mardi 9 janvier 2018

AUDRÉE WILHELMY TRAQUE LA BÊTE

AUDRÉE WILHELMY déroute avec Le corps des bêtes, un roman qui se distingue dans la production récente québécoise. L’auteure nous entraîne dans un lieu isolé, en bordure de fleuve et de mer, dans une famille qui survit de la chasse, de la pêche et qui n’a que peu de contacts avec les autres humains. Osip, le second fils, est gardien du phare et surveille les allées et venues des bateaux au large. Nous voici rapidement envoûtés par le monde de l’instinct, de l’animal où les rapports entre les membres de cette famille s’établissent selon un ordre qui surprend et trouble.

J’ai hésité en recevant mon numéro de Lettres québécoises consacré à Audrée Wilhelmy. Les photographies de l’écrivaine en grande fille sauvage qui erre dans la forêt, barbouillée de terre, avec des coulisses sur les cuisses qui évoquent le sang m’ont fait hésiter. Qui était cette écrivaine qui s’exhibait ainsi ? Je n’aime guère les mises en scène, les jeux où un auteur devient un personnage qui fait oublier ses œuvres de fiction. Et puis j’ai lu le dossier et j’ai été attiré par l’univers et les propos de madame Wilhelmy.
Je me suis donc procuré Le corps des bêtes (son éditeur ne m’envoie à peu près jamais ses nouveautés) et j’ai basculé dans un monde que peu d’écrivains fréquentent dans notre littérature. Un territoire sauvage, d’instincts où les hommes et les femmes obéissent à des pulsions que la société cherche à contrôler. Le monde du Torrent d’Anne Hébert si l’on veut, mais en plus violent, en plus animal. Ici, le corps s’impose et guide tous les gestes. La nature se fait oppressante et dure, devient une présence qui peut broyer tous les êtres vivants.
Une petite fille au début du roman abandonne son corps, se glisse pour ainsi dire dans les bêtes pour les sentir dans leur état d’être pulsant. Elle fusionne avec les oiseaux et suit le héron, les oies blanches et bascule dans un état second quand elle entre en osmose avec le corps des bêtes qui surgissent dans son environnement selon les jours.

Mie le fait encore. Elle chiffonne son esprit, elle imagine qu’elle tire une ficelle et qu’alors il sort par son oreille, il chatoie devant elle, malléable comme une retaille de tissu, elle le roule serré et glisse dans un autre cerveau, celui du poisson qui va périr, celui d’une fourmi ou de l’un des très grands cerfs qui brament à l’orée de la forêt. (p.11)

Ce texte m’a fait me souvenir de ma lecture de Sa Majesté des mouches de William Golding ou Rouge la chair de Dynah Psyché où j’ai dû plonger dans un univers sauvage qui fait perdre toutes ses références. Des enfants y redeviennent des animaux en se comportant comme eux et peuvent devenir très dangereux.

CLAN

Le père est mort en mer avec deux de ses fils lors d’une expédition de pêche. La grand-mère s’occupe des petits et Noé, la femme de Sevastian-Benedikt, vit dans une cabane tout près du phare, chasse et pêche, exécute mille travaux pour traverser les saisons et combler certains besoins. Les enfants vivent à l’état sauvage. L’aîné disparaît souvent dans la forêt pour revenir avec les bêtes qu’il traque. C’est ainsi qu’il est rentré de l’une de ces expéditions avec cette femme qui vit un peu en marge de la tribu et que l’on nomme l’étrangère.  

Depuis la lanterne, Osip étudie la géographie de l’étrangère. Il s’arme de la longue-vue et suit ses promenades le long des grandes lagunes qui bordent la tour. La femme lui échappe. Ses déplacements n’ont aucun sens, elle se dénude sans pudeur, roule dans la mer, y plonge la tête et émerge loin vers le large. Elle est toujours en mouvement, elle sait dépecer et chasser, elle pêche avec des branches qu’elle aiguise, grille les poissons sur des feux de cocottes ; elle habite seule la maisonnette moisie, percée, elle refuse de s’installer dans la chambre du phare ; elle reste dans le taudis, mobile, muette. (p.35)

Osip ne quitte jamais le phare et surveille les bateaux au large, guette surtout les agissements de Noé qui vit librement sans se soucier des autres. Les jours passent avec nombre de tragédies, d’aventures, de péripéties. Les saisons aussi.
Sevastian-Benedikt prend Noé sauvagement et Osip attend son tour. Noé la femme forte, la sensualité première, le corps-mère, pense fuir et abandonner cette tribu qui la tue dans son âme, mais sa tentative échoue. La sexualité obsède tout le monde dans ce coin perdu.

