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vendredi 16 mars 2018

PIERRE MORENCY EST UN ENCHANTEUR

PIERRE MORENCY ne publie pas souvent. Son dernier ouvrage remonte à 2008 et c’est toujours un événement, du moins pour moi qui le suis depuis la parution de L’œil américain en 1989. Il revient après dix ans de silence avec Grand fanal, un livre qui mélange les poèmes et la prose. Un grand bonheur pour l’admirateur que je suis. Que voulez-vous, je suis fidèle à quelques écrivains et je les accompagne pour ainsi dire depuis que nos routes se sont croisées. Tous ont marqué mon itinéraire de lecteur et certainement aussi celui de l’écrivain que je suis devenu au fil des ans.

Voilà un titre intriguant. Parce que se faire traiter de « grand fanal », quand j’étais enfant, n’était pas tout à fait un compliment. Ça voulait dire quelqu’un qui prenait beaucoup d’espace et ne manquait jamais une occasion de se faire remarquer, pas nécessairement pour les bonnes raisons. C’est du moins ce dont je me souviens. Un original, certainement un esprit libre.
C’est aussi la lumière de la lanterne un peu crue et aveuglante, sifflante même parce que le fanal « parle » quand on l’allume. J’aimais cette « lumière sonore » quand je m’isolais dans le camp en bois rond de mon père, au milieu d’une forêt de cyprès. Je pouvais m’égarer toute la nuit dans Les frères Kamarazov de Dostoïevski ou encore dans Guerre et paix de Léon Tolstoï sans craindre d’être dérangé. La visite parfois d’un orignal qui passait par là et était attiré par la lueur. Un ours aussi qui s’éloignait rapidement quand il voyait mon gros livre. Les ours ne s’intéressent pas à la littérature, c’est connu.

Il cherchait l’eau de vie dégrisante, les vents nets et clairs, les oiseaux plongeurs, les poissons étincelants, il cherchait des pêcheurs et des nageurs comblés, peut-être aussi cherchait-il tout simplement parmi nous un être humain. Voilà donc revenu le vieux Diogène, lui dis-je. Pour toute réponse il me souffla près de l’oreille : « Je ne vous parle même pas de la faim et de la soif, mais de la manière dont vous vous y prenez pour manger tant de bruit. » Il éclata de rire, saisit son fanal et replongea dans la nuit. (p.14)

Cette lueur qui permet de s'avancer dans les ténèbres. C’est ce qu’a toujours été Pierre Morency dans sa poésie et ses récits. Un homme qui nous ouvre les yeux quand il s’enfonce dans un boisé, nous montre tout ce qui vit dans notre proche environnement, s’arrête sur des instants de vie et les tourne entre ses doigts.
Je pense aux émissions qu’il a animées à la radio de Radio-Canada de 1979 à 1981 et qui portaient le nom de Bestiaire de l’été. Il s’attardait aux oiseaux et nous permettait de découvrir un monde enchanteur. J’aimais sa voix chaude et berçante qui m’entraînait dans les marais ou encore entre les arbres et les buissons, nous faisait voir ces petits chanteurs que nous oublions trop souvent. C’était la plus belle manière de présenter le monde qui nous entoure, de faire entendre la musique de notre environnement. Je n’ai pas raté une émission. Je fermais les yeux et partais dans un monde si loin et si proche. C’est la magie de la radio, du moins ce l’était. Ces éblouissements ne sont guère possibles maintenant. Ma passion pour les oiseaux remonte à cette époque.
J’ai eu tout autant de plaisir à lire ses récits que Pierre Lussier a illustrés de belles façons. Je les garde précieusement, y retourne souvent pour me ressourcer, me bercer un moment dans cette écriture limpide comme une eau de source. Des petits bonheurs comme ceux-là font la vie. Comme d’écouter les œuvres pour piano de Claude Debussy dont je ne me lasse jamais.

