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mercredi 18 septembre 2019

LE TOUR DU POÈME À TAILLON

JE VOULAIS VIVRE QUELQUE CHOSE de particulier avec Les décalages contraires de Mylène Bouchard, son premier recueil de poésie. Parce qu’un texte du genre échappe à la linéarité ou à l’horizontalité. Les mots se dressent à la verticale, s’approchent et vous regardent souvent comme un intrus. J’ai attendu la journée ni trop chaude, ni trop fraîche, pour partir avec le livre, faire le tour du Parc de la Pointe-Taillon à bicyclette. Une randonnée de quarante-cinq kilomètres avec des endroits pour se couper du monde, rêver en pleine forêt. Amorcer la lecture d’un recueil de poésie, c’est se lancer dans une forme de voyage. Il y a le point de départ, un certain itinéraire et l’arrivée après des dizaines d’arrêts ou une course qui vous laisse en apnée. Parfois, on vit la traversée en retenant son souffle, happé par la force du récit, souvent on se demande dans quoi on s’est aventuré et si on va terminer le parcours.

Le jour est juste ce qu’il faut avec des effilochures de brume ici et là sur le lac, au large, entre Roberval et la gorge de l’Ashuapmushuan. Sur la plage, près du pavillon d’accueil, une musique tonitruante. Jour de jeux et de guitares agressantes, de hurlements et de cris. L’impression d’être attaqué par une station de radio spécialisée dans les vociférations et la vente de produits inutiles.
Après un kilomètre, le murmure des vagues me calme, les froissements des feuilles me poussent vers l’arrêt où des plantes carnivores vous attendent. Il s’agit de la sarracénie pourpre qui gobe les insectes dans la tourbière, l’emblème floral de Terre-Neuve et du Labrador.
Des marcheurs envahissent toute la largeur de la piste et je dois les contourner, des cyclistes foncent, comme dans une étape du Tour de France. Le soleil me souffle dans le dos et je marmonne le titre du livre de Mylène Bouchard. Je pense au décalage horaire, quand on perd un morceau de temps en changeant de pays. Le dictionnaire décrit une distance entre deux véhicules lors d’une collision. Je ne connaissais pas. Ça me laisse perplexe et je pédale plus lentement en longeant le lac des castors. Une odeur de fumée flotte entre les trembles, tout  près. Les campeurs s’attardent derrière, à la lisière de l’eau.
Je pensais m’arrêter au kilomètre Six. Là où je surveille les hirondelles des sables. Elles volent face au vent du matin au soir, sans répit. Elles ont déjà pris la direction de l’Amérique du Sud. Cet oiseau effectue le plus long parcours migratoire en Amérique, est en déplacement pendant la moitié de l’année.
Je cherche un banc, la paix. Plein de cyclistes partout, même au relais du Dix. Je continue, le soleil accroché aux guidons. Il semble vouloir se laisser traîner pendant toute la randonnée.

HISTOIRE

Je m’arrête devant un panneau qui raconte la vie des gens de Pointe à la Savane. C’était l’appellation du secteur avant Taillon, qu’on décide d’effacer un pan d’histoire et d’imposer le nom d’un premier ministre. Qui connaît Louis-Olivier Taillon qui a dirigé le Québec de 1892 à 1896 ? J’aime Pointe à la Savane. Tellement plus porteur de sens et évocateur. Nous devons protéger les patronymes d’origines. Serge Bouchard a raison avec Chicoutimi et il faudrait redonner ses lettres de noblesse à ce parc unique.
Enfin une place libre après le douzième kilomètre, tout près du site de l’ancien moulin de sciage à vapeur, un peu en retrait, sous un énorme bouleau qui secoue discrètement ses feuilles. Le lac juste à droite, en bas de la berge taillée à la hache par les grandes tempêtes d’automne. Mélange d’épilobes devant et de verges d’or, de jargeau et d’immortelles. Quelques libellules jouent à s’étourdir.
J’ouvre le recueil après une gorgée d’eau, lisse la page du plat de la main. Mylène Bouchard a écrit une courte préface, une clef que l’auteure offre avant la visite des lieux.