Avalée par le matelas creux du phare, Mie se répète pour se calmer qu’elle préfère son oncle à son père, qui prend Noé d’un coup en troussant ses jupes, en la plaquant contre les murs, contre un arbre ou sur le sol. Sevastian-Benedikt saille comme les cerfs ou les canards, sans préambule, d’un coup sec, puis il se redresse et retourne à sa forêt. Noé reste là, par terre ou appuyée sur la façade de la cabane ; ses coudes sont éraflés, elles les nettoie avec sa langue, elle replace ses robes, décolle les mèches sur son visage, enlève le sable sur ses joues. (p.43)

L’impression de me retrouver dans une meute de loups avec le mâle Alpha, le fils aîné qui domine. Le chasseur, l’homme de la forêt « devient un géant massif, aux genoux, aux coudes verts » impose sa loi et tous baissent la tête.

Qu’est-ce qu’il va pouvoir dire ? Qu’est-ce que Noé a révélé ? Il craint la colère de son frère ou ses railleries, il voudrait se justifier - c’est elle qui a tiré le drap j’étais près de la cabane elle s’est donnée à moi -, mais Sevastian, lorsqu’il arrive à sa hauteur, ne le regarde même pas ; il le contourne, il s’avance vers l’orée, le piège prend sur son dos, on dirait la gueule ouverte d’un grand poisson. Il s’arrête seulement quand Osip trouve le courage de prononcer son nom. Il a déjà à moitié disparu dans les arbres, les feuilles dessinent des ombres vivantes sur son visage. Il dit « Après moi tu peux », puis il se retourne et s’enfonce dans le sous-bois ; la forêt le mange entièrement. (p.71)

Et Mie veut savoir dans sa chair, comment un homme et une femme se rencontrent, s’évadent peut être comme elle l’a toujours fait avec les bêtes. Elle veut vivre la sexualité même si elle n’est encore qu’une fillette.

SOCIÉTÉ

Chacun connaît sa place dans la meute et personne ne songe à supplanter l’autre. Les frères se partagent le territoire. Sevastian-Benedikt est chasseur, carnassier, le plus fort et s’impose en rapportant des bêtes et de la viande. Osip est aérien et surveille les allées et venues des bateaux sur le fleuve, rêve parfois de partir avec les oiseaux, mais reste hypnotisé par Noé qui s’enferme dans sa cabane pour dessiner sur les murs en créant une fresque qui évoque les dessins sur les parois des cavernes. Elle raconte sa vie dans ses images et s’approprie un monde qui lui échappe. Ses contes aussi parce qu’elle est celle qui possède la parole et permet un certain lien avec le passé. Un univers où il faut abandonner ses raisonnements et suivre un souffle puissant.
Les hommes et les femmes chez Wilhelmy ne vivent pas dans une société policée où chacun tient son rôle parce que la norme le veut ainsi comme l’écrit Nicole Houde. Ils sont possédés par une force animale, cèdent à leurs pulsions et leurs désirs. Le mâle dominant s’accouple avec la femme dominante et les autres s’ajustent dans une hiérarchie complexe. Tout tourne autour de Noé, la porteuse de secrets, d’histoires, celle qui connaît les vertus des plantes qui guérissent, permet aux hommes d’être des hommes. Pas étonnant que Mie rêve d’être reconnue par son oncle, d’être dans l’œil d’un autre pour exister comme sa mère et trouver sa place dans le clan.
Je me suis rappelé la sauvagerie des romans de Sylvie Germain, surtout dans ses débuts, où la nature était un personnage qui poussait ses héros dans des gestes irrationnels et dangereux. Audrée Wilhelmy s’avance dans des zones où les tabous comme l’inceste tombent. La loi du plus fort s'impose et fait foi de tout.
L’écriture fait ressentir ce désir, le malaise, permet aussi de glisser entre le concret et le fantasme. Le réel et l’imaginaire se mélangent souvent dans ce monde de pulsions. Il n’y a plus de frontières entre l’imaginé et le réel. L’animal se réveille en nous, celui que l’on tente de dompter dans nos sociétés aseptisées. L’écrivaine palpe, touche, déchire, saigne, sent, respire la terre, l’eau, la sueur des corps et la saleté.
Le corps des bêtes est une aventure qui nous happe par tous nos sens et toutes les surfaces du corps. L’esprit doit répondre à des pulsions où toutes les frontières peuvent s’abolir. Étrangement envoûtant et d’une présence sensuelle assez remarquable. Un roman qui échappe à toutes les normes et c'est tant mieux.