REGARD

J’aime Pierre Morency parce qu’il est un regard sur le monde que nous connaissons si mal. Le lire ou l’écouter permet d’en apprendre sur vous et les autres. Il sait prendre le temps de regarder, possède l’art de vous mettre en état d’écoute.

J’ignore ce qu’il en est pour toi, mais depuis mon jeune âge j’ai beaucoup aimé regarder le plumage, l’agencement des couleurs, les mouvements, le vol des oiseaux. Le vol surtout, qui est comme un appel à s’alléger et à voir de haut. D’où me vient ce besoin, je ne saurais le dire, c’est du domaine de la curiosité. Cet appétit de connaître m’a amené à sortir dehors, à marcher là où c’est nature, ce qui est une bonne chose pour la santé mentale et le bien-être physique. J’ai ainsi donné beaucoup de plaisir à mes yeux ne serait-ce qu’en observant un simple nid posé su sol ou dans un arbre, en examinant la grande variété des oeufs si différents d’une espèce à l’autre, en suivant du regard le poème mobile des grandes oies migratrices dans le ciel d’avril. (p.17)

Il n’a pas perdu « ce don de faire voir » et c’est ce qui fait tout le charme de Grand Fanal, de ces courts textes et de ces poèmes qui nous permettent de nous rapprocher de l’état de conscience. C’est peut-être ça et tellement plus. Il nous donne la permission de tout arrêter pour nous abandonner à nos yeux et nos oreilles, pour nous sentir là, debout dans le présent et dans un moment d’être.

Parfois les mots sont torture
À qui tant les a poursuivis.
Le chien de mon voisin vient de mourir.
On l’a mis en terre avec sa laisse
Et la balle grise qui le faisait courir aux quatre coins
d’une vie restreinte.
Les mots sont lièvres chevauchant la tortue. (p.25)
 
Ce témoin ne cesse de parcourir des territoires qu’il connaît et qu’il ne cesse de redécouvrir. La pointe de l’île d’Orléans par exemple où il habite, ce lieu où il est possible de surprendre la côte de Charlevoix au loin, ces montagnes que Gabrielle Roy aimait tant. Là, debout sur les rochers comme à la proue d’un grand navire, il respire le fleuve « aux grandes eaux » qui rêve de la mer au-delà de l’embouchure du Saguenay.
Morency a des lieux comme ça près de l’eau où il se recueille, s’attarde, sent la vie tout autour, les courants marins et peut-être aussi les murmures de l’Amérique.

C’est un matin de gloire sur la neige
Un matin où l’on entre dans la chaleur de l’esprit
Pour dire enfin toutes les présences qui
        nous manquent
Pour faire se lever un silence majeur.

Apparaît alors la parole inouïe
Ouverture sur une chambre posée au milieu de la mer
Où viennent des oiseaux aux ailes de solitude.

Les heures vont couler en vagues lentes
Avant de se fondre avec la blessure de l’horizon. (p.45)

ARRÊT

Que j’aime cette poésie toute simple, ces mots qui me sortent de la bousculade des jours. Comme cela m’arrive dans le petit chemin derrière la grosse dune de Wilson que je « marche » deux fois par jour. Un lieu à l’abri des vents, un refuge pour tous les oiseaux du secteur. Un endroit où le poème peut habiter. Je m’arrête en entendant le rire du grand pic qui martèle un pin mort. Je le cherche parce qu’il joue à se dissimuler derrière le tronc. Je ne continue que quand j’ai vu sa grosse tête échevelée, son cou comme le manche souple d’une massue qui frappe le tronc avec une belle régularité. Et cette livrée noire, comme celle des frères enseignants de ma jeunesse, avec le rouge et le blanc. C’est un émerveillement chaque fois, tout comme mes conversations avec les mésanges qui me suivent tout l’hiver. Et je m’arrête encore parce qu’un arbre se plaint sous la poussée du vent. Le bruit de la chaise berçante de mon père me revient dans le soir, quand le silence collait au bord des fenêtres. Et tous les chemins des lièvres sur la neige nouvelle, la broderie fine et étudiée de la perdrix qui va ici et là.

