mardi 26 décembre 2017

FRANCE BOISVERT ET SES PROMESSES

FRANCE BOISVERT nous invite dans une classe avec de vrais étudiants dans Professeur de paragraphe. Un groupe où l’on étudie le français, la littérature comme on le fait partout au Québec dans les cégeps ou les universités. Maurice enseigne depuis un certain temps, trop peut-être. Voilà un résistant qui a vécu toutes les réformes du ministère de l’Éducation, la mutation des étudiants et des étudiantes au cours des années. France Boisvert connaît bien ce sujet puisqu’elle enseigne le français et la littérature depuis trente ans. Voilà l’occasion de nous faire vivre les difficultés qu’un missionnaire de la littérature rencontre au jour le jour quand il tente de susciter la curiosité des jeunes envers certains grands prosateurs de la langue française.

D’habitude, je ne m’attarde pas aux livres qui me déçoivent. Autrement dit, au lieu de dénigrer le travail d’un écrivain, je préfère passer à un autre livre. C’est pourquoi sur mon blogue, vous ne trouverez pas souvent de chroniques négatives, du moins dans ma période récente. Certains disent que je fais des chroniques de complaisance, que je suis un gentil chroniqueur qui flatte les écrivains dans le sens du poil. Un premier regard sur mes textes peut donner cette impression.
Il se publie des centaines de romans, d’essais et de recueils de nouvelles au Québec chaque année. Alors si un titre n’apparaît pas dans mes chroniques, vous pouvez vous demander si j’ai eu le temps de le lire, ou si cet ouvrage n’a pas réussi à me convaincre. Je ne parle jamais non plus des publications à compte d’auteur.
Il y eut une époque où j’avais la détente rapide et me permettais de véritables incursions dans les nouveautés, sabre à la main. Pour les curieux, allez fouiner dans les archives de mon blogue.

RETOUR

Vous le savez, je suis également écrivain. Et j’ai goûté à la médecine de certains critiques au cours des années. Réginald Martel a été particulièrement cinglant, me réduisant en charpie à plusieurs occasions. Le critique de La Presse m’a laissé sur le carreau, surtout après la parution de mon roman Les Oiseaux de glace. Ça fait mal à l’être et je peux dire que la blessure ne cicatrise pas vraiment. Alors, cela m’incite à la prudence et je connais les conséquences d’un texte dévastateur.
Je tente plutôt d’établir un dialogue avec un écrivain, souvent quelqu’un que j’ai rencontré, que j’aime bien et que je croise dans les salons du livre. Parce que je suis toujours là quand l’occasion se présente de rencontrer des écrivains et de dénicher de nouveaux auteurs. Certains tournent le dos quand ils me voient. D’autres me tiennent responsable d’avoir saboté leur carrière d’écrivain. Je me suis toujours dit que je devais pouvoir prendre un café avec l’auteur que je venais de malmener dans un journal ou une revue. Je ne suis pas l’ennemi des écrivains. Je les accompagne depuis si longtemps.

APPROCHE

Je considère maintenant que mes chroniques font partie de ma démarche littéraire. Elles sont aussi importantes que mes œuvres de fictions ou mes carnets. C’est une manière de parler de soi et des autres, de tenter de cerner le grand mystère de la fiction et de la littérature. Ce plaisir que l’on éprouve ou pas devant un texte, une histoire, une écriture.
Je n’ai pas de grilles d’analyse, de moule pour dire si un livre est réussi ou pas. Quelqu’un qui se risque dans la critique ou la chronique y arrive avec ses préjugés, ses préférences, ses limites et ses goûts. Tout comme l’écrivain a ses lectures, ses auteurs favoris et un genre où il se sent à l’aise. Un écrivain et un chroniqueur sont des frères siamois.
Je cherche en tant que lecteur à faire un bout de chemin avec un auteur. Il faut que ça clique, que le courant passe, que nous allions quelque part. La magie doit s’installer, que j’adhère à sa démarche. Enfin, il doit y avoir aussi une écriture, un style, ce que j’appelle une musique. Il faut une empreinte. Malheureusement, il arrive que ça ne marche pas, ça arrive même assez souvent.
Et je suis un lecteur qui peut se laisser convaincre facilement. J’oublie mes goûts, mes préférences naturelles pour accompagner un romancier ou une romancière avec le plus d’empathie possible. Je ne dois surtout pas chercher un autre livre dans celui que je lis. Lire le livre et seulement le livre que j’ai dans les mains. Et quand je deviens chroniqueur, je dois faire ressentir ce plaisir et raconter l’aventure que j’ai vécue.

