Nombre total de pages vues

mercredi 6 juin 2018

UN BEAU VOYAGE AVEC YVON PARÉ


COLLABORATION SPÉCIALE

Il y a des artistes et artisans de littérature aux quatre coins de ce pays qui est le nôtre. Yvon Paré est de ceux-là et tout le Saguenay-Lac-Saint-Jean connaît son œuvre, sa longue carrière de journaliste et d’animateur culturel. J’ai lu quelques-uns de ses livres, mais j’ai surtout eu le plaisir de travailler avec lui à Lettres québécoises.

Présentations faites, je vous propose son plus récent récit intitulé L’Orpheline de visage. Impossible d’en sortir indemne, tellement il nous transporte dans le double univers de la réalité et de la fiction. L’auteur joue de cette dualité en s’adressant à son amie Nicole Houde, écrivaine originaire de sa région décédée en 2017, et en maillant leur univers littéraire, parfois dans des dialogues évocateurs.
En ouvrant le récit, j’ai pensé au Docteur Ferron, le « pèlerinage » au cœur de l’œuvre de celui-ci entrepris par Victor-Lévy Beaulieu. De tous les livres consacrés à des écrivains, le Ferron me semble l’ultime exemple de son art, VLB ayant confié les dialogues à ses propres personnages et à ceux de celui qu’il considère comme son maître. C’est exactement ce que fait Yvon Paré en grande conversation avec Nicole Houde ou en laissant leurs personnages dialoguer avec une rare fulgurance.
Je vous rassure: il n’est pas nécessaire de connaître les livres de l’une et l’autre si on accepte s’être attentif au discours des protagonistes. J’ai aimé entrer à l’aveugle dans leur univers respectif, et d’ainsi connaître et comprendre l’itinéraire de leur vie qui les a amenés à l’écriture malgré des embûches qui en auraient découragé plus d’un. Autre temps, autres mœurs de dire le proverbe qui prend tout son sens dans ce récit et nous amène à comprendre le titre L’Orpheline de visage.

ÉMOTIONS

Les émotions sont vives, parfois déchirantes, peut-être plus du côté des propos de Nicole Houde, mais elles s’accordent parfaitement avec ce qu’ils ont écrit, aussi bien les trames que les personnages imaginés. Nous découvrons ainsi la rupture entre le travail des pères et des mères et les rêves des jeunes de leur époque, celle de la fin des années 1940. Partir pour Montréal y étudier la littérature n’est rien de moins qu’un rejet des valeurs traditionnelles qui exigeaient que l’homme trime dur pour gagner le pain familial. Quant aux jeunes filles, l’horizon n’allait pas beaucoup plus loin que la terre familiale et l’obligation canonique de la maternité annuelle. Y.P. et N.H. ont refusé de tels destins et choisi de forger leur propre avenir, coûte que coûte.
Yvon Paré raconte tout cela et encore plus en étant généreux de confidences que des personnages de ses ouvrages corroborent. Il est d’une infinie délicatesse quand ce sont les personnages de Nicole Houde qui entretiennent le dialogue, mais aussi quand il rappelle des jours qu’elle a passés chez lui à écrire dans le calme de la maison de campagne.
Il y a une forte dose d’humanisme dans ce livre qui, somme toute, est écrit à quatre mains, un peu comme l’a fait Danielle Dubé dans Entre toi et moi (Pleine lune, 2017), un recueil d’haïkus dont les poèmes alternent entre ceux de Nicole Houde et les siens, et devient ainsi un dialogue poétique. Puis, le récit d’Y. Paré illustre que la solitude de l’écrivain peut parfois être partagée et créer des univers où l’écho de l’une répond à celle de l’autre en une parfaite harmonie.

AVENTURE


La lecture de L’Orpheline de visage est une aventure de l’intelligence et de l’émotion d’une grande sensibilité qui rassure sur la nature humaine trop souvent mise à mal. L’écriture de l’auteur est sobre, sans autre artifice que celles qu’exige le discours littéraire dont il connaît très bien les arcanes et les règles. Puis, quand on referme le livre, des phrases, des images, des lieux, des personnages continuent d’habiter notre propre imaginaire et de nourrir notre vie intérieure. Un beau voyage, vous l’ai-je dit.