Le store laisse entrer des filets de lumière.
Les corneilles là-bas ont un cri noir.
Elles se saisissent du printemps et le picorent
Tant et si bien qu’une chaleur s’échappe de la neige.

Sur la plage noire coule un peu de clarté.
À force de vouloir il faut bien que surgisse le mot
Qui fera chanter ce qui veut vivre
Afin que ce matin ne tombe pas trop bas.

Dans une île au milieu du fleuve, un homme
Vient parfois chercher cette chaleur
Que donnent les oiseaux quand ils volent
Et qu’ils posent un chant vif sur le store fermé. (p.73)

Pierre Morency me touche particulièrement. L’impression qu’il me saisit par les épaules, me rend toujours plus vivant et conscient. C’est peut-être ce qu’il est après tout, un « grand fanal » qui dégage une belle lumière sonore qui permet de mieux voir, de respirer dans un monde de plus en plus bruyant. Sa poésie permet de revenir aux choses vraies, au métier de vivre et de respirer, de voir et de comprendre toutes les merveilles qui traversent nos jours.
Je ne me lasse jamais de le lire, comme je ne me fatigue jamais de marcher derrière la dune en retenant mon souffle pour surprendre mon ami le grand pic, un monde qui ne cesse de m’enchanter quand je me donne la permission d’ouvrir les yeux et d’entendre toutes les musiques du monde. 


GRAND FANAL de PIERRE MORENCY est une publication des Éditions du BORÉAL.



http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pierre-morency-397.html

vendredi 9 mars 2018

OUELLET TREMBLAY NOUS BOUSCULE


LAURENCE OUELLET TREMBLAY propose un récit particulier avec Henri de ses décors. Une histoire brève qui happe, comme si je ne pouvais échapper aux propos de cet homme qui fabrique des décors et habille une scène. Henri s’arrache à « son monde de papier » pour prendre la parole, ne tolère aucune réplique et tient pour ainsi dire les spectateurs en otage. Une lecture singulière, un flux verbal qui monte des coulisses, nous entraîne du côté de ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui sont indispensables à la magie du spectacle.

Un titre n’est jamais gratuit. Il indique une direction, ouvre une porte qui permet une aventure ou une expérience nouvelle. Henri de ses décors… Cet homme invisible se libère de ses liens et sort de l’ombre. Il prend la scène d’assaut, apostrophe le public qui n’a d’autre choix que de l’écouter. Henri se libère de la parole d’un auteur, renverse l’ordre des choses et occupe enfin le devant de la scène, le temps d’aller au bout de sa parole. J’ai pensé à celles qui rompent le silence depuis quelque temps, celles qui racontent ce qui a toujours été étouffé depuis des décennies. La victime enfin relève la tête et devient accusatrice.

La droiture m’est un mystère mais elle me demeure nécessaire, cela je le sais. J’ai bien beau être un spécimen particulier, celui avec lequel on ne trique pas, j’équarris mes arêtes pour devenir ce bloc lisse n’offrant aucune prise à vos crocs car que je vous connais, mes chers, vous êtes sans merci. Vous n’attendez que le bon prétexte pour grignoter ma prestance et ne laisser derrière que des bruits confus, des équivoques.  (p.15)

Le théâtre a toujours été un lieu où un spectateur et un auteur se rencontrent, où des comédiens jouent des personnages, deviennent des porteurs de mots, des messagers en somme. Avec Henri, tout bascule. L’anonyme, le nom à peine visible dans le programme, s’avance sous les projecteurs. Les conventions basculent, les comédiens regagnent les coulisses et Henri témoigne. Tout peut arriver dans ce jeu de la vérité.
Le travailleur de l’ombre n’en peut plus de ce silence. Il vit, il est humain, il a des choses à exprimer. Il oublie ses décors, dérobe la parole souveraine et dominatrice à l’auteur. Nous basculons dans le monde des « mots renversés » de Nicole Houde où tout ce que la société tait s’exprime enfin au grand jour, en « plein midi soleil ».