À mes yeux, le poète et le voyageur partagent un mode d’être-dans-le-monde qui se ressemble : tous les deux assurent une présence véritable, pour leur survie. Portés par une inlassable inspiration, ils s’engagent pour capter, lire, sentir, mesurer, traduire le monde. (p.7)

Quand je pédale sur la piste du parc, que je disparais dans la forêt, me réjouis des massifs de fougères qui s’étirent à perte de vue, m’attarde devant l’entaille d’un castor au bas d’un tremble, je « mesure le monde ». Le travail des rongeurs dure depuis des semaines et le grand tronc va basculer dans un fracas de feuilles au milieu de la nuit, tard en septembre. Me voilà dans mon corps et toutes mes dimensions, là en traversant le canal du Plateau ou devant un panneau pour lire l’aventure de Joseph Larouche qui s’est installé à Pointe à la Savane à plus de 80 ans. Un héros qui défrichait pieds nus en été et qui a rangé sa hache à 95 ans.

Pour moi, voyager, c’est sentir. Écrire, c’est se taire. La poésie est un art composé de silences, où l’on dit beaucoup avec du blanc. (p.8)

Dire avec « des silences », avec « du blanc ». Pédaler dans l’espace et le temps, respirer le pays dans le mouvement, surprendre la forêt dans ses odeurs et ses étonnements ; soupirer en basculant dans une éclaircie ou devant le spectacle des brasénies qui dessinent des vitraux sur les étangs au plus haut de l’été. Une plante que j’ai découverte ici, tout près du quinzième kilomètre. Je m’y arrête à chaque sortie, m’attarde aux reflets sur l’eau, aux frémissements qui s’inventent et changent de jour en jour. L’impression de flotter sur un grand vitrail d’Harold Bouchard, maître vitrier et de la lumière.

VOYAGE

Lire de la poésie, c’est oublier la tyrannie du récit et s’imbiber d’un mot, de sa sonorité et de toutes ses rondeurs. Ce n’est plus se tenir au milieu d’un sentier, mais s’arrêter pour trier des images, les faire rouler dans sa bouche lentement, les caresser pour en saisir les multiples facettes. Laisser le poème venir à soi. L’espace disparaît entre vous et ces mots en équilibre. Tous vibrent comme des gongs, longuement, sans fin avec le vol des hirondelles. Je me penche, fais signe au poème d’approcher, cherche sa douceur, le creux qu’il fait dans le monde.

Comment aimer
Décalée
Dans la fin contraire
À tout ce que j’imagine (p.11)

Ces mots « décalés », accrochés au milieu de la page sans jamais perdre l’équilibre. Je lis à haute voix devant les épilobes, les frottements des feuilles du bouleau au-dessus de ma tête. Déshabiller le poème en demeurant immobile, ouvrir les strophes dans toute leur longueur et leur largeur. « Aimer, décalée, fin contraire ». Je ne bouge plus et les mots approchent. 
« Comment aimer ? » La parole de Mylène Bouchard tout près de ce carré de verges d’or, du lac qu’elle connaît si bien et qui fait la planche dans le matin. Son verbe de criquets et de sauterelles pince les cordes de l’air.

Je me presse dans le pré dupe l’élan
J’ai vu percer
Ta voix dans la brume aiguë
Derrière la porte (p.13)

Le texte dans le vol irrégulier de la libellule qui suit le souffle du poème, le je et le toi. Le voyage sur l’horizon, tout près de sa main. Le pré, la voix de l’autre, la brume derrière la porte. Je murmure jusqu’à ce la strophe se fende comme une noisette, laisse la place à la musique. Juste « le bruit des choses vivantes » comme dit si bien Élise Turcotte. La respiration des épilobes me porte et me berce. Un appel du huard m’avale. J’ai l’impression d'effleurer des mots qui pèsent enfin de tout leur poids dans le jour.
Je reprends la piste, lesté de quelques poèmes. Des voix courent dans la forêt où les cyprès s’appuient les uns sur les autres. Je roule dans un tunnel végétal, dans les racines de l’ombre, frôlant les murs de la pinède. La mousse grimpe aux troncs des arbres et s’y fait les griffes. L’air imbibé de résine, des mots de Mylène Bouchard m’attendent dans une courbe. Le poème m’étourdit avec le frappe à bord qui ne me lâche plus.

