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jeudi 23 janvier 2020

VOYAGE AU CŒUR DE LA DÉMENCE

PAUL KAWCZAK DÉMONTRE dans Ténèbre que les humains sont marqués à jamais par la folie et la démence, un désir de mort qu’ils ne peuvent satisfaire que dans le sacrifice de tout ce qui est vivant. Ça donne mal à l’âme. Personne ne sort indemne d’une lecture semblable. Un texte écrit avec le sang africain et la fureur hallucinante des colonisateurs. Tellement que j’hésite à toucher ce roman et à l’ouvrir après l’avoir parcouru en retenant mon souffle. Comme s’il pouvait me donner les fièvres ou la malaria. L’impression d’avoir lu un livre où le mal s'enfonce et prend racines. Un parcours qui devient fascinant et bouleversant, comme l’horreur qui subjugue les vivants et permet tous les excès. Un roman qui échappe aux balises habituelles et qui vient vous surprendre dans votre sensibilité et votre intelligence.

Kawczak, à son premier roman, porte un regard terrible sur la présence des Blancs en Afrique, particulièrement au Congo qui a été la propriété personnelle du roi des Belges, Léopold II, pendant dix-sept ans. Comment imaginer qu’un homme possède un pays de plus de 2 millions de kilomètres carrés ? L’Afrique est un continent que les puissances européennes se sont partagé en y causant des désastres encore visibles de nos jours. Un territoire que l’on a découpé « comme une pièce de viande » pour en tirer tous les profits possibles. Les Congolais ont servi de main d’œuvre et de bétail. Battus, mutilés, tués, violés, ils ont subi tous les sévices avec ces conquérants hallucinés. Sans compter que le trafic des esclaves partait de ce pays pour les Amériques. C’était le centre de distribution si l’on veut. Voilà une page assez terrible de l’histoire de l’humanité.
Je parle de « découpe de l’Afrique comme d’un morceau de viande » et ce n’est pas pour faire image. Pierre Claes, géomètre belge, reçoit la mission du roi Léopold II, de remonter le fleuve Congo pour tracer les frontières encore floues de ce pays dominé par des commerçants, des militaires, des trafiquants qui viennent là pour faire fortune et tenter de régler des problèmes existentiels. Nous sommes dans les années 1890. Tous sont touchés par des maladies et les fièvres dès leur arrivée en terre africaine. Le continent semble vouloir se protéger ainsi du virus blanc, de ces aventuriers qui perdent toute retenue en s’installant dans les postes isolés, montrant un visage particulièrement sanguinaire.
Claes doit « découper » ce territoire en regardant les étoiles sans se préoccuper des populations locales, créant des problèmes de frontières et des conflits qui deviendront insolubles. Chirurgie à froid dans ces terres que l’on viole, se partage et exploite de toutes les manières imaginables. Le géomètre est accompagné dans sa mission par un bourreau et tatoueur chinois plutôt étrange. Xi Xiao est un maître dans l’art de découper l’être humain sans qu’il ne ressente de douleur, le gardant vivant même quand il est démembré. Les victimes, semble-t-il, atteignent ainsi une illumination et une jouissance suprême.

FAMILLE

Tous les personnages de Paul Kawczak sont des décrochés qui ne parviennent pas à s’imposer en Belgique ou en France. Des marginaux qui n’ont pas trouvé leur place. Claes n’a pas connu son géniteur. Il s’est suicidé le jour même de sa conception. Vanderdope, son père adoptif, l’a abandonné pour suivre une poétesse, Manon Blanche, une proche de Charles Baudelaire qui en était à la fin de sa vie, rongé par la syphilis. Il côtoiera Paul Verlaine dans sa dérive et rencontrera Rimbaud. Ce qui met un peu de piquant dans cette histoire étonnante. Vanderdope se perd au Congo pour d’impossibles retrouvailles. Claes sent le besoin de changer de pays et d’air pour trouver un sens à une existence qui se délite. Tous les personnages de Ténèbre en ont à découdre avec la vie.