LE CORPS DES BÊTES d’AUDRÉE WILHELMY, une publication des ÉDITIONS LEMÉAC.


samedi 30 décembre 2017

DANIEL LEBLANC-POIRIER FRAPPE FORT


DANIEL LEBLANC-POIRIER étonne avec Nouveau système, un roman qui m’a laissé perplexe, m'a fait perdre mes repères dans une aventure d’écriture qui se risque en terrain peu connu. Le titre laisse songeur et l’explication que l’écrivain offre dans ce qui peut être une préface intrigue. Il parle de l’intrication, une théorie de la physique. « Dans un système intriqué, écrit-il, tout se passe comme si une action X effectuée sur un corps avait un effet absolument instantané sur l’autre, même s’ils sont séparés par de grandes distances. » Peut-être en est-il ainsi des humains ? « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez », disait Jésus le Nazaréen. Et je pense à ce papillon aux ailes si puissantes... « Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » a répété Edward Norton Lorenz. Et qu’arrive-t-il aux autres planètes avec tout ce que nous faisons subir à la Terre ?

Kikou est foudroyée par un cancer. De quoi secouer n’importe qui. Ceux, dans la vraie vie, qui ont vécu une telle situation en sortent brisés, comme s’ils avaient échappé à la noyade, comme si le combat perdu de son amoureux ou de son amoureuse était le sien et que la vie vous laissait au bord du précipice. Personne n’arrive à se défiler devant ces moments intenses où l’on voit quelqu’un qui a partagé votre existence mourir.
Le narrateur est ravagé par la maladie de son amie. Il vit une thérapie, allume des incendies pour se calmer, n’arrive plus à s’éloigner de cette chambre d’hôpital où l’univers s’est recroquevillé.
Les trois étaient des inséparables. Kikou se prostituait et Néné faisait de l’argent avec des téléphones érotiques. Lui se contentait de signer son chèque du bien-être social. Un trio qui s’aventurait dans tous les excès, se permettait toutes les drogues. L’impression souvent que les personnages plongeaient dans un trou noir qui broie l’être. Un roman où je me suis avancé sur la pointe des pieds, comme si je craignais de mettre la main sur une seringue souillée.
Ce que l’un vit, l’autre le ressent dans tout son être. La jeune femme est à l’hôpital et les deux autres restent là avec leur impuissance et leurs larmes. Que faire devant un être que nous aimons et qui navigue dans ses derniers jours ? Ces heures vous déchirent le cœur et l’âme, vous coupent le souffle. Je pense à Claude Le Bouthillier quelques jours avant sa mort. Il était si lucide, si beau de courage et de sérénité. Il parlait de ses textes comme si c’était l’essentiel, la substantique moelle de sa vie. Il mettait toutes ses énergies à terminer son livre. La mort lui soufflait dans le cou et il l’éloignait comme un moustique un peu trop insistant. Il avait dit avec un sourire : « Je ne m’acharnerai pas. J’ai eu une belle vie. »

MOMENTS

Kikou gît sur son lit d’hôpital avec ses verres fumés en forme de cœur et c’est comme si elle était sur une grande lagune de sable pour s’étirer dans la chaleur du jour.

Dans la chambre d’hôpital, il faisait noir. Il était primordial de tenir les stores fermés. C’est elle qui voulait ça. Je m’en rappelle clairement. On passait la journée coupés de l’extérieur. Elle fumait en dedans. On entendait le crépitement de sa cigarette qui se mélangeait au va-et-vient des infirmières. J’ai déposé mes lèvres sur son front. En sentant l’odeur de sa peau, de grosses larmes ont coulé. Elles se sont échouées dans ses yeux et ça l’a fait rire. Elle a dit « don’t cry », mais devant la beauté du moment, du fait que je versais des larmes directement dans ses yeux, on a ri, comme on n’avait jamais ri auparavant. (p.63)

Le narrateur nous raconte leur histoire par des bonds en arrière. La première rencontre, l’éblouissement au magasin devant la caisse, l’osmose amoureuse, les drogues, les plongées dans une réalité qu’il est difficile de décrire. L’impression que les trois fuyaient leur corps pour planer dans le cosmos. Je ne sais pourquoi, mais j’ai pensé à une sorte de poussée dans la galaxie où les lois de la pesanteur et de la gravité perdent leurs effets. Difficile d’exprimer ce que j’ai ressenti devant ces textes d’une beauté attachante.