L’ORPHELINE DE VISAGE, YVON PARÉ, Montréal, Pleine Lune, coll. « Plume », 2018, 136 p., 21,95 $.


mardi 5 juin 2018

LOUIS-PHILIPPE HÉBERT ME HANTE

LOUIS-PHILIPPE HÉBERT surprend avec ce roman au titre un peu étrange : Le spectacle de la mort. Un écrivain se retrouve en Roumanie, à l’invitation d’un groupe littéraire, pour rencontrer des lecteurs et donner une conférence, parler de sa carrière et de ses publications. Il séjourne dans un hôtel un peu singulier, entouré d’un personnel indifférent à toutes les exigences des clients. Tous font la sourde oreille à ses demandes, particulièrement la femme de chambre qui le fuit et refuse de changer les draps. Elle le prend pour un zburator, un démon ou un revenant, un homme très beau qui visitait les jeunes filles pendant la nuit selon la légende.

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Kafka, particulièrement à La Métamorphose où Gregor Samsa se retrouve confiné à sa chambre après être devenu un insecte. La mutation physique et psychologique pousse Gregor vers la mort la plus discrète, la plus effacée qui soit, celle des insectes. La nouvelle de Kafka divise les spécialistes et personne ne s’entend sur le sens de ce texte. C’est peut-être le propre des grands écrits de ne jamais se laisser cerner ou enfermer dans une logique interprétative. Les grands textes littéraires sont toujours des œuvres qui ne cessent de muter et de prendre d’autres significations avec les époques et les lecteurs.
Le spectacle de la mort est un roman épistolaire où chacune des lettres est signée de façon différente par l’écrivain. Louis-Philippe H, Louis-P, H, LPH jusqu’à la toute fin où il signe Louis-Philippe Hébert avant de muter et d’écrire : Mille hasards, le sobriquet d’un ancien voisin.
Les lettres s’accumulent et l’écrivain ne reçoit jamais de réponses du destinataire. Une longue stagnation du narrateur qui étouffe dans cette ville et ne quitte guère sa chambre où il imagine le pire.

DÉBUT

Tout commence le 29 février 2016, une année bissextile où tout peut arriver si on se fie au roman de Daniel Grenier. Dans L’année la plus longue le personnage se retrouve hors du temps puisqu’il ne vieillit qu’une fois tous les quatre ans, ou de vingt-cinq ans par siècle. Il connaît ainsi une forme d’immortalité qui l’isole et le rend suspect aux yeux de ses connaissances à qui il ne peut rien dire ou expliquer.
L’écrivain séjourne dans un pays où la langue lui est complètement étrangère. La solitude l’aspire. Les allusions à Kafka se multiplient dans le roman d’Hébert comme cette description du train qu’il compare à un insecte.

La locomotive, qui nous a tirés de Vienne jusqu’ici, ne parviendra donc jamais à sortir du halo que sa propre vapeur a installé autour d’elle. L’engin a été rattrapé par son haleine qui s’ouvre et se referme ; à la faveur d’une singulière respiration, la machine pousse hors de son espace blanchâtre, et au moment où on s’y attend le moins, une aspérité noire. On dirait la patte dentelée d’un insecte qui essaie de sortir de son cocon. Ou, plus justement, un scarabée épinglé vivant qui se débattrait dans de la ouate… (p.13)

L’écrivain affronte ses peurs et ses angoisses en écrivant à son ami D sans savoir si les lettres se rendent à destination étant donné les ratés d’Internet. La mort bouge imperceptiblement et le cerne tout doucement.
La ville, en marge du temps, se désagrège. Comment ne pas penser au vieillissement du corps qui laisse ses marques et nous transforme peu à peu ? Lent travail de sculpteur qui esquisse peu à peu le masque du mort que nous deviendrons à plus ou moins longue échéance.