TOURBIÈRE

Je débouche sur la savane, les étangs boueux à gauche et à droite, les hautes herbes tressées serrées, les iris semés ici et là comme des tâches de couleur, les bosquets qui oscillent et dissimulent l’orignal peut-être. J’ai eu la chance d’en surprendre un à quelques reprises juste un peu plus loin, tout près de la pointe Chevrette. Je ne peux plus échapper au soleil. Il enfonce ses ongles dans mes épaules et va faire la traversée avec moi. Des mots vibrent avec les sauterelles qui rebondissent sur la poussière de pierre.

J’avais du temps
Pour aller nulle part
Je fuyais pour revenir
Trois fois mieux (p.26)

Avancé, recul, poussé et retour. Lire en zigzaguant, chercher avec un geste de la main pour retenir une poignée de vent sur sa poitrine. Je m’arrête et avale un peu d’eau, tends les doigts et effleurent les herbes pour qu’elles existent, pour saluer les canards qui se dissimulent tout près. « Je fuyais pour revenir ». « Du temps pour aller nulle part ». Partir et ne jamais bouger, chanter et se taire, pédaler et être toujours devant le canal Adélard. L’air chaud broute les étangs odoriférants, secoue les crinières qui se bercent dans la patience du midi.

Ça va trop vite
Dans la tête de nos enfants
Qu’adviendra-t-il
Des choses lentes (p.33)

Parole de rêveur qui jongle et s’étourdit dans ses réponses. Chant étouffé dans le creux d’une étroite calvette. Que reste-t-il « des choses lentes », de ce temps qui s’étire sur la galerie ou brûle le sable ? Des jours qui durent des années ? Pourquoi cette hâte de la mort ?

POINTE CHEVRETTE

Je voulais surprendre le silence, près de la rivière Péribonka, ouvrir le poème devant l’église qui luit comme une pierre tombale de l’autre, m’allonger dans mon regard au bout du quai pour flotter sur une page.
Beaucoup de visiteurs, d’enfants qui sondent la plage. Je m’installe en retrait, sur un banc à l’ombre. Une fillette blonde touche l’eau de ses mains et rit. De l’autre côté, les camions se plaignent. Si bruyants. Sacrilège des moteurs, casseurs de silence et de poésie.
Je retrouve mon vélo, m’attarde devant l’histoire des Boulianne qui ont acheté la pointe au siècle dernier et qui accueillaient les voyageurs. Il reste une île grugée par l’érosion qui rappelle leur existence. Deux grues s’envolent en poussant des cris rauques. Je file et trouve un banc dans une courbe de la Péribonka. Que des épinettes autour de moi, rêveuses et patientes. L’eau lisse de la rivière avec des veines plus pâles au milieu. « Des chemins sur le lac », répétait mon père, des fils qui vous tirent vers le grand large, face à Roberval.

On va sous les étoiles
S’embrasser sur la montagne
On va faire des enfants
Sous le nord qui danse (p.76)

Je pense à Louis Hémon qui était peut-être ici il y a plus de cent ans. Il fumait sa pipe devant la rivière patiente comme la vie et les mots qui se bousculaient dans sa tête. Elle est là la grande rivière des Innus, immuable et pourtant si changeante. J’effleure la page en évitant de toucher le poème pour ne pas l’effaroucher.

Les décalages contraires
C’est vivre à l’envers
Marcher sur les mains
Ne pas arriver du même bord
Conjuguer les départs
Se rejoindre au centre du monde (p.50)

« Se rejoindre au centre du monde », au milieu de l’être, en plein coeur de ses mains. Partir de tous les horizons pour se recroqueviller dans un lieu où l’un devient un autre.
Des cyclistes approchent avec des surplus de rires et de cris. Parler pour chasser sa peur du silence, pour éviter la poésie qui vous regarde dans les yeux. Je m’éloigne, roule pendant un kilomètre et m’arrête devant une affiche. Une femme y raconte que la maison voisine, tout près d’ici, était hantée. Les meubles bougeaient dans la cuisine. Les murs geignaient. Cette demeure, madame, était le refuge d’un poète qu’on refusait d’écouter.