Je suis simplement resté là, debout, à ne pas bouger, comme un pieu. J’avais l’air d’une statue, moi aussi. Du moins, je jouais à ça. Je suis resté figé presque une heure. Des piétons distraits venaient se cogner contre moi et je ne réagissais pas. Je n’avais pas l’impression d’être sur le speed. C’était le reste du monde qui bougeait moins vite. J’avais dopé le temps. Il s’était contracté. (p.33)

Tout ce qui tenait le triangle se défait. Chacun doit se refaire une solitude, s’ajuster dans son corps et sa nouvelle dimension.

COMPLICITÉ

Ils s’aimaient, se faisaient mal, se détruisaient et se retrouvaient pour respirer, collés l’un à l’autre, devant la télévision.
Souvent, j’ai eu l’impression de m’aventurer dans les espaces des premiers romans de Réjean Ducharme. Un Mille Milles trash, drogué, fou de tous les excès avec la coke et l’ecstasy ; de surprendre des anges qui pataugent dans la boue et la saleté, mais que rien ne peut toucher. Kikou est de la race des personnages de Boris Vian dans L’écume des jours. Chloé meurt d’un cancer, mais une fleur prend racine dans sa poitrine.

Le prochain show, c’était la mort. La muerte. Mais quand elle s’est éteinte pour de bon, un samedi matin, on a réalisé que le show était fini. Le soleil se levait entre les buildings comme un ouvrier qui rentrait au boulot. La lumière de l’aube prenait une teinte orange et, dans son omnipotence, j’ai étiré mes bras et j’ai dit « c’est le crépuscule du Titanic ». La mort de Kikou, c’était le vrai crépuscule, la dernière étape d’un naufrage. Les larmes qui roulaient sur mes joues s’imbibaient de la lumière du matin. Elles devenaient des petites gouttes d’orangeade qui venaient s’échouer sur mes jeans. (p.58)

La mort n’est pas décrite dans l’implosion du corps comme Karoline Georges le fait d’une façon si bouleversante dans son roman De synthèse. Nous sommes dans une dimension poétique, devant un corps qui flotte dans la douleur avant de s’évaporer. Pas de résistance frénétique, mais la douleur, la terrible douleur de la perte, de laisser une partie de soi dans le jour qui continue de prendre ses aises comme si de rien n’était.

ÉCRITURE

J’ai aimé cette façon de secouer la réalité et de la dire autrement. Comme s’il y avait des fissures au coin des rues par où il est possible de se faufiler dans une autre dimension. Une manière d’écrire pas tellement familière pour dire des choses essentielles, des états d’être et d’âme. Une poésie rugueuse qui tombe juste, qui ne force jamais et qui résonne profondément en vous. Comme cet accord de piano qui se prolonge longtemps longtemps et qui vous touche en pleine poitrine pour s’installer à l’intérieur de vous. Des paumés, des drogués, mais des personnages qui vivent au-delà de tous les tabous et qui s’imposent dans leur mal d’être.
Peut-être que nous aimons croire qu’il est possible d’échapper aux recommencements, d’être le vivant qui fait tout à sa manière et qui peut tenir tête à Dieu et au Diable ; peut-être aussi que nous ne pouvons nous passer des autres et de leur présence. Un court roman poignant. Une voix, une musique rugueuse qui vibre longtemps en vous.


NOUVEAU SYSTÈME de DANIEL LEBLANC POIRIER, une publication des ÉDITIONS HAMAC.

 
http://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/nouveau-systeme-831.html

jeudi 28 décembre 2017

MORISSET ET MALENFANT SE LIVRENT


MICHELINE MORISSET ET PAUL CHANEL MALENFANT ont correspondu de 2013 à 2017. Pour le plaisir d’écrire certainement parce que les deux habitent un même coin de pays dans le secteur de Rimouski. Il aurait été facile pour eux de se rencontrer pour de vrai. Mais s’asseoir autour d’une table, pour le temps d’un café, ne permet pas le même contact. Dans une lettre, on prend la peine de se situer dans le temps, de tenter de faire l’inventaire de son être. Le courriel et Facebook ont changé nos habitudes. Il est désormais plus facile d'être en contact avec la tribu de ses amis. Mais pour arriver à une publication, les partenaires doivent aller au-delà de la pluie et du beau temps. Il faut une formidable générosité et surtout une totale franchise.