PROFESSEUR

Et Professeur de paragraphe dans tout ça ? Habituellement, je ne me serais pas attardé à un roman comme celui de France Boisvert. Premier réflexe : je me tais. Et puis ce n’est pas si simple. Je suis déçu par ce roman et un peu fâché contre France Boisvert. L’enseignement de la littérature, des œuvres importantes a pris tellement de place dans ma vie. Comme si elle me touchait personnellement dans ce roman.
J’ai eu du mal avec ce ton, ce cynisme qui transpire dès les premières pages. Maurice ne croit qu’en la littérature française et celle des grands prosateurs russes. De quoi me faire grogner ! Les écrivains du Québec sont de pauvres asthmatiques même s’il semble en lire quelques-uns. Et pour lui, tous les étudiants sont des cancres et des ignares. La certitude que je partais en voyage avec un homme qui allait me tomber sur les nerfs pendant des jours.

À l’aube, les professeurs qui dispersaient le premier cours de la journée pouvaient entendre leurs sinistres croassements saluer leur arrivée. Tout au long de la journée, la bande d’oiseaux noirs surveillait les années et venues des gens pour s’envoler de leur perchoir et laisser planer leur ombre au-dessus des lieux, imperturbables aux diverses réformes prescrites par le ministère de l’Éducation qui s’enchaînaient les unes aux autres en un savant désordre. (p.13)

Ça donne le ton. Corneilles et étudiants et enseignants. L’impression d’être dans un collège des années 40. Malgré tout, il semble que quelques-uns aiment les cours de Maurice. Il se démène et donne tout comme un joueur de hockey à chacune de ses présences.

VIE

Et puis on bascule dans sa vie personnelle. Sa vie de couple qui chambranle. Sa Janou rédige un dictionnaire de la nouvelle orthographe française. On n’en apprendra pas beaucoup sur le sujet.

Inutile de préciser que mon mariage m’enrage et bat de l’aile. Janou et moi, nous nous sommes installés dans les us et coutumes de l’encroûtement qui conforte, l’aveuglement volontaire, le déni des petits défauts qu’on ne voit plus, l’automatisme des enchaînements produisant le montage d’une relation indolore, inodore et sans saveur assurant la durée. (p.45)

Maurice se retrouve avec une syphilis en plus. Où a-t-il pu attraper ça ? Peut-être dans ses lectures. Notre professeur doit se débattre aussi avec une accusation d’agression sexuelle. Une étudiante, dont il ne se souvient plus, et le voilà forcé d’aller en thérapie sinon il risque l’expulsion du collège.
Là, nous sommes loin de la classe, des étudiants et de l’enseignement. Dans un éclair de lucidité, il se questionne sur son travail et peut-être sa manière de faire. Est-ce mission impossible que d’enseigner la littérature et le français dans le Québec de maintenant ?

Enseigner le français s’avère une mission impossible, l’occasion d’un voyage au bout de la nuit où j’emprunte chaque jour le pont des soupirs pour déboucher sur un pays qui n’existe pas. Reste l’utopie. Si la nouvelle orthographe avait permis aux jeunes de mieux maîtriser la langue française, ça se saurait. J’examine mon stylo devenu exsangue parce que je l’ai dévidé de sa sève carmina buriné, vermeille merveille, tout ce rouge sur du noir n’a rien à voir avec le sang bleu et sa particule, ô moi qui ne suis que pure roture… (p.84)

France Boisvert touche un sujet qui mérite mieux que le cynisme qui corrode la société du Québec depuis trop longtemps et surtout pas ces jeux de mots qui ne font jamais sourire. L’occasion était tellement belle. Il y a de si belles initiatives dans les collèges. Le Prix des collégiens par exemple… Et, je me suis souvenu de ce répétait Gaston Miron : « Dans un poème, il faut n’y trouver qu’un seul poème ». C’est ça avec France Boisvert. Il y a deux ou trois romans qui se chevauchent.
J’attends le roman sur le sujet qui va me bouleverser, une sorte de Monsieur Lazhar peut-être. Professeur de paragraphe ne remplit pas ses promesses. Du moins, je n’y ai pas trouvé ce que j’attendais. Et là, le doute me secoue. Si c’était moi… Peut-être que je suis parti du mauvais pied et que j'ai cherché un autre roman dans celui que j’avais dans les mains ? C’est comme ça. Un chroniqueur n’est jamais sûr, même dans ses enthousiasmes et ses détestations. C’est cela la beauté de l’entreprise. Un questionnement toujours à reprendre.