Je veux danser marcher sur les crêtes
Être prisonnière de la neige

J’irai là-haut me réfugier. (p.122)

Je m’agenouille devant les fougères et me drape d’un foulard de mousse. Je repars et suis peut-être ce tamia qui s’enfuit, cette forêt de pins alignés comme un escadron de militaires. Il fait trop sombre, je veux la lumière, le plein feu du soleil.

RETOUR

Je grimpe la plus forte pente, descends, m’étourdis sur le dos des collines qui se faufilent entre les marais herbus. Je croise un couple. La femme marche devant et l’homme traîne en arrière. Silencieux, égarés, si loin de leurs mots. Je ralentis. Peut-être que je devrais revenir sur mes pas et leur lire un poème.

Je ne demande pas grand-chose
De l’amour
Du sens
De l’amour et du sens désordonnés (p.141)

Peut-être, que la marcheuse exige de l’amour et lui n’arrive pas à en trouver. Le soleil bascule maintenant. La journée s’écrase dans les comptonies voyageuses. Je m’arrête au milieu de la tourbière. Les cyprès se tordent devant et les longues herbes mordent l’ourlet de la piste. Ma gourde est vide et je termine ma lecture assis sur la table du kiosque. Après, je suis étonné d’être là, partout autour de moi. Comment bouger ou pédaler avec les poèmes qui me possèdent ? Enfouir quelques images ici, dans le sol pour qu’elles germent au printemps et surprennent les passants.
Je touche le livre de Mylène Bouchard et j’ai peur d’éparpiller ses mots sur le gravier. Faudra le retrouver dans le soir, devant le jour qui s’enfonce dans une lueur inquiétante au bout de la plage. La poésie s’apprivoise quand on y revient souvent pour s’imbiber, chanter et écouter, se perdre dans un silence de commencement du monde.
Je m’échappe de la tourbière et file sur la piste, le long du lac qui prend feu dans ses vagues. Je roule et les mots m’étourdissent. Les fougères frémissent et se plaignent de mon impatience. La poésie m’a jeté dans cette grande boucle, la forêt et revenir en moi comme quand on se laisse aller dans le sommeil. Tout ce calme, ce recueillement dans un bel instant de vie, un livre qui ouvre le monde.


BOUCHARD MYLÈNE, LES DÉCALAGES CONTRAIRES,  Éditions MÉMOIRE D’ENCRIER, 2019, 160 pages, 17,00 $.




http://memoiredencrier.com/les-decalages-contraires/

vendredi 13 septembre 2019

APPRENDRE À VIVRE AU-DEHORS

GENEVIÈVE BOUDREAU PUBLIE vingt-huit nouvelles sous un titre un peu intrigant : La vie au-dehors. Vivre dehors, dans la nature dit-on, « aller dehors, jouer dehors », respirer au milieu d’un champ ou d’un boisé pour se dresser devant le soleil, le vent et la pluie. En quatrième de couverture on peut surprendre cette phrase : « La vie au-dehors, c’est celle qui se déroule loin de la ville, loin de la protection qu’offrent les murs, la proximité des êtres. » Voilà qui nous convie à la campagne, dans un espace de recommencements, un monde parfois apaisant, souvent inquiétant. Un certain isolement aussi qui permet d'apprivoiser le silence, de ne pas avoir à tout expliquer ou raconter. C’est surtout des travaux qui se bousculent.

Les nouvelles de Geneviève Boudreau nous entraînent à la ferme, autour des maisons, au bout d’un champ, dans une remise ou une grange, un boisé, des lieux connus et familiers. J’ai eu l’impression de replonger dans le monde de mon enfance, de retrouver les bêtes qui happaient nos journées, les silences de mon père après un jour d’efforts, se berçant sur la galerie, dans le soir qui se calmait.
La campagne, c’est confronter de grands et petits drames, des animaux qu’il faut nourrir et guérir souvent, abattre quand la maladie s’impose. Des rituels exigeants, le carcan des saisons qui emportent tout et broient les rêves, font oublier nos rêves. Tout ce temps qui tourne autour de soi malgré les promesses du matin, les poussées du soleil et les appels des corneilles intarissables. Tout passe, tout s’use près de mots qui n’arrivent plus à toucher ses proches. Le silence imbibe l’espace. Les personnages sont là, quasi immobiles, aux aguets, incapables de se déprendre de soi. Ou encore, ils brassent des phrases pour s’étourdir, s’éloignent pour éviter la réalité. Les saisons prennent les couples par la taille, imposent des pas et des enfermements difficiles à secouer.