Ces rumeurs fascinaient Claes. Jamais il n’avait vu un fauve humain de près. Aussi fut-il tout ému quand, dans un flamand impeccable, von Wissmann le héla un jour pour l’inviter à se joindre à lui et Lily. En explorateur novice, le géomètre avait demandé conseil au maître.
— Découvrir l’Afrique, jeune homme, c’est découvrir son cœur… Le déparer des habits, de la peau, des muscles et des côtes… Et le regarder pulsant dans son petit trou obscène… Vous saurez, les pieds dans la boue et le sang, ce qu’il vous reste à faire… Le seul conseil que j’ai à vous donner est de ne pas, alors, perdre courage… (p.27)

Le géomètre le prend au mot.
Et les voilà dans l’envers du monde, un continent qui avale les Blancs obsédés de richesse et de pouvoir, qui traitent les Noirs comme des bêtes. Des autochtones que l’on mutile, viole, bat et élimine sur un coup de tête lors d’une fête trop arrosée. La haine brutale, animale règne. Que dire des femmes noires ? Elles sont des bêtes sexuelles qui servent les mâles blancs ou elles travaillent comme domestiques. Toutes sont chassées rapidement quand elles perdent les charmes de l’adolescence.
Un monde impitoyable, d’une cruauté qui va au-delà des mots. Paul Kawczak nous entraîne sur des fleuves fiévreux où tous attrapent les maladies africaines, basculent dans le délire et les fantasmes. Tous les interdits, les codes qui « civilisent » l’Europe tombent dans ce pays sans foi ni loi.
L’écrivain décrit le monde des ténèbres, des pulsions, des plaisirs inavouables comme des douleurs insoutenables. Nous nous avançons dans l’espace des instincts, de l’irrationnel et de la démence. Il faut oublier les découvertes, l’émerveillement devant un continent que l’on surprend dans toute sa beauté et sa richesse, ses séductions et ses attraits.

C’est impossible, c’est impossible… Il ne pouvait le croire, autant de tristesse. De la mélancolie à en vomir. Chaque inspiration tuait ce qui avait été bon, chaque expiration étouffait ce qu’il aimait. Rien à faire, la fièvre seulement, à délirer à l’extrême pointe de la douleur, un corps misérable, frissonnant. Jamais Pierre Claes n’avait senti aussi proche la présence obscène de la mort, réelle, ici, là, maintenant, vraie, il allait bien finir par mourir de soif dans cette couchette dégueulasse. Intolérable, impossible, présente, l’unique solution. Il paniquait. Se tournait de nouveau sous la moustiquaire. De nouveau se recroquevillait. (p.67)

On pourrait en dire autant des envahisseurs qui se sont pointés en Amérique et qui ont développé une haine féroce contre les Indiens, cherchant à les éliminer et à les réduire à l’état de bétail avant de les enfermer dans ces enclos que sont les réserves.
Tout ce que la société tente de maîtriser et de dompter par des mesures et des codes devient obsolète dans ces territoires où la loi du plus violent s’impose. Les pulsions meurtrières, la haine, la rage et la démence permettent d’aller au-delà de toute morale. L’écrivain décrit une dimension de l’humain qui affole et que l’on ne veut surtout pas voir.

VOYAGE

Paul Kawczak nous propose un voyage au bout de l’horreur, de la violence, de la folie et de la jouissance qui connaît son spasme ultime dans la mort. Claes succombe rapidement aux fièvres de la dysenterie. Xi Xiao devient maître de son corps qu’il découvre comme ce continent que l’on démembre avec des frontières factices. Même ceux qui tentent de changer le cours des choses comme le couple Sweeny, des religieux qui veulent inventer un Nouveau Monde et une société différente, basculent dans la démence. Véritable piège que ce roman de désacralisation. L’aventure de Claes ne se fera pas dans ce pays fascinant, sur les fleuves et les rivières, par la découverte de cette végétation luxuriante, mais en plongeant dans les dimensions obscures de son esprit et de son corps.