PROFESSEUR DE PARAGRAPHE de France BOISVERT, une publication de 
LÉVESQUE ÉDITEUR.



vendredi 22 décembre 2017

NIVIAQ KORNELIUSSEN NOUS SAISIT

NIVIAQ KORNELIUSSEN permet aux lecteurs de s’aventurer au Groenland, un pays que je ne connais guère, je l’avoue, sauf par les récits de quelques audacieux qui cherchent des traces de John Franklin, de sa terrible expédition de 1845. Plusieurs écrivains du Québec se sont aventurés dans le Nord après Yves Thériault et Agaguk. Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? et plus récemment Juliana Léveillée-Trudel dans Niirlit, un roman saisissant. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur la violence, les ravages de l’alcool et de la drogue chez les Inuit, les conséquences de la présence des Blancs dans ce pays si fragile et fascinant. Le dernier refuge peut-être des rêves d’un certain Nouveau Monde. Très peu d’autochtones cependant ont écrit sur leur vision du monde. Un noyau s’installe au Québec avec Naomie Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon  et quelques autres. Marie-Andrée Gill fait aussi entendre sa voix particulière. Niviaq Korneliussen propose un regard étonnant qui prend des couleurs particulières pour nous les Québécois.
  
La Peuplade a eu la bonne idée, il y a quelques années, de nous offrir en traduction des fictions qui nous arrivent des pays de la Boréalie. Trois ouvrages jusqu’à maintenant dans la collection Fictions du nord qui m’a entraîné en Laponie finlandaise avec Aki Ollikainen et dans l’Islande de Gyrðir Elíasson. Des romans fascinants pour les lecteurs qui cherchent un monde différent. Je pense particulièrement à La faim blanche d’Ollikainen, un texte d’une dureté bouleversante. J’ai souvent eu l’impression d’être un peu chez moi avec ce décor, la neige et les arbres. Et que dire du conte d’Elíasson, Les excursions de l’écureuil, qui m’a souvent fait perdre mes repères. La lecture nous égare parfois et c’est tant mieux.
Les aventures de Sara et Fia pourraient nous entraîner dans une petite ville du Canada, de la Sibérie ou du nord du Japon. Montréal, Winnipeg et Calgary peut-être. Des jeunes, femmes et hommes, n’en ont que pour la fête et les beuveries. Une jeunesse à la dérive dans ses excès et qui se moque des conséquences. Nous avons aussi ce genre de littérature chez certains écrivains du Québec. Des aventures avec des hommes et des femmes, des ruptures et des retrouvailles. Des secrets de famille entre frères et sœurs. Toujours la famille qui cause tant de traumatismes et d’angoisse. Une sorte de mal à l’âme hante cette jeunesse qui se débat et se noie souvent dans le présent qui devient un gouffre.
Un décor quasi absent et ce qui importe, ce sont ces jeunes qui se retrouvent jour après jour, la nuit surtout, dans des endroits sombres et bruyants où l’on danse comme des possédés, tout en buvant et se droguant. 

QUÊTE

Homo sapienne s’avère pourtant une extraordinaire quête d’identité. Ces jeunes Groenlandais sont aspirés par une fatalité qu’ils ne peuvent rejeter malgré tous leurs efforts. Quand on se sent impuissant, il reste toutes les extravagances souvent suicidaires. Ce qui n’empêche pas certains d’étudier pour arriver à briser peut-être le cercle infernal. Une certaine lucidité réussit toujours à s'imposer.

Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine. (p.30)

Ce n’est pas sans me faire penser au roman de Léveillée-Trudel qui se heurte à une fatalité qui écrase les jeunes femmes inuites séduites par les Blancs et abandonnées. Igaluit, le film de Benoît Pilon, illustre parfaitement cette réalité.
Cette formidable quête d’identité passe par une sexualité débridée et obsédante, par la mutation dans le cas de Fia. Un processus douloureux, terrible s’amorce en elle. Une sorte de mort symbolique pour renaître autre, dans son vrai corps. Elle doit se défaire d’une sexualité imposée pour s’installer dans sa vraie nature et se faire accepter par ses proches.
Ba initie Fia qui n’arrive jamais à s’abandonner dans les gestes de l’amour. Elle joue, fait semblant comme elle a fait avec les hommes. Elle découvre peu à peu qu’elle est un homme dans sa tête et son corps. Un sujet que l’on n’aborde que rarement dans notre littérature. C’est encore peut-être un tabou, je ne sais pas. Une question identitaire qui prend ici un aspect singulier.