L’humidité de ce matin gommeux ne semble plus vouloir se lever. Je vois autour de moi des immeubles qui se lamentent sans voix. Je sens une perpétuelle agonie traverser leurs murs de briques ; le mortier moisit sur place, et l’accumulation de graisse huileuse qui englue les traverses du chemin de fer découragerait tout net le piéton délinquant ; même trompé par la demi-obscurité qui n’en finit plus de s’incruster, il se retiendrait d’en faire la sinistre expérience. Bien puni celui qui tâterait de la semelle au hasard et s’engagerait hors des passages balisés ! (p.12)

MUTATION

L’écrivain sent que tout bouge autour de lui, que son corps se modifie imperceptiblement. Il en arrive à douter de sa raison. Il est comme avalé par la ville qui le transforme et le déforme. Il n’est plus certain de la réalité et certains de ses amis viennent le hanter, le passé et le présent se confondant. Ariane avec qui il a eu une aventure amoureuse s’avance et il la reconnaît dans une étrangère qu’il croise, retrouve son  père et sa mère, l’écrivain Cioran qui était lui aussi obsédé par les chambres et qui y a séjourné très souvent. Un écrivain de la solitude et de l’errance. Ou encore ce voisin au nom d’Émile Lazare qu’il pense surprendre à Alba, la plus ancienne ville de Roumanie qui se situe dans la région de la Transylvanie, le pays de Dracula, un autre grand mutant. J'aime penser qu'il évoque peut-être le Lazare de la Bible que Jésus est allé chercher dans la mort.
J’aime les allusions de l’écrivain qui nous pousse dans toutes les directions pour mieux nous égarer. L’étau se referme peu à peu autour du narrateur qui sent que tout se modifie autour de lui, comme s’il échappait au moment présent pour glisser dans un autre espace. Longue et lente mutation du corps et de l’esprit qui fait que l’écrivain s’efface à la toute fin, signe la dernière lettre du nom de son ancien voisin Émile Lazare, son surnom plutôt : Mille Hasards. Il est devenu un autre.
Cet exil ne l’empêche pas de faire certains liens avec le Québec.

Ce mets correspond bien à l’état de la langue chez nous, une sorte de baragouin, un français de cuisine où trône l’expression d’une pensée dont on ne peut même pas applaudir la spontanéité… puisqu’elle est alambiquée par des intellectuels qui se nient ; elle n’a même pas le mérite de mimer la langue populaire alors qu’elle n’en est qu’une moquerie dont la plupart des gens du peuple ne saisissent pas l’humour. Mais qui peut entendre les récriminations d’un vieil écrivain qui refuse d’utiliser le coffre à outils d’une culture en train de mourir… et pour exprimer quoi sinon son désarroi devant sa propre disparition ? (p.34)

Hébert juge sévèrement peut-être notre époque, mais je crois qu’il fait plutôt preuve d’une grande lucidité. Quand je regarde un gala qui célèbre les productions cinématographiques de l’année au Québec et que la plupart des films en nomination sont en langue anglaise avec sous-titres français, cela me perturbe. Sommes-nous en train de devenir un peuple qui parle une langue de sous-titrage ?

ÉCRIVAIN

Et si l’écrivain mutait quand il s’isole pour écrire, qu’il s'aventure dans ses souvenirs d’enfance, en se faufilant dans la peau d’un personnage. Si cette réclusion nécessaire à l’écriture faisait de nous un autre ?

Moi, je serais plutôt un écrivain de l’inquiétude. Et de l’insomnie. Je l’avoue. Du manque. Et de la trahison. Je trahis la réalité. (p.29)

La vie ne cesse de sculpter peu à peu la mort. Cette vie qui doit passer par la décrépitude pour faire en sorte que les générations se tendent la main. La mort que nous tentons d’apprivoiser de toutes les manières et que nous connaissons si mal.