Les bourreaux agissaient alors avec tant de douceur et d’habileté que non seulement ces découpés ne ressentaient aucune douleur, mais ils étaient en outre en proie à une excitation érotique des plus violentes, qui ne pouvait se résoudre qu’en une extase fabuleuse, sans partage possible. Les suicidés affichaient devant l’assemblée réunie pour l’événement — ces mises à mort étaient intimes mais se tenaient toujours en présence de proches, d’amis et de parents — l’expression silencieuse et parfois étonnée d’orgasmes tendres et inédits. (p.102)

Paul Kawczak confronte deux mondes pour faire éclater les pires pulsions des colonisateurs et des envahisseurs. Les Noirs enchaînés et oubliés dans des cachots insalubres, amputés pour donner des leçons de productivité subissent toute cette haine sans pouvoir réagir. Violence entre les Européens aussi qui se savent mortellement atteints par la maladie et qui savent que leur fin approche.
Nous découvrons le côté sombre de l’humain, des pulsions bestiales, la souffrance, le plaisir de caresser la mort. J’ai eu souvent du mal à respirer en plongeant dans cette jungle où les Blancs se transforment en fauves féroces qui hument le sang et qui ne sont jamais rassasiés.
Une démence difficile à qualifier parce que nous sommes au-delà des mots et de la raison. Une poussée vers la destruction qui gruge nos civilisations et met la planète en danger de nos jours, menace même l’aventure de ces êtres dits intelligents et capables du pire et du meilleur. Des pages intolérables et hallucinatoires.


KAWCZAK PAUL ; TÉNÈBRE, ÉDITIONS LA PEUPLADE, 320 pages, 25,95 $.
http://lapeuplade.com/livres/tenebre/

jeudi 16 janvier 2020

COURAGEUSE VIRGINIE FRANCOEUR

VIRGINIE FRANCOEUR A DÉCIDÉ de bousculer des manières de faire dans le monde de l’éducation. Les universités oublient de plus en plus leur rôle, soit de permettre à des étudiants d’acquérir des connaissances qui en feront des êtres responsables, conscients des enjeux de la société, et ce pendant toute leur vie. En un mot, éduquer de meilleurs citoyens qui peuvent agir pour le mieux de leurs semblables. De plus en plus, les institutions de haut savoir, on peut aussi englober les cégeps, se transforment en établissements technologiques. Que ce soit en art ou en science, tous forment des spécialistes dans un domaine précis et limité. Ces diplômés ignorent la littérature et la philosophie qui remettent en question notre rôle et notre responsabilité de vivant dans l’univers.

Certains livres arrivent dans ma boîte aux lettres et je me demande s’ils s’adressent véritablement à moi. C’est le cas de Sciences et arts de Virginie Francoeur, la romancière que j’ai aimée dans Jelly Bean, une fiction qui secoue l’humain dans des dimensions étonnantes. Et surtout, avec en sous-titre : Transversalité des connaissances. Autrement dit ces savoirs qui se partagent et peuvent devenir un bien commun. Je l’ai placé dans la rangée des livres à lire. Il y en a plusieurs comme ça qui attendent depuis longtemps et qui ne retiendront jamais mon attention, seront oubliés avec l’arrivée de nouvelles publications.
La période des Fêtes étant un moment de rattrapage, je me suis risqué dans cet ouvrage que l’auteure a eu la gentillesse de me dédicacer. Je souligne un segment de sa grande écriture qui occupe tout l’espace d’une page : « … le même objectif de se questionner sur les paradigmes dominants et de se rebeller ! » Je suis toujours prêt à emprunter les chemins de cette contestation et surtout de découvrir les couleurs qu’elle peut prendre.
Voilà un travail bien présenté avec préface d’Isabelle Hudon et postface de Bernard Voyer qui a fait parler de lui lors de ses terribles expéditions. Très rapidement, madame Hudon a su titiller ma curiosité. Les cours à l’université sont de plus en plus spécialisés et techniques, oubliant la dimension humaine. Virginie Francoeur se fait plus précise dans son introduction.

L’université, comme institution, a subi une transformation radicale depuis le siècle des Lumières. On s’éloigne paradoxalement de la mission essentielle de l’éducation telle que l’envisageait le philosophe Jean-Jacques Rousseau : enseigner à vivre. Les programmes universitaires offerts sont de plus en plus spécialisés. (p.1)

Un peu plus loin, l’écrivaine et chercheure se montre encore plus incisive et critique.