Sa femme pose les yeux sur lui longuement avant de les reporter sur la fumée, le visage fermé. Elle lève la main comme pour lui faire une mise en garde et la laisse retomber d’un geste las. C’est assez pour le convaincre de sortir. (p.14)

Une vie à esquiver la parole tranchante qui prétend tout expliquer, qui étourdit et anesthésie. Des mots comme une pommade sur une douleur musculaire, un amour qui s’est éloigné sur la pointe des pieds, un rêve que l’on surveille dans un trou de l’horizon en se mordant les lèvres.

SILENCE

Geneviève Boudreau traduit magnifiquement les forces telluriques, les gestes idéalisés par nos yeux de vacanciers qui n’ont pas à se préoccuper du lendemain. Cette paix qui masque les drames, les frustrations, des colères qui saisissent à la gorge, des échecs qui laissent abasourdis. Les hommes et les femmes de madame Boudreau sont souvent ligotés dans un mutisme étouffant, incapables de toucher l’autre par peur de montrer sa vulnérabilité. Ils se côtoient en étant presque des étrangers, répètent des gestes, se surveillent, s’isolent et renoncent peut-être à ce monde qu’ils ne possèdent plus.

Dans le bois, l’enfant éprouve la lourdeur d’une pelle, la force qu’il faut pour creuser. Le premier chien, celui des jeux et des confidences, y pourrit sous l’humus léger du sol. À la brunante, on ne sait plus si c’est le chien ou les coyotes qui appellent. On apprend l’ombre, l’indistinct, l’innommé. On apprend à craindre ce qui ne peut être vu, ce qui parfois passe dans le regard des hommes ; le sauvage, l’indompté. (p.50)

J’aime ce tremblement derrière un geste à peine esquissé, le regard ou le mot anodin. Tout ce qui couve, étouffe et laisse un peu égaré dans son corps. Terrible apprentissage qui fait abdiquer devant les jours où la vie et la mort se tiennent les mains, côtoyer des drames sans s’effaroucher, maîtriser la peur lorsqu’il faut abattre une bête. Vivre au-dehors, c’est l’obligation de devenir stoïque, de s’abandonner à des jours qui vous emportent imperceptiblement comme l’eau d’une rivière indomptable.

COMPRÉHENSION

Vivre à l’extérieur, c’est voir par le corps, se mesurer aux saisons et aux intempéries, aux demandes des bêtes, satisfaire une routine abrutissante, se confronter à la mort que tous prennent à bras le corps. Au bout d’un rang, dans les collines d’une plaine tranquille, il faut se colletailler avec tout ce qui respire et exige des gestes d’une cruauté terrible. C’est peut-être aussi s’endurcir, masquer sa tendresse, se méfier des mots et des phrases qui deviennent souvent trop lourdes. J’ai revécu ce moment où, encore adolescent, j’ai dû tuer un mouton malade qui aurait pu contaminer le troupeau. Le geste qu’il fallait, sans se dérober, sans protester même si ça me retournait l’âme. Se montrer impitoyable devant les rires de mes frères, apprendre à être maître de la mort. Est-ce cela devenir adulte ?
 
Dans la pénombre relative de la grange, les yeux de la fille et de la bête unissent leur réprobation, revêtent un même noir, sans reflet. Un noir où tu ne vois rien d’autre que toi-même. Tu n’aurais jamais cru si semblables les yeux des enfants et des chevaux. Peut-être ta fille a-t-elle toujours eu ce regard. (p.55)

Toutes ces présences qui vous cernent et vous happent, tous les drames dans un champ où les animaux font leur devoir de bêtes, la lisière du bois où les jeunes voisins s’exercent à la cruauté. Les saisons qui vous poussent vers vous, apprennent à voir autrement, à vous résigner peut-être avec la conscience d’être passé à côté d’une vie. La force de la nature change tout, ne cesse de secouer votre propre fragilité. C’est surtout se recroqueviller dans un regard qui laisse lourd de questions, s’attarder entre deux gestes avant que la mort ne s’avance.