Les échanges épistolaires m’ont permis de lire de véritables bijoux. Des trésors d’humanité, de partage et de sincérité. Je pense à Geneviève Amyot et Jean Désy qui ont correspondu une dizaine d’années, se disant tout de leurs angoisses, leurs peurs, leurs maladies, leurs découragements et leurs enthousiasmes. Ils se livrent totalement dans Que vous ai-je raconté ? Des cris d’existence, le chant de deux êtres. Magnifique et poignant.
Je pense aussi à Marcelle Ferron, à ses sœurs et ses frères. Le droit d’être rebelle nous entraîne dans l’intimité d’une famille qui a marqué le Québec avec Jacques, Madeleine et Marcelle l’artiste, la peintre et la sculpteure. Toute une époque et une démarche de créateur dans ses espoirs, ses découragements, ses enthousiasmes, son exil, ses misères financières et amoureuses. Absolument fascinant.
Pourtant, les lettres de Gabrielle Roy à son mari sont d’une grisaille à donner le cafard. Surtout que cette correspondance est à sens unique. Nous n’avons que les lettres de madame Roy et pas celles de son mari Marcel Carbotte, si elles existent. Mon cher grand fou… est le seul livre de Gabrielle Roy qui m’a déçu pour ne pas dire autre chose. Je me demande comment j’ai fait pour aller au bout de ces 700 pages.

TITRE

Le bleu ne fait pas de bruit de Morisset et Malenfant. Quel beau titre ! Un emprunt au poète Jean-Michel Maulpoix. Micheline Morisset a l’art de nous secouer avec des titres un peu étrange et singulier qui sont un poème en soi. La musique exactement ou Ce visage où habiter. Que dire de Le cœur, c’est fatal. Paul Chanel Malenfant est un peu plus abstrait dans cet art. Toujours jamais ou Le verbe être n’ont rien pour m'enthousiasmer.
Les deux se lancent dans cette aventure en mars 2013 sans trop savoir où les mots vont les entraîner. Entreprendre une correspondance, c’est comme lancer une bouteille à la mer. Micheline Morisset le précise dans une courte préface.

J’ignorais à l’époque que cette correspondance serait publiée, que je me lèverais à la sauvette le matin, pour poursuivre la conversation laissée en friche la veille et qui, au lever du jour, traînait au bord de ma pensée et me sortait de l’isolement. Je ne savais pas encore à quel point j’aimerais lancer à la mer, dans le calme lumineux, ces instants de papier. C’est si facile maintenant d’expédier une lettre par courriel. On suppose qu’elle ne peut pas prendre l’eau. Et pourtant…

Quatre ans à s’écrire des textes où l’on saute sans parachute, où l’on a le temps de ressentir toutes les émotions du dur métier de vivre. Le bonheur aussi, le plaisir des saisons, les publications et aussi la douleur de perdre un compagnon dans le cas de Paul Chanel Malenfant, la maladie du côté de Micheline Morisset. Assez pour qu’ils se livrent sans masques et maquillages.
L’écriture toujours là, obsédante, imposante qui happe Micheline jour après jour, la fait se réfugier dans son bureau comme une migrante qui n’ose plus mettre le nez dehors, affronter un monde improbable ou encore la passion de Paul Chanel pour les maisons, les jardins, les fleurs et les coins chaleureux où l’on sent une présence, une attente je dirais pour la réflexion et la lecture. Ces lieux où l’on peut respirer en savourant son café, se pencher vers les objets qui habitent le silence, se sentir tout là dans son corps et sa tête.

QUÊTE

Les deux tentent de comprendre pourquoi ils sont ce qu’ils sont, d’habiter l’espace, de surprendre son interlocuteur pour mieux se trouver peut-être. Poser une question, c’est souvent la diriger vers soi. Pourquoi cette fascination pour la littérature, cette entreprise où le monde ne prend consistance que quand il peut se transformer en mots.
Le retour à l’enfance est inévitable. Les écrivains ne se lassent jamais de parcourir cette distance entre le soi de l’enfant et le monde adulte où ils ont souvent l’impression de perdre pied ou d’être des désadaptés.

Les mots se hissent en moi avec leurs visions de l’amour et ses fatalités. Le courant surgit d’une ancienne terreur que mes ancêtres n’ont pas su celer dans l’éternité. Miettes d’être. Les hommes font des faux pas et ils en meurent. (p.65)

Et Paul Chanel de répondre.