JOURNAUX

Henri ne vit que pour et par son travail, ces décors qu’il invente à partir des journaux qu’il ramasse ici et là dans la ville. Des journaux qui n’ont jamais été lus et qui sont vierges en quelque sorte, gardant tout leur potentiel d’information sur ce qui fait trembler la planète.

Les nouvelles je les ignore et le papier je le touche, je le découpe aux ciseaux, je le tresse et le chiffonne, le tisse comme de la dentelle. Chaque petite fioriture me demande plusieurs minutes, mais comme je n’ai rien d’autre à faire, rien d’autre que les décors, ça ne me dérange pas de travailler autant, je veux dire travailler de manière exagérée, des heures pour réussir une lampe ou un lambris. Je suis rapide, mes mains ne se fatiguent presque plus. Je fais tout, les ponts, les meubles, les ascenseurs et les bibelots, l’intérieur des matelas. Je fais tout comprenez, on ne me la fait pas. (p.13)

Les médias écrits ressassent des drames, des affrontements, des attentats, des guerres sans fin, reviennent jusqu’à la nausée sur les délires d’un Donald Trump ou les travestissements de la famille de Justin Trudeau en Inde.
Henri, en recyclant les journaux non lus, pervertit cette information. Il crée un lieu réel avec ce papier qui perd ainsi son rôle premier, devient un objet en soi et pour soi. Le décorateur fait muter la matière.
L’invisible se déplace devant le spectateur captif. C’est à son tour, c’est son moment. Il devient le personnage et l’auteur, l’acteur et le drame. Il est celui qui jongle enfin avec les mots et qui va raconter toutes les dimensions de sa vie.

Mon angoisse me coupe du monde et me contraint à y souffrir. Impitoyable, elle m’enlace pour ensuite m’abandonner seul sur le parvis. Seul et hirsute. (p.29)

Voilà la plus belle et plus grande des libérations, celle que comédiens et metteur en scène ignorent. Henri est nu dans sa parole, invente son espace d'expression et peut tout raconter. J’aime croire que la littérature donne cette permission, quelle offre des espaces de liberté.

BASCULE

Hervé Bouchard fait tenir son théâtre impossible grâce à sa parole scandée jusqu’à l’hallucination. J’ai encore en mémoire le spectacle qu’il a donné de Numéro Six, où, seul sur scène, cerné et captif de son texte, il le scande. La seule façon pour lui de se libérer est de dire son histoire, de la parcourir du début à la fin. Sa harangue nous emporte dans une spirale qui nous laisse pantois.
Laurence Ouellet Tremblay s’impose de la même façon et emprunte des expressions à des écrivains qu’elle aime. Il faut lire Voix et Images, le dernier numéro, où elle s’entretient longuement avec l’auteur de Parents et amis sont invités à y assister. Hervé Bouchard la fascine. Réjean Ducharme, Sylvia Plath, Valère Novarina, l’écrivain fétiche de Bouchard, lui fournissent certaines expressions. Il y a aussi du Boris Vian, du moins un certain esprit, du Samuel Beckett quand Henri prend les mots au pied de la lettre et décide de se creuser la cervelle. Nous ne sommes plus dans la métaphore, mais dans l’épouvantable cruauté des mots qui peuvent devenir des bombes à fragmentations.