Pourtant, enfant, j’ai toujours adoré les cimetières. Ayant eu l’obligation, très jeune, d’assister à des cérémonies funéraires, si je détestais les salons et le relent fade des corps, j’ai par contre pris goût à l’odeur de la terre, de l’herbe et des gerbes de fleurs, à laquelle se mêlent les vapeurs d’encens. Mais ce n’était pas uniquement une question de parfums, et malgré la solennité imposée en présence du cercueil, des airs de fête déjà m’envahissaient. J’ai découvert plus tard que cette espèce d’effet euphorique provenait de la décomposition des corps. D’un gaz particulier qui fait fleurir différemment le dessus des tombes. La phosphine. (p.61)

La solitude aussi du voyageur dans une ville où personne ne parle sa langue. Il devient muet pour ainsi dire et sourd. Seul comme jamais il n’a pu l’imaginer, seul parmi les autres avec ses souvenirs, les amis qui ont traversé sa vie et qui ressurgissent comme des spectres. Il devient une sorte de fantôme pour lui et les autres.
Le spectacle de la mort est assez unique dans l’œuvre de Louis-Philippe Hébert, cet écrivain prolifique qui ne cesse de changer de peau pour mieux secouer l’aventure de vivre et l’acte de la création. L’une de ses œuvres fortes qui vous arrêtent à chaque paragraphe, vous force à revenir sur vos pas pour être certain de bien comprendre la direction que l'auteur souhaite nous voir prendre.
Un texte dense et percutant. Hébert est singulièrement « existentiel » dans ce roman singulier où « être » est toute une aventure. Une histoire qui m’a remué profondément et m’a fait me regarder dans un miroir, sans nécessairement me reconnaître. La vie fait de vous un étranger qui vous parle et vous bouscule. Voilà la plus terrible des métamorphoses. Louis-Philippe Hébert nous pousse dans nos derniers retranchements et nos plus terribles hésitations.


LE SPECTACLE DE LA MORT de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://www.levesqueediteur.com/le_spectacle_de_la_mort.php

mardi 29 mai 2018

MON AMI LANGEVIN ET LÉONARD


Une version de cette chronique
a été publiée dans Lettres québécoises,
Numéro 168 décembre 2017,
consacré à Léonard Cohen.


Mon ami Gilbert Langevin surgissait souvent au milieu de la nuit quand je vivais à Montréal pour étudier la littérature et y apprendre la vie et l’autonomie. Il n’avait pas besoin de sonner. La porte n’était jamais barrée et il entrait sur la pointe des pieds, me demandait si je dormais. Je dormais, mais ne dormais plus et je passerais le reste de la nuit debout. Ses pas dans l’escalier me réveillaient toujours. J’avais l’oreille fine. Surexcité, incapable de rester en place, il tournait, déclamait ses poèmes, chantait l’une de ses chansons avant d’avaler une tranche de pain et de vider ma dernière bière. La plupart du temps, il ouvrait le frigo et se servait avant de me parler. C’était rue Rivard, un appartement sous les toits avec bain au milieu de la cuisine, juste sous le puits de lumière, dissimulé dans un grand coffre de bois avec couvercle. Je pouvais y faire trempette en trinquant avec les amis.

C’était une nuit d’automne, en 1969. Gilbert était plus nerveux que jamais. Il avait sorti un disque de sous son grand manteau noir qui était un véritable coffre aux trésors. Il avait secoué une pochette rouge avec la tête de Pauline Julien que l’on reconnaissait facilement. J’avais placé le disque sur mon pick-up et il m’avait fait écouter sa version de Suzanne.
— C’est du Cohen, du Léonard Cohen !
Il riait, secouait les mains, repoussait sa longue crinière noire. Il me parlait du poète anglophone de Montréal et je prenais conscience pour la première fois que mon ami parlait anglais ! Il le fallait parce qu’il avait traduit cette chanson. Il me parlait aussi d’Armand Vaillancourt que j’avais croisé une fois ou deux à l’Auberge du Canada.
Je n’avais jamais entendu le nom de Léonard Cohen avant. Gilbert chantait avec Pauline. Un duo improbable. Il était certain de devenir riche et promettait de fêter ça à la taverne Cherrier, rue Saint-Denis. Mais avec un sou par disque vendu en droits d’auteur, il aurait fallu en écouler quelques millions pour réussir à étancher notre soif.
Gilbert m’avait laissé Comme je crie, comme je chante bien sûr. Il donnait tout ce qu’il avait. Ses livres, des bouts de poème qu’il écrivait sur tout ce qui ressemblait à du papier. Mon seul disque dédicacé. Il avait écrit à mon frère de La Doré et avait dessiné des croix. Comme toujours. Gilbert dessinait quand il écrivait. J’avais eu la chance de voir son manuscrit Ouvrir le feu et c’était un mélange de dessins, de gargouilles, de croix et de signes cabalistiques avec les poèmes bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il a fait de ces manuscrits. Sans doute qu’ils sont aux Archives de la Bibliothèque nationale du Québec où il a cédé une partie de ses écrits, il me semble.