Lorsqu’on s’y arrête l’hiver, le village est une bête couchée qui a froid, dont on entend claquer les os, les clous dans les vieilles planches de bois de maisons devenues aveugles et sans lumière. Les bâtisses sont trop proches pour rien dans l’infini des terres. On attend que la neige les étouffe, tandis qu’au loin les fermes éclairées se saluent, bien droites. (p.78)

Ces textes ont fait surgir une foule de souvenirs, des moments où je retrouvais mon père dans ses travaux, ma mère près de la fenêtre de la cuisine pour savoir où en était le jour, les bêtes lourdes et patientes que j’allais rassembler dans la rosée du matin avec le chant des merles, l’œil du cheval qui réussissait toujours à s’évader de l’étable. Une grande leçon de vie où l’homme et la femme habitent un espace, baissent la tête devant la nature qui s’impose dans sa tranquillité et toute sa force.
Vivre hors les murs, c’est accepter le langage des bêtes et des saisons, la cruauté et la douceur, désapprendre pour saisir le poids de sa réalité qui peut tout révéler et dissimuler en même temps.

Mon grand-père passe ses journées adossé à la fenêtre, sans trouver matière à s’y évader. Regarde dehors, c’est plutôt faire l’inventaire des dernières fois : le dernier érable coupé, la dernière virée à l’étable, la dernière tomate cueillie dans la dernière serre du dernier été où il pouvait encore marcher. Le dernier été où il pouvait être un homme. Bientôt : la dernière fois où il aura vu sa cour. Sa dernière semaine dans sa maison. Surtout, parler température. Parler des visites : qui est venu, qui viendra. Parler travail, obligations, horaire. Il ne m’écoute pas. (p.100)

J’ai pensé à mon père, recroquevillé dans la maladie de Parkinson, n’étant plus qu’un regard devant la fenêtre où il usait ses jours, surveillant les allées et les gestes des gens au garage, de l’autre côté de la rue.
Marcher lentement dans la vieillesse, se retirer des tâches, des jours qui vous étourdissaient en vous donnaient l’impression d’être indestructible. Devenir un homme dans une chaise qui écrase les secondes de ses soupirs, n’entend plus sa petite-fille qui tente de le retenir avec des banalités.
Ces nouvelles touchent l’essentiel, la mort, l’amour, la perte de soi, l’amitié qui s’exprime dans un regard ou le drame qui arrive dans un éclatement, à cause d’une négligence et qui laisse dans une solitude étouffante.
Surtout, Geneviève Boudreau, nous apprend à voir et à écouter, à saisir le moment qui se défile, qui secoue les choses et les émotions. Des textes vibrants où le non-dit devient une présence troublante. Une écriture belle de simplicité, de mots qui pèsent de tout leur poids. Encore une fois, la magie et la force de la littérature, des nouvelles qui me font lever la tête devant les premières outardes à s'aventurer dans le ciel de ce matin frisquet, me demander où j’en suis dans cette course qui n’a jamais arrêté de me bousculer. Vivre, c’est peut-être jongler avec une petite question sans jamais trouver de réponse.


BOUDREAU GENEVIÈVE, LA VIE AU-DEHORS,  Éditions BORÉAL, 2019, 168 pages, 19,95 $.



https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/vie-dehors-2678.html

vendredi 6 septembre 2019

LE DRAME DE NELLY ET DES FEMMES

JE ME MÉFIE DES ÉCRIVAINS qui deviennent plus importants que leurs oeuvres. Ce fut le cas de Nelly Arcand qui, en 2001, avec Putain, devenait une vedette médiatique. Je me tiens loin, un réflexe, pour ne pas être déçu ou avalé par l’ouragan commercial. Je crois que ce qui importe, ce n’est pas tant l’auteur que le livre qui doit prendre toute la place. Avec ses premiers titres, Nelly Arcand devenait une sorte d’icône étrange et paradoxale. Je la trouvais brillante et percutante en l’écoutant à la radio. Je ne comprenais plus quand je la surprenais à la télévision. Je me souviens d’un reportage au téléjournal de Radio-Canada la filmant au Salon du livre de Montréal avec des lecteurs. Après, le caméraman la suivait dans la foule avec un gros plan sur ses fesses, rien que ses fesses. Un cul. La condamnation était sans appel. L’écrivaine ne pourrait jamais échapper à cette image.