Le majeur problème du creusage, ce n’est pas la douleur, pas le sang, on s’y habitue, ça ne fait pas si mal. Non, le majeur problème c’est qu’après tout ce temps, je ne sais plus où je m’en vais et ça me rend confus. Par soir de grand forage, j’imagine Catherine apparaître, elle marche vers mois et m’envoie la main, je la vois elle me dit ma chimère, mon amour, viens que je te tienne ensemble, que je te recolle. Une fois l’illusion passée, je me retourne lentement vers vous, le monde, me rassois dans mon œil et regarde surgir la peur de m’être passé au travers. De m’être creusé de bord en bord. (p.71)

Singulière aventure que celle que propose Ouellet Tremblay avec Henri de ses décors. Ce monologue passe par toute la gamme de l’émotion, évoque des souvenirs d’enfance, des amours, certaines frustrations, des espoirs et des désespoirs, l’angoisse de la solitude et de toujours être un marginal dans la ville.
Le narrateur de Ouellet Tremblay n’est que paroles dans cette boîte à mots qu’est une salle de théâtre. J’ai dû écouter ses délires possibles et imaginaires, croire à ses malheurs et ses terribles angoisses.
Henri mute sur scène, devient un personnage, un comédien, l’auteur et le metteur en scène, joue et ne joue pas son propre rôle. Autrement, dans la vie, il est celui que l’on prend pour un itinérant, celui que l’on fuit et que l’on ne veut surtout pas écouter. Un homme au petit chariot à qui on donne une pièce de monnaie pour qu’il s’éloigne, pour qu’il ne vienne pas perturber notre fausse quiétude.
Avec son monologue, Henri se métamorphose, s’offre aux regards et aux jugements des spectateurs, provoque une rencontre d’être à être. Ces moments donnent l’impression de respirer autrement, d’avoir connu un moment de conscience aiguë. Le texte de Laurence Ouellet Tremblay devient troublant et faut s’y attarder, ne jamais hésiter à revenir sur ses pas, à le questionner, à tourner les pages comme on le fait d’un journal parce qu’il ne cesse de nous pousser vers l’être, de bousculer les conventions, de nous étourdir pour le meilleur et le pire. J’ai encore la dernière phrase de ce récit qui vibre comme un gong dans ma tête : « La souffrance me fait bavarder. » Et si c’était cela le travail de l’écrivain : bavarder sur la souffrance.  


HENRI DE SES DÉCORS de LAURENCE OUELLET TREMBLAY, une publication de LA PEUPLADE.

 
http://lapeuplade.com/livres/henri-de-ses-decors/

lundi 5 mars 2018

LES ÉCRIVAINS ET LE TERRITOIRE



Vanessa Courville
J’aime les études qui permettent de bousculer certaines œuvres littéraires et d’aller plus loin dans la compréhension des écrivains. Malheureusement, trop souvent, comme bien d’autres, j’imagine, je lis trop rapidement, glissant à la surface d’un texte, happé par l’histoire ou par la cadence de la phrase. J’oublie alors de m’arrêter, de me demander dans quoi j'avance, où l’action m’entraîne, d’interroger ce que l’écrivain peut dissimuler dans une chambre. Les territoires imaginaires, lieu et mythe dans la littérature québécoise, répond à plusieurs de ces questions. Le collectif dirigé par Vanessa Courville, Georges Desmeules et Christiane Lahaie m’a fait découvrir des lieux réels et imaginaires, des espaces étonnants que les écrivains scrutent d’une manière particulière.
 