DÉPART

Et il était reparti quand le matin était bien installé, quand il n’y avait plus de bières dans le frigo. J’attendais ma paye de la Commission scolaire des écoles catholiques de Montréal où je faisais de la suppléance pour survivre et acheter d’autres bières. Je l’avais regardé s’éloigner, allant vers la station de métro Mont-Royal, fragile sous son grand manteau noir, gesticulant, souriant et chantant peut-être parce que certains piétons se retournaient sur son passage.
Une vraie curiosité que ce manteau. Il avait fixé plusieurs articles le concernant à la doublure. Lors de nos soirées bien arrosées à La Casa de Pedro ou à l’Auberge du Canada, il ouvrait son manteau et je pouvais lire une critique récente, une entrevue dans un journal pendant qu’il faisait les yeux doux à l’âme sœur que je venais de croiser. Il jurait que ça le tenait au chaud en hiver. Les coupures de presse, les entrevues, les critiques, qu’on se le dise, ça isole parfaitement un manteau.
Je m’étais habitué à ces visites. Je me réveillais souvent avant qu’il ne grimpe l’escalier étroit, avant qu’il ne pousse la porte, chante, me raconte qu’il avait failli vendre l’un de ses vers à Gaston Miron pour deux dollars. Ces matins-là, quand on requérait mes services dans une école, je m’y rendais en bâillant. Je ne pouvais refuser un remplacement. J’avais besoin d’argent et l’école Marquette requerrait souvent mes services.

JEAN-PAUL

Une nuit, Gilbert avait décroché le combiné du téléphone et composé un numéro qui ressemblait à la formule de Pi. Il avait réussi à rejoindre Jean-Paul Sartre à Paris. J’étais abasourdi. Ébaubi. Jean-Paul Sartre était au bout du fil.
— Comment ça va dans ton néant ? avait lancé Gilbert.
Je me tenais les côtes tellement je riais.
Il voulait lui faire écouter sa version de Suzanne. Sartre connaissait le poète et le chanteur. C’est du moins ce que Gilbert prétendit après. Encore une fois, il m’avait tenu debout jusqu’aux premières lueurs de l’aube et j’avais affirmé, quand le téléphone avait sonné pour me demander d’aller à l’école Saint-Michel, que j’avais une grippe de cheval. Juste à entendre ma voix caverneuse, la pauvre fille avait pensé que j’étais presque à l’article de la mort ou que je m’exerçais à parler comme Léonard Cohen.
Tout s’était compliqué pendant la crise d’Octobre. Gérald Godin, Pauline Julien et Gaston Miron étaient en prison. Gilbert circulait, récitait ses poèmes, hurlait en vain. J’ai pensé qu’il voulait plus que tout se retrouver derrière les barreaux. Il m’en avait voulu quand deux policiers étaient venus fouiller mon appartement, me demandant si j’étais Paul Rose. Les agents n’avaient même pas soulevé le couvercle du bain. J’aurais pu y cacher un membre du FLQ et de la dynamite. Qui aurait pensé trouver un révolutionnaire dans un bain au milieu d’une cuisine ?
J’ai appris récemment qu’il se réfugiait chez son frère Roger alors et qu’il amusait les enfants en racontant une histoire étrange. Il avait inventé un personnage glabre d’un côté et tout poilu de l’autre. C’est son neveu Jérome qui m’a raconté cette histoire lors de son passage au Saguenay pour un spectacle de France Bernard qui interprète les chansons de Gilbert de façon magnifique. Je ne savais rien de ce personnage et encore moins que Gilbert s’était caché pour échapper à la police. Il faut toujours se méfier de sa version de la grande et petite histoire.
Gilbert était apparu quelques nuits plus tard. Je commençais à être inquiet. Il avait bu deux bières avant de raconter que dans l’après-midi il avait descendu la rue Saint-Laurent du nord au sud en caleçon sur une vieille bicyclette. La grande combine de luxe avec sortie de secours à l’arrière s’il vous plaît. Il avait chanté toutes ses chansons subversives. Les gens souriaient, certains applaudissaient, mais pas un policier ne s’était approché.
Et il avait regardé autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. J’avais soulevé le couvercle du bain pour lui prouver qu’il n’y avait que nous deux dans l’appartement.
— La police sait que je suis une bombe à retardement. Si elle m’arrête, ce sera la guerre civile au Québec.
Je ne contredisais jamais Gilbert.