À ce titre, je réalise que plusieurs universités se sont transformées en « cafétérias du savoir » où l’étudiant devenu « client » se sert à même le buffet ; il choisit au menu ce qu’il juge plus « rentable », répondant ainsi à un besoin à court terme. La division du travail inspirée par Frederick Taylor était censée rendre l’ouvrier plus efficace et plus productif ; chaque ouvrier, en n’effectuant qu’une seule tâche, devait finir par acquérir une dextérité améliorant son rendement. (p.2)

Les gros mots sont lâchés. Choix, buffet, rendement et efficacité pour plus de profits et plus de déchets aussi. L’homme mécanique qui répète le même geste pendant des heures dans ces usines qui ont bouleversé les manières de faire et ont décuplé la capacité de production. Un travail fragmenté, partagé entre plusieurs individus, des employés qui n’ont plus à réfléchir et se questionner. Ils se concentrent sur une tâche précise, oublient l’ensemble ou l’objet dans sa totalité. Avec dans un avenir tout proche, le remplacement de tous par des robots plus performants et plus fiables. L’humain est en train de devenir obsolète dans ce monde de productivité et de rentabilité à tout prix.

QUESTION

Virginie Francoeur, devant ce détournement de l’éducation et du rôle de l’université, tente une expérience inusitée. Comment faire travailler des spécialistes de la gestion avec des créateurs dans les domaines de la littérature et des arts visuels ? Ces « spécialistes » ne se fréquentent jamais même s’ils se côtoient au jour le jour et, bien plus, se méfient les uns des autres quand ils ne se méprisent pas. Autant dire que les scientifiques considèrent les littéraires comme des individus qui n’ont pas les pieds sur terre et qui sont incapables de résoudre des problèmes concrets. L’inverse est tout aussi vrai.

Cette méthode créative découle de la philosophie de l’enseignement du sociologue Edgar Morin. Ce dernier invite constamment à relier les connaissances entre elles en favorisant l’induction et les associations d’idées dans l’art de comprendre et d’analyser. (p.4)

Nous sommes bien loin de l’époque de Michel-Ange qui était à la fois sculpteur, écrivain, peintre, mathématicien et dessinateur d’étranges machines. L’homme complet, encyclopédique qui pouvait se réinventer par l’ensemble de ses connaissances. Ou encore d’Albert Einstein qui évoquait constamment la poésie et la musique dans sa démarche de physicien. Tout cela pour dire qu’il y a un tronc commun entre les sciences et la littérature qu’il faut explorer et partager.
La modernité a fait en sorte de tout fragmenter et d’isoler les gens dans des spécialités, des travaux répétitifs et souvent peu valorisants, des langages que seuls des initiés comprennent.

EXPÉRIENCE

Des spécialistes de la gestion ont accepté de confier leurs documents à des étudiants qui devaient s’en inspirer pour écrire un court texte et donner l’occasion à des participants en arts visuels de s’exprimer. L’idée de monter une exposition a vite été retenue. Les constats des chercheurs se sont retrouvés dans une prose littéraire et ont été vus sur de grandes affiches. Une manifestation fort intéressante qui a connu un beau succès à l’Université Laval, permis à des individus qui s’ignorent la plupart du temps de se croiser et de fraterniser pendant la durée de cet événement qui sortait des normes habituelles.
Il faut bien constater cependant que ce n’est là qu’une étape. Chacun des intervenants, dans leurs disciplines respectives, a agi à l’intérieur de ses balises et nul n’avait le droit de communiquer avec l’autre. Ce qui fait que la véritable discussion de personne à individu ne s’est jamais faite. Chacun demeurant dans ses concepts et ses manières de s’exprimer, utilisant son langage, ses codes et ses référents.
Il n’y a qu’à lire un extrait du projet de recherche portant sur les préposés aux malades dans les hôpitaux pour comprendre ce que je nomme « le jargon des spécialistes ». On le trouve aussi ce jargon chez les littéraires et dans le domaine des arts visuels. Les hommes et les femmes qui s’occupent de ceux qui ont perdu leur autonomie, les changent de vêtements, ramassent leurs excréments ne se retrouveraient guère dans ce langage que seuls les spécialistes arrivent à décortiquer.