Karine Rosso publie un premier roman qui pousse irrémédiablement vers les textes de Nelly Arcand et m’oblige à secouer mes préjugés et mes réticences devant une dérape médiatique qui a réussi à masquer une œuvre originale. Le film Nelly, inspiré de la vie de l’écrivaine, oubliait la créatrice même si ses propos étaient là, comme une musique de fond. L’accent était mis sur la séductrice et la prostituée. C’est tout le drame de Nelly Arcand ou d’Isabelle Fortier.
Karine Rosso dans Mon ennemie Nelly confronte l’image des femmes, cette obligation à n’être que des corps que l’on idolâtre ou que l’on rejette quand ils ne correspondent plus aux critères de beauté et de jeunesse. Les écrits de Nelly Arcand la hantent et la perturbent dans sa quête de soi.
La Québécoise d’origine colombienne rentre au Québec après des années d’errances en Amérique du Sud. Elle a tout abandonné pour partir, chercher à comprendre qui elle est dans ses particularités qui la laissent en marge de la société. C’est peut-être le sort des émigrants, des enfants qui, même s’ils sont nés dans un nouveau pays, se savent différents, des Québécois que l’on regarde toujours avec une certaine hésitation.

Ce reflet m’avait toutefois suivi, comme l’image de ma mère, sur le chemin des ancêtres de notre famille. Durant ce long voyage, qui s’était transformé en traversée initiatique pour renouer avec mes origines latines, j’avais écrit, le soir, un « guide de survie ». Des notes éparses écrites à la hâte, un point à atteindre quelque part entre deux lignes. Ne pas trop parler, apprendre à se taire. Quitter la grève le soleil couché. S’asseoir près des femmes, loin de la piste de danse. Résister à l’envier d’aller danser seule. (p.12)

Le voyage a réussi à la rendre encore plus différente et à la pousser dans la marge. Il faut se débrouiller pour survivre. Elle vend des colifichets, des bracelets, des bijoux qu’elle fabrique avec Léo, son amoureux argentin, retourne aux études qu’elle a délaissées pour partir à l’aventure. L’impression de n’être pas tout à fait là ou encore de flotter dans un no man’s land sans jamais arriver à s’installer.

QUÊTE

L’exil n’a pas permis à la jeune femme de s’ancrer dans sa personnalité. Elle se sent différente de ses amies de fille. C’est alors qu’elle se heurte à Nelly Arcand, l’écrivaine qui a fréquenté l’Université du Québec à Montréal tout comme elle. Les questionnements de la romancière lui donnent des mots. Qui est-elle ? Une Colombienne ou une Québécoise ? Une image différente de ces filles qui attirent tous les regards et font tourbillonner les hommes autour d’elles. La narratrice reste en retrait, comme les nouveaux arrivants qui se débrouillent et font mille choses pour survivre. Un emploi de traductrice, une aventure qui se termine mal. Il y a surtout Nelly Arcand qui hante les couloirs de l’université, ses propos qui « retentissent » dans la voix de Karine Rosso. L’œuvre tourbillonne autour d’elle comme des papillons qui ne peuvent jamais s’éloigner.

Dans la vie, ce que l’on redoute le plus est déjà arrivé. Grâce à (à cause de) tes écrits, je comprendrais qu’on ne se sent pas coupable parce qu’on a commis un crime : on commet un crime parce qu’on se sent coupable et que cette culpabilité doit se concrétiser, se matérialiser dans une faute tangible. (p.59)

La narratrice se heurte à certains textes (se tient entre deux langues avec son travail), respire dans une sorte d’absence où elle ne sait plus comment garder son équilibre.

