relu ce roman, à différentes époques, tout récemment même. Il faut bien voir les tabous que cette histoire secoue. Violence, femmes battues, inceste, viol et abus de toutes sortes par les religieux. Surtout qu’elle évoque l’homosexualité et la prostitution. Jamais les fictions de Germaine Guévremont, Roger Lemelin, Claude-Henri Grignon, Ringuet ou encore Gabrielle Roy n’étaient allées dans cette direction. Elle osait dire tout haut ce que l’on taisait depuis toujours, donnait une voix à ces éclopés largués par une société où les hommes avaient droit de vie et de mort. Grand-mère Antoinette devient la figure de proue de cette volonté de durer et de changer les choses, de faire une place aux femmes dans une époque qui doit muter et qu’elle lègue au dernier-né de la famille de seize enfants. 

C’est sulfureux et subversif à souhait. 

Après cet électrochoc, j’ai commencé à m’intéresser aux écrivains du Québec. Les poètes d’abord avec Paul Chamberland, Gaston Miron, Gilbert Langevin, Yves Préfontaine, Michèle Lalonde et Claude Gauvreau. 

Et Roch Carrier et les nouveaux venus qu’étaient Victor-Lévy Beaulieu et les discrets prédécesseurs comme André Langevin, Gérard Bessette et même Claude Jasmin. Les romans de Marie-Claire Blais venaient drus avec son théâtre. J’ai vu L’exécution à Montréal en 1968 au Rideau vert et ce fut une expérience dérangeante. Une plongée dans le monde familier et dangereux des collèges où l’on trame le pire sans se soucier de Dieu qui savait tout alors.

À chacune de ses publications, j’étais souvent dérouté, mais continuais à la suivre parce qu’elle ouvrait des portes que je n’osais pas encore approcher. Elle était au large, à courir dans la forêt quand je tournais autour des maisons et des granges.

Quel bonheur de me pencher sur Les manuscrits de Pauline Archange et quel étonnement de me buter à ce gros roman qui a troublé le jeune indépendantiste prêt à fonder le pays. Un Joualonais sa Joualonie ébranlait encore une fois mes certitudes et mes croyances. Il y avait de la place pour le doute, le questionnement dans ce pays qui cherchait à secouer ses servitudes et à se libérer de façon souvent bien maladroite.  

 

ÉCRITURE

 

Bien sûr, Marie-Claire Blais a toujours eu une langue particulière qui épousait les méandres et les nombreux détours de la rivière lente qui traverse la plaine en drainant le pays. Une écriture qui progresse en longues reptations et qui perd le lecteur pressé ou distrait. Un travail ciselé comme une pièce d’ébénisterie qui fascine et envoûte. Un souffle je dirais qui vous laisse souvent en apnée. 

Et est arrivé Le sourd dans la ville où Marie-Claire s’éclate, fait voler les rivets et les liens qui maintiennent les carcans. La ponctuation disparaît et la phrase de Marie-Claire Blais mute en paragraphe, plus, en chapitre. Elle s’échappe en traçant de longs cercles pour se moquer des époques et de l’espace, suit une longue spirale qui pivote en entraînant des lieux, mélange les temps et les tragédies humaines qui ne cessent de se répéter. La langue de cette écrivaine se libère de tous les étouffements, de tout ce qui retient et assujetti. 

Les romans de Marie-Claire Blais deviennent alors des territoires qui étourdissent le lecteur avec la multiplication des personnages, la description de leurs drames, de leurs espoirs et de leurs fantasmes. 

Marie-Claire Blais abandonne donc l’ensemble à cordes à son quatorzième livre pour s’approprier la baguette du chef et diriger de grands orchestres avec chœurs. C’est magique, éblouissant et époustouflant. La série Soifs est exceptionnelle dans la francophonie et au Québec par ses dimensions, sa pertinence et cet univers qui est le microcosme d’une humanité qui se débat entre ses rêves et ses préjugés, ses souffrances et l’amour. 

J’ai déjà parlé des fresques de Jérôme Bosch pour qualifier ces romans inclassables. C’est peut-être aussi les immenses tableaux de Jean-Paul Riopelle qui empoigne le cosmos et le traverse avec de vastes traits rayonnants qui vont et viennent comme des météorites. 

Un monde unique, une écriture lumineuse et rebelle, insaisissable et riche de sédiments et de limon. Marie-Claire Blais m’a constamment emporté dans les grandes et terribles tragédies qui frappent partout où les éclopés et les marginaux se regroupent. C’est la détresse qui s’impose dans les pages de Soifs. Toujours ces exclus, ces originaux qui souffrent et sont sacrifiés sur des croix que les bien-pensants de la morale assemblent en souriant. 

Les symphonies de Marie-Claire Blais retentissent dans le vent et l’espace, nous touchent dans ce qu’il y a de plus vrai, de plus juste et d’incroyable, dans ce désir d’être des humains qui se préoccupent de leur environnement et des plus démunis, des déviants qui ne correspondent pas à la norme, mais qui ont droit à l’attention et à l’amour. 

Une œuvre colossale, des romans qui ont transformé la littérature d’ici et certainement celle du monde avec ses nombreuses traductions. Merci Marie-Claire Blais, d’avoir changé ma vie.

 

BLAIS MARIE-CLAIREUn cœur habité de mille voix, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html