L’article examine les stratégies défensives mises en place pour résister au dégoût et subvertir la souffrance en plaisir dans une clinique du toucher et de la conversation qui fait advenir les résidents en sujets désirants. Néanmoins, le dégoût ne peut être totalement suspendu, car il contient une efficace dont les préposées ne peuvent se passer dans les aspects hygiéniste, compassionnel et coopératif de leur travail. (p.79)

Les littéraires rétorquent en utilisant leur « langue » tout comme ceux en arts visuels.

Entre le Nous comme une broderie d’égoïsmes l’attrait du vide circulaire des révolutions inachevables par essence Toi et Je Il n’y a que cela une pitance caoutchouc pour l’altruisme sa mort à même le geste du don au moment où il y a conscience de recevoir. (p.48)

Ce contact si nécessaire et si convoité a-t-il eu lieu ? Il faut parler d’un apprivoisement plutôt, d’une première étape qu’a franchie Virginie Francoeur. Je suis convaincu qu’elle en est parfaitement consciente. Maintenant, le défi serait que ces intervenants participent à toutes les phases de la recherche, de la création et de la représentation. Peut-être que les scientifiques seraient obligés d’abandonner leurs jargons et que les littéraires devraient être moins abstrait. Pour parvenir à cette « transversalité » ou cette communication horizontale, il faut déboulonner les codes et le langage hermétique. Ça demanderait pas mal d’efforts et surtout une approche que rien ne valorise dans notre société et dans les maisons d’enseignement.
Yvon Rivard, dans son magnifique Le chemin de l’école explique bellement ce que la courageuse Virginie Francoeur tente de secouer et de bousculer dans le monde universitaire. Comment oublier les codes, les démarches dites rationnelles et scientifiques pour s’ouvrir et se laisser aller simplement au plaisir d’être et de créer, de s’exprimer et de montrer des humains dans leurs occupations quotidiennes.
Virginie Francoeur est particulièrement audacieuse pour s’attaquer à ces mondes scellés comme les fameux produits présentés sous vide dans nos épiceries qui sont aménagées pour titiller notre instinct de glouton et de gaspilleur. Elle a réussi un exploit en ouvrant des fenêtres et quelques portes. Un travail qui nous fait réaliser tout le chemin qu’il reste à parcourir pour que les connaissances se partagent et soient un outil qui permet aux femmes et aux hommes de mieux être dans leur tête et leur corps.
J’ai hâte de voir si Virginie Francoeur parviendra à redonner tout son sens à un apprentissage qui cherchera moins à former des spécialistes ou des techniciens, que des êtres qui réfléchissent et sont capables d’évaluer une situation, de comprendre les phénomènes complexes du réchauffement climatique et de la faim dans le monde. Mais pour arriver à cette révolution, il faudra domestiquer le capitalisme sauvage et mettre au pas les grandes entreprises qui dictent leurs besoins aux gouvernements et s’approprient de plus en plus le savoir des enseignants en devenant des bailleurs de fonds qui imposent leurs exigences au détriment de la pensée et de l’existence humaine.


FRANCOEUR VIRGINIE ; SCIENCES ET ARTS, TRANSVERSALITÉ DES CONNAISSANCES, PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 140 pages, 24,95 $.

https://www.pulaval.com/produit/sciences-et-arts-transversalite-des-connaissances

jeudi 9 janvier 2020

THIERRY DIMANCHE VA TRÈS LOIN

Photo Justine Latour, LE DEVOIR
TROIS AMIS PRENNENT la parole tour à tour dans Cercles de feu de Thierry Dimanche. Le trio nous plonge dans un monde fascinant où le meilleur et le pire s’imposent. Ce suspense m’a entraîné dans les brûlés, les cendres et la suie, une chaleur étouffante, les délires de la coke et de l'alcool, la solitude et la fièvre avec ces petits champignons qui jaillissent du sol comme des pépites d’or dans la forêt boréale. Un retour dans des territoires que j’ai fréquentés une grande partie de ma vie, mais que cet écrivain me révèle sous un autre jour. Plonger dans l’odyssée des cueilleurs de morilles n’est pas sans danger. Personne n’en sort indemne.