Georges Desmeules
Peu importe le genre abordé, les auteurs ont besoin de s’ancrer dans un territoire et de l’explorer pour le comprendre et y construire leur habitation. Michel Tremblay, par exemple, n’a cessé de revenir à la rue Fabre du Plateau Mont-Royal. Tout comme Michel Marc Bouchard ne se lasse jamais de parcourir le Lac-Saint-Jean dans ses œuvres théâtrales. Je pense aux Feluettes qui s’attarde à Roberval, au Peintre des Madones qui nous attire à Saint-Cœur-de-Marie, son village d’origine, ou Saint-Ludger-de-Milot dans Les Muses orphelines. Et que dire du quartier Saint-Henri dans Bonheur d’occasion chez Gabrielle Roy. À peu près tous les écrivains s’attardent sur des lieux qu’ils ont fréquentés dans l’enfance et qu’ils ont quittés pour une raison ou une autre. Nicole Houde s’est souvent arrêtée à Saint-Fulgence, près du fjord du Saguenay, avec Lise Tremblay dans La pêche blanche en particulier. Pierre Gobeil n’a pas écrit Dessins et cartes du territoire pour rien. L’écriture littéraire ou théâtrale permet de revenir dans ces territoires et de les réinventer.
Les écrivains deviennent des marcheurs de pays et ils ont besoin de ces espaces pour y construire des abris et faire face à des questions qui les hantent depuis leur naissance. À la fois réel, imaginaire, transformé, sublimé, détesté, dessiné à grands traits ou à petites touches impressionnistes, le lieu devient un point de départ ou d’arrivée.
Christiane Lahaie
J’aime la patience de ces lecteurs qui vont et viennent dans l’espace d’un roman, scrutent le terrain comme les archéologues pour mettre à jour une problématique que l’écrivain tente souvent de masquer. Ces chercheurs, cette fois, nous font faire une visite à Victor-Lévy Beaulieu, Laure Conan, Nicolas Dickner, Fernand Daoust, Anne Hébert, Louis Hémon, Jérome Lafond, Anne Legault, Catherine Mavrikakis, Élisabeth Vonarburg et Fred Pellerin.

LIEUX CONNUS

Les endroits les plus connus de notre littérature sont certainement la rue Fabre et le Plateau Mont-Royal que Michel Tremblay n’a cessé d’évoquer, le Péribonka de Louis Hémon, le Trois-Pistoles de Victor-Lévy Beaulieu ou la ville de Québec de Jacques Poulin.
Sara Bédard-Goulet s’invite dans la famille de l’auteur des Belles-soeurs, s’attarde au lien incestueux qui unit Victoire et Josaphat, une transgression qui donne naissance aux personnages qui forment la grande tribu de l’écrivain montréalais.

On constatera que le lieu mythique de cette famille correspond à un espace familier, c’est-à-dire la maison voisine, et les personnages féminins présents dans cet espace renvoient à une filiation troublée par l’inceste à l’origine de la famille. (p. 98)

Cette maison vide hante l’œuvre de Tremblay, ces femmes que Marcel croise et rencontre, n’avaient guère retenu mon attention. Il faut dire que je suis un mauvais lecteur de Tremblay et que je l’ai abandonné après Un ange cornu avec des ailes de tôle. Je trouvais qu’il se répétait et tournait en rond. Sara Bédard-Goulet m’incite à revenir vers cet écrivain dont j’adore le théâtre pour le parcourir dans tous ses territoires.

POULIN

Cette Amérique amnésique que Jacques Poulin secoue quand il part à la recherche de son frère dans Volkswagen Blues en compagnie de la Grande Sauterelle hante plusieurs écrivains contemporains. Je pense à Éric Dupont dans La fiancée américaine ou encore Daniel Grenier avec L’année la plus longue. Si Jack Waterman retrouve ce frère sans mémoire, peut-être à l’image « de ce pays qui n’est toujours pas un pays » comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu, la Grande Sauterelle elle, confronte son passé et l’histoire douloureuse des nations indiennes. Comment ne pas penser à Jack Kerouac hanté par son passé familial, la langue du Québec qu’il a tenté de faire revivre dans certaines oeuvres ? Il faut lire La vie est d’hommage pour bien comprendre l’imaginaire et « le paradis perdu » de l’auteur de On the road.

Pour Jack Waterman et Pitsémine, le paysage américain recèle partout les restes d’un passé tragique : celui qui a vu les peuples premiers disparaître ou presque. La Grande Sauterelle est née dans la réserve de La Romaine ; elle est métisse. Le chapitre consacré au Rocher-de-la-Famine, le Starved Rock situé dans le comté de LaSalle, Illinois, résume à lui seul la portée du drame des Autochtones. (p.63)

La piste de l’Oregon, le mythe de la frontière qui a marqué l’imaginaire des Américains, a été pendant longtemps le territoire des inventeurs de pays francophones. Serge Bouchard nous le rappelle dans Les remarquables oubliés ou encore dans Elles ont fait l’Amérique. Une histoire ignorée, des personnages qui deviennent des incontournables pour qui s’intéressent aux grands espaces américains et aux personnages qui les ont incrustés dans notre imaginaire.