J’ai été un écrivant, un enfant scribe, un artisan de la lettre, de l’alphabet, du dictionnaire Larousse qui « sème à tout vent », et je ne m’en remets pas. (p.82)

Les deux jonglent avec des questions qu’ils n’osent pas formuler peut-être devant leurs proches. Cette manie, cette maladie de vouloir tout changer en mots, de voir le monde dans une phrase ou un paragraphe. Cette obsession qui me hante et qui me fait me lever avant l’aurore pour m’enfermer dans mon Pavillon, pour secouer un texte pendant des mois et des années, m’allonger sur une phrase comme je le fais sur le lac gelé sans trop savoir si la glace est assez solide pour porter mon poids. Parce que l’écriture est toujours un risque, un défi à la vie, la folle entreprise de se tourner vers soi et les autres. Une sorte de justification, parce qu’en écrivant, on éprouve toujours une certaine culpabilité. L’impression de voler du temps à ses proches et ses amis. Pourquoi se retirer du monde, de toute l’agitation qui fait courir toute une société autour de soi ? Pourquoi ce désir de silence qui vous happe et menace de vous anéantir ?

Je n’ai pas l’art des carnets. Je n’ai jamais tenu de journal intime ; ne m’en sentais pas le droit. J’estimais que de telles confidences m’auraient mise en danger. La totale impuissance de l’enfance… J’ai noirci un seul journal, ligné, des années plus tard, à l’hôpital, sous le regard puissant d’une médecin-accoucheuse, après l’enfilade de jours catatoniques où je n’avais pas su échapper au non-sens. (p.98)

QUESTIONS

Les deux lisent beaucoup, s’accrochent à des extraits qu’un écrivain a glissés dans un texte. Ces phrases qui vous arrêtent parce qu’elles sont une partie de votre pensée. Quelques mots qui figent le temps, vibrent en vous dans un éclat de conscience.
J’imaginais, madame Micheline, dans l’ombre de son bureau, devant son ordinateur, à l’abri de toutes les extravagances de l’été, de ses géraniums qui dépérissent si rapidement, cette vie qui s’éloigne, qui va, qui éblouit et qui peut aussi être un jour d’automne quand le gel mord partout. Ou la magie aveuglante de la neige par les jours sonores de janvier.
Les deux vivent par et dans un texte. Celui que l’on pousse un peu plus loin chaque jour et les livres des autres qui viennent vous secouer comme les vagues du grand fleuve auprès duquel Micheline Morisset vit sans prendre souvent le temps de le voir marquer les jours à sa manière.
Paul Chanel Malenfant aime aller à l’étranger, devient frénétique dans la ville folle qu’est New York ou encore s’enthousiasme devant une exposition. L’art pour oublier la mort tout autour. Comment fermer les yeux devant la mort qui frappe au coeur des foules ?
La perte d’une grande amie, d’un père, la vie qui flanche à gauche et à droite. Le compagnon de vie qui écoute l’écrivain dans ses questionnements et ses frayeurs, la maladie qui vous fait vous recroqueviller sur vous.

Les mots trompent le réel. Ils font semblant de se prendre pour les choses, de décalquer nos faits et gestes, d’aborder notre âme comme s’ils la connaissaient par cœur. Les mots trompent l’œil. Ils jouent, sur une scène de carton-pâte - la feuille de papier vierge ou l’écran lumineux de l’ordinateur -, le drame ou la comédie de nos vies. (p.151)

Des témoignages bouleversants. Parce que nous sommes dans l’être, dans la pulsation qui fait que nous respirons, que nous pouvons aimer, le regard d’un oiseau qui s’envole sur la galerie, le vent qui brasse les feuilles. Une quête où les écrivains cherchent le pourquoi des choses, le comment de la vie sans jamais trouver de réponses.
J’ai aimé la terrible franchise de Micheline Morisset et Paul Chanel Malenfant, certaines réponses, certains cris de l’être et leurs glissades d’âme qui font que la vie est parfois si difficile et d’autres fois, un moment de grâce où nous avons l’impression de prendre l’éternité à bras-le-corps.


LE BLEU NE FAIT PAS DE BRUIT de MICHELINE MORISSET ET PAUL CHANEL MALENFANT, une publication des ÉDITIONS D’ART LE SABORD.

 
http://www.lesabord.qc.ca/