Certains romans surprennent parce qu’ils nous poussent dans des univers que nous pensons bien connaître. Cercles de feu de Thierry Dimanche me ramène dans des lieux où les incendies de forêt font rage au nord du Lac-Saint-Jean. Des sites que j’ai sillonnés pendant des années. Même que certains protagonistes font escale dans mon village de La Doré, s’arrêtent pour faire la fête à Dolbeau-Mistassini et s’installent à Péribonka, lieu mythique de la littérature québécoise. Comme quoi les endroits les plus connus peuvent garder leurs secrets et les écrivains, ces chercheurs de trésors, arrivent toujours à vous surprendre. Une réalité que je n’avais pas imaginée et des événements qui se déroulent dans ma cour pour ainsi dire.
Thomas Thériault traverse le Québec par l’Abitibi pour retrouver des amis au Lac-Saint-Jean. Les trois vont partir en territoire inconnu, chercher les lieux brûlés, les feux qui marquent l’actualité tous les printemps, quand la pluie tarde à venir. Il y a une saison des incendies de forêt au Lac-Saint-Jean et rares sont les années où je n’ai pas vu les avions jaunes de la SOPFEU dans le ciel de mon coin de pays.
J’ai même vécu « mon feu de forêt », il y a longtemps, pas très loin de Chibougamau. Tous les travailleurs avaient été mobilisés comme sapeurs. Je n’ai pas connu souvent des moments aussi impressionnants dans ma vie. Voir des épinettes flamber comme des allumettes est inoubliable. J’imagine l’enfer que vivent les Australiens depuis des jours. Un feu de forêt, c’est l’horreur et comme une vengeance de Dieu. L’impression que l’air s’enflamme et que le moindre coup du vent va vous cerner et devenir fatal. Je pense aussi à cette déflagration qui a soufflé la région du Lac-Saint-Jean en 1870, faisant plusieurs victimes et détruisant des villages entiers avant d'aller mourir aux abords du fjord du Saguenay. Cet événement a bousculé notre imaginaire. Tout comme ces immenses incendies qui constituent la trame de Il pleuvait des oiseaux, le si beau roman de Jocelyne Saucier. Ces catastrophes marquent le vécu du Québec.
J’ignorais pourtant que l’année suivant un brasier assez intense, les morilles poussent en abondance. Particulièrement la morille de feu, une variété qui apparaît dans les terrains sablonneux, les pinières rasées par les flammes. Un délice pour les gastronomes qui vient directement de l’enfer.

La saison des morilles communes était déjà bien avancée, mais je ne pouvais m’empêcher de l’étirer. La période de fructification des morilles communes - morille conique, morille blonde, etc. - se termine début juin, moment où les morilles de feu apparaissent en plus grand nombre, comme si les espèces se passaient le relais. Les cueilleurs d’agrément se concentrent sur les premières. Mais l’avènement de la morille de feu ouvre une seconde saison qui, si la nature se montrer favorable, accapare les junkies de la cueillette et les entrepreneurs de brousse jusqu’en juillet. (p.23)

Thomas, Paul-Marie et Claude ont des cartes, des GPS, tout l’équipement pour traquer la morille qui attirent des marginaux qui se disputent les brûlés. Un peu comme les cueilleurs de bleuets faisaient avant l’arrivée des immenses bleuetières commerciales. La ramasse en forêt a perdu beaucoup de son importance. Rares sont ceux maintenant qui s’exilent dans les montagnes pour chasser ce petit fruit bleu pendant des semaines.
Les trois empruntent des chemins à peine tracés, traversent des rivières et des cours d’eau pour trouver le site idéal, là où les morilles surgissent comme par magie après un orage. Ils ont l’équipement pour faire sécher leur cueillette et la préserver avant de croiser l’acheteur. Autrement dit, il faut certaines connaissances pour amasser un pécule intéressant. Ce serait même fort rentable quand la saison est bonne. Et il y a le bonheur de se retrouver en forêt, au milieu du monde, tout seul et vivant.