INTÉRÊT

Le roman devient une longue quête. Que faire pour se retrouver devant soi, surprendre sa figure, son être et sa personnalité ? Nelly Arcand s’est confrontée avec cette question toute sa vie, déchirée entre ses pulsions et la raison, réfléchissant à l’image des femmes, cette condamnation à la séduction, s’y sacrifiant aussi. Toujours écartelée entre la putain, la vierge ou la mère aimante. C’est plus fort que jamais avec la télévision et les médias sociaux. Les filles se débattent avec des modèles qui les écrasent et les tuent. C’est certainement la même chose du côté des hommes qui doivent être forts, virils, porter l’habit du héros sans peur et sans émotion. Tous perdus dans un uniforme qui ne représente personne.
Je pense à ces fillettes, treize ou quatorze ans, qui étaient sur la plage, tout près du lac, il y a quelques jours. Les deux s’amusaient avec leur téléphone, prenant des poses et des mimiques que l’on secoue dans les publicités. Les deux se filmaient tour à tour et cherchaient à se mouler à une image connue et valorisée dans les médias par la machine commerciale, déjà marquées par un modèle qui leur échappe.
Les femmes doivent souvent s’avancer sur une corde raide, beaucoup plus que les hommes, du moins, il me semble. Séduction, beauté, utilisation du sexe comme une arme, obligation de jouer à tout prix dans un scénario qui se répète sans fin. Nelly Arcand a tout risqué, se tournant vers la manipulation esthétique pour devenir un corps irréel, idéal, formaté et dessiné par des chirurgiens.

En parlant avec Mélikah Abdelmoumen qui, comme toi, voyait dans les magazines de mode une forme de terrorisme, une arme de destruction massive des femmes par les femmes, tu t’étais souvenue que quand tu avais dix ans, tu étais une sorte de célébrité dans ton village, un trou de campagne où tu participais chaque année à des concours de lip-sync. Une sorte de prostitution légale, soutenais-tu, par laquelle on fait croire aux enfants qu’ils ont du talent. Tu étais applaudie par ta mère et les amies de ta mère, attendries, par le côté maladroit, ô combien cute, de tes déhanchements sur la scène, copiés de Marjo. (p.78)

La jeune femme ne fait pas le poids à côté de ses amies plus séduisantes les unes que les autres. Toutes pourtant se débattent avec la question d’être, de connaissance de soi, d’acceptation de ses limites et de son corps. Qui est-elle ? Une Québécoise ou une émigrante, une mère ou un mannequin qui cherche l’œil du mâle. L’œuvre de Nelly Arcand s’infiltre dans la trame narrative et le roman bascule tout doucement vers un affrontement qui va tout changer.

MÉTAMORPHOSE

Peu à peu, la narratrice s’enfonce dans les labyrinthes de sa vie et les souterrains de l’université (le symbole est très fort) troublée par l’œuvre de Nelly Arcand qui résonne comme ses pas dans les couloirs. Comme si la voix qui porte le roman était aspirée par l’écrivaine et ses questions. La maternité arrive, lui donne une identité, mais c’est la figure de la mère maintenant que toute sa famille lui renvoie. Qui est-elle ? Une étudiante, une femme, une fabrique d’enfants, une amante ? Comme s’il n’y avait pas de place en dehors de ces carcans.
Une panne d’électricité à l’université. Une course dans le labyrinthe souterrain permet la mutation, l’instant où la chrysalide se transforme en papillon.
Une quête de soi qui suit les réflexions de Nelly Arcand qui a été victime de son apparence et de sa recherche frénétique du regard de l’autre. Il est beaucoup question de son passage à Tout le monde en parle, de son malaise, de sa robe, de ce décolleté qui a fait oublier des propos que personne ne voulait écouter. Un moment où elle a été incapable d’habiter son âme et de s’imposer par sa pensée.
Je me sens coupable. Je crois avoir été victime d’une manoeuvre médiatique et je me rends compte qu’avec Nelly Arcand, j’ai pris le regard du juge qui la condamnait à n’être qu’un corps et une fabulatrice. Je devrai lire cette écrivaine pour comprendre son drame et les déchirements qui ont été les siens.
Karine Rosso effectue tout un périple pour se mettre au monde, fracassant tous les miroirs et défaisant des liens. Elle ne sera pas sacrifiée sur l’autel comme Nelly Arcand et c’est fort heureux parce qu’elle présente un roman qui transforme nos regards, secoue nos habitudes et les clichés que la société impose même si nous luttons toute notre vie pour fuir les stéréotypes qui vous poussent vers la schizophrénie. Un ton surtout, une écriture qui flotte et finit par envoûter et vous lier pieds et âme. C’est rare.  


ROSSO KARINE, MON ENNEMIE NELLY,  Éditions HAMAC , 2019, 186 pages, 19,95 $.




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