ANNE HÉBERT

L’arrêt sur Les fous de Bassan par Audrey B Jones permet de s’attarder en Gaspésie et de faire des liens avec Angéline de Montbrun de Laure Conan. Nous y découvrons des zones troubles où l’inceste se pointe le nez. Dommage cependant qu’elle n’aille pas plus loin dans son évocation de William Faulkner. Je suis revenu souvent à cet écrivain qui a hanté nombre d’auteurs québécois. Je pense à Alain Gagnon qui a transformé son pays du Lac-Saint-Jean à la manière de Faulkner, rebaptisant le territoire de Saint-Félicien pour mieux échapper aux carcans de l’histoire et permettre à son imaginaire d’aller dans toutes les directions.
Impossible d’oublier Victor-Lévy Beaulieu qui m’a accompagné depuis ma première publication en 1970. Une œuvre avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, ses pas de côté et ses fulgurances. Sébastien Chabot s’aventure dans le territoire des Magouas, particulièrement dans L’Héritage, le téléroman qui a marqué l’histoire de la télévision et donné naissance à un roman remarquable. Encore l’inceste, ce mal présent chez Anne Hébert, Laure Conan, Michel Tremblay, plus récemment chez Audrey Wilhelmy. Il faudrait peut-être s’y attarder un jour ou l’autre.
Le pays des Magouas, chez Beaulieu, permet de libérer tous les fantasmes. Les balises tombent et les interdits s’évanouissent. Une manière de nous pousser dans l’inconscient, de se livrer à des pulsions que la société ligote. J’aime aussi que Sébastien Chabot nous confie ses ambitions d’écrivain et sa manière d’occuper le territoire.

Or cela rejoint ma propre démarche d’écrivain, où je m’efforce de mettre en scène des personnages transformés en faire-valoir de leur environnement, démarche que semble partager le romancier suédois Torgny Lindgren dans Fausses Nouvelles lors qu’il confie : « La seule façon, c’est d’y inscrire des êtres humains. C’est ce que j’ai voulu faire tout au long de ma vie, écrire des hommes pour le paysage. » (p.175)

Beau moment aussi du côté de Fred Pellerin. Christiane Lahaie explique comment le conteur et fabulateur transforme Saint-Élie-de-Caxton par la parole et son imaginaire. Une manière de faire basculer ce village dans le mythe et la légende. Et que dire du regard de Marie Hélène Voyer sur les bunkers et les bungalows. Impossible de regarder nos quartiers résidentiels d'un même oeil après cette lecture.
Une manière de nous ouvrir les yeux, de prendre conscience de la partie invisible de l’iceberg, de mieux comprendre le travail et les obsessions d’un écrivain. C’est ce qui rend la littérature fascinante. Un texte littéraire n’est jamais saisi dans toutes ses dimensions. C’est certainement pourquoi je passe tant d’heures à lire mes contemporains et ceux et celles qui ont marqué l’histoire littéraire. Ces écrivains réussissent toujours à m’étonner, à me surprendre et à ébranler mes certitudes. Tous me permettent de mieux comprendre le Québec et certains lieux que nous ne voyons plus pour les avoir trop fréquentés peut-être. Parce que pour comprendre le Québec et les Québécois nous devons lire sa littérature et ses œuvres marquantes. Il faudrait certainement que nos politiciens s’y mettent un jour et arrêtent de se fier aux sondages qui ne sont que des aiguilles qui saisissent nos humeurs aussi changeantes que les jours et les prévisions météréologiques.


LES TERRITOIRES IMAGINAIRES, LIEU ET MYTHE DANS LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE de VANESSA COURVILLE, GEORGES DESMEULES ET CHRISTIANE LAHAIE, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.