Les outardes volaient en carrousel à cinq mètres au-dessus de ma tête. Leurs ombres mouvantes découpaient les nappes de soleil qui filtraient dans la clairière, où de rares arbres avaient en partie survécu à l’incendie. Trois hauts pins blancs bordés de quelques peupliers avaient conservé leurs cimes vertes. Je répondais aux cris des outardes en tournant sur moi-même, hilare et finalement très heureux de me trouver seul. (p.347)

Étrangement, je ne savais rien de cette activité, encore moins l’existence de Morille Québec qui commercialise ce champignon et qui a son siège social à Chicoutimi.
Thierry Dimanche emboîte le pas de ces chercheurs d'eucaryotes pluricellulaires qui se dispersent au nord du Lac-Saint-Jean, travaillent de l’aube à la brunante et cueillent la petite perle convoitée. Tous pensent y faire fortune, du moins amasser un bon magot s’ils ont un peu de chance. Tout dépend de la saison, de la chaleur, de la pluie et de l’intensité des feux.

AVENTURE

Il faut bien connaître le terrain pour trouver le lieu parfait où les morilles surgissent un matin comme par magie.

Depuis deux ans que je m’intéressais aux champignons sauvages québécois. J’étais tombé sur quelques cèpes  et autres bolets, de même que sur un bon petit secteur de chanterelles, mais la découverte des morilles blondes était d’un autre ordre. J’avais l’impression d’avoir trouvé des météorites vivantes, juchées sur des pieds blanchâtres musculeux, ou des organismes issus des fonds marins. (p.36)

Les amis vivent des années de vaches maigres, jurent de ne plus se laisser prendre, reviennent la saison suivante et cherchent l’endroit où la morille jaillit des plis du sol et se multiplie à une vitesse effarante.
Tous sont happés par une véritable fièvre, une passion qui rend aveugle et sourd. Ils ne pensent qu’à trouver les plus beaux spécimens, perdent toute prudence et risquent des blessures ou encore de s’égarer quand le fameux GPS s’éteint et qu’ils ne savent plus où aller. Tous oublient le temps et l’espace pour cueillir dans une sorte de frénésie qui les laisse au bord de l’épuisement.

Je fumais ma dernière cigarette en regardant le feu mourir. J’écoutais couler la rivière Trenche pis je revoyais mes casiers, pis plein d’autres casiers pleins de morilles partout, à terre, dans les arbres, jusque dans le ciel. Sur le dos dans la roulotte, les yeux fermés, je continuais à les voir. Un tapis d’alvéoles défilait sans fin à l’intérieur de mes paupières. Comme quand tu reviens du parc d’attractions pis que tu continues à descendre les montagnes russes. Comme quand tu passes la journée à jouer à Tetris pis que les morceaux continuent à s’emboîter, les lignes à disparaître, le score à augmenter. Je m’efforçais de susciter d’autres images mentales, et des séries de nappes à carreaux et de paires de seins m’accompagnaient dans le sommeil. (p.308)

Une folie, une passion, une obsession, un délire que les excès d’alcool et de substances hallucinogènes aggravent. Tous deviennent irascibles, paranoïaques, se méfient de tout le monde et tentent de tirer profit de la manne. Il vient enfin le « grand kaboum » comme dit Paul-Marie, l’année d’abondance où la cueillette dépasse tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Ce dernier s’égare, avec son mal de dos, sa mauvaise humeur, Thomas se fait une entorse. Les deux n’arrivent plus à s’orienter et à rentrer au campement. Paul-Marie passera quelques nuits dans le brûlé, respirant la cendre et la suie. Claude, happé par la fièvre de la morille ne fera rien pour le retrouver.
Un roman d’obsessions, d’amitiés trahies qui pousse certains hommes à commettre les pires gestes, à s’abandonner au délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Thierry Dimanche m’a fait vivre une épopée formidable qui m’a rappelé mes étés en forêt à cueillir des bleuets. Il nous entraîne dans les territoires d’une passion qui permet de tout oublier et qui titille des pulsions inavouables. La fièvre de l’or, on connaît, mais il faudra parler maintenant de celle de la morille de feu après ce roman où la nature, sa dureté, son immensité et sa fascinante beauté pousse des hommes et des femmes dans les dimensions les plus sombres de  leur individualité. Surtout dans des gestes où ils risquent leur vie. Un récit époustouflant, une langue riche et touffue qui jaillit comme ces champignons dans les grands espaces que les incendies de forêt dessinent chaque printemps. Une révélation.


DIMANCHE THIERRY ; CERCLES DE FEU, ÉDITIONS LE QUARTANIER, 444 pages, 28,95 $.

https://www.lequartanier.com/catalogue/cercles.htm