LE RETOUR

Et je suis rentré dans mes terres de La Doré avec le disque de Gilbert et de Pauline pour devenir écrivain à temps plein. J’ai trouvé une grande maison dans un bout de rang où il y avait toutes les hirondelles du monde, des marmottes, un renard un peu farouche et du silence, beaucoup de silence. Les quelques maisons voisines étaient désertées et ne reprenaient vie que pendant une courte période de l’été. Le rang s’était vidé et presque toutes les habitations avaient été déménagées au village. Je pouvais y écouter Suzanne en y mettant toute la puissance, faire trembler les vitres. Les hirondelles avaient hésité un peu au début et s’étaient vite rapprochées quand Pauline se lançait. Je pense que notre diseuse nationale plaisait aux oiseaux, particulièrement aux hirondelles et aux pics dorés.
Après une absence de quelques jours, j’étais revenu dans mon refuge… Tous mes disques et le petit pick-up avaient disparu. Quelqu’un, un admirateur de Suzanne peut-être, ou de Pauline Julien avait tout emporté. Gilbert avait applaudi quand je lui avais raconté qu’un voleur s’était enfui avec mes disques et son Comme je crie comme je chante. J’avais peut-être été téméraire en ne mettant pas de serrure sur la porte. N’importe qui pouvait entrer dans ma maison. Il avait raconté partout qu’un voleur était venu dans ma maison du bout du rang pour s’emparer de son disque. Il y avait aussi tout Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens et Moustaki mais ça, il n’en parlait jamais.
J’avalais un peu de travers. Mon manuscrit Le Violoneux était bien en évidence sur la table de bois qu’un ami m’avait prêtée. Ma prose avait laissé le filou indifférent. Un amateur de musique, un fanatique de Cohen, je ne saurai jamais. Si au moins mon manuscrit avait disparu. Mais, à bien y penser, heureusement que le voleur n'a pas touché à mon roman, parce que je n’en avais qu’une copie.
Je pense souvent à ce beau disque. Il m’arrive de me réveiller en sursaut et d’entendre Gilbert chanter en ouvrant les bras comme s’il dansait avec Pauline dans une valse à contretemps. Gilbert avait appris la musique et les chants à l’église de mon village de La Doré. Il y avait un soupçon de grégorien dans son phrasé et ses mélodies que je connaissais par coeur. Il m’a chanté tout son répertoire pendant ces nuits où j’avais l’impression d’être seul à un concert. Je ferme les yeux et j’entends encore sa voix éraillée.
— « Quand on fait de la peine, à son meilleur ami…  »

J’adore cette chanson et aussi Suzanne de Léonard Cohen que j’écoute dans plusieurs versions maintenant, ayant un faible pour l’interprétation d’Alain Bashung. Mais comment oublier la voix de mon ami Gilbert et ces nuits folles ?