MUTATION

Si on s’en tenait à la gestuelle des personnages, on aurait des corps qui cherchent frénétiquement le plaisir, l’orgasme et une forme de mort dans l’alcool et les drogues. Ce n’est surtout pas ça. Toute cette frénésie masque le désarroi d'une jeunesse qui tente de trouver des points d’ancrage. Tous doivent vivre une sorte de mutation pour continuer à croire à l’avenir. Ou bien fuir encore comme le frère de Fia qui réside à l’étranger et déteste son pays d’origine.

Je n’en aurais pas réchappé si je ne m’étais pas enfui. Mais ici, ils ne pourront m’atteindre. Je ne reviendrai jamais au Groenland. Je ne veux plus jamais être emprisonné. Je ne veux plus jamais être emmuré entre de hautes montagnes. Je ne veux plus jamais appeler un Groenlandais « mon compatriote ». Je ne veux plus jamais habiter au même endroit que les captifs de la prison. Parce que j’ai honte d’être groenlandais. (p.75)

Une situation difficile parce que tous se heurtent aux préjugés et aux normes de leur société. Ils ont appris les règles, les gestes acceptables et une certaine morale. Il faut un courage terrible pour s’arracher à ces balises et oser marcher dans un monde où il faut établir ses propres règles. Un cheminement qui se fait dans la douleur, le découragement, les hésitations qui peuvent pousser certains vers les gestes sans retour.
Faut-il mourir en quelque sorte pour renaître, trouver qui on est dans son corps et dans sa tête ? Qui sont ces garçons et ces filles qui se débattent continuellement entre la langue maternelle et l’anglais ?
Le texte de Niviaq Korneliussen est truffé de phrases en anglais qui montrent cette perte d’identité et d’ancrage. Nous en savons beaucoup sur le sujet au Québec. Que penser de tous ces jeunes qui choisissent l’anglais pour chanter en rêvant de devenir des Américains.

La noirceur amène aussi avec elle sa bonne amie la lumière. No thanks. Not ready. Je change la chanson avant qu’elle ne soit finie. Walk of Shame de P!nk démarre. That’s more like it. La légèreté me souhait la bienvenue. La légèreté amène avec elle la fête. Séduire des filles. Sexe. Vie sans intérêt. Repousser la faute sur l’alcool, être innocente. C’est la faute de l’alcool. Je ne suis pas méchante, c’est l’alcool qui crée des problèmes. Mais la légèreté amène aussi les effets secondaires de l’alcool. Les vomissements du lendemain. Les conséquences fâcheuses de l’inattention. La légèreté amène son maudit accompagnateur : le remords, qui ne vient jamais avant qu’il ne soit trop tard. Le remords. Le remords va avec la saleté. (p.187)

Une écriture incantatoire que la traduction n’a pas altérée et qui m’a fait souvent penser aux chants de gorges des Inuit. Si les répétitions m’énervent d’habitude, elles sont nécessaires dans ce texte d’hésitations qui témoignent d’une recherche frénétique où il faut s’accrocher aux mots comme aux barreaux d’une échelle pour se hisser hors de soi. Une forme de prière, de rapt sauvage pour cerner sa pensée qui ne cesse de se diluer et de fuir. Une écriture haletante, souffrante. 
L’anglais appuie ces pertes d’être, ces glissements du soi. C’est le propre de l’aliénation. Une langue bouscule l’autre pour s’imposer et couper les individus de sa propre réalité. L’anglais envahit tout l’espace de l’esprit peu à peu. C’est le cas partout sur la planète. Nous en avons beaucoup à dire sur le sujet au Québec avec ceux qui s’affolent devant la présence de plus en plus forte de l’anglais dans nos vies et ceux qui cherchent à se perdre dans l’américanité. Les jeunes vivent ce déchirement terrible au Groenland comme dans les rues de Montréal. Le plongeur de Stéphane Larue est certes un bon exemple de ce tremblement identitaire.
Ce roman prend une signification particulière pour nous les Québécois. J’y ai reconnu nos tiraillements, nos hésitations et nos certitudes qui n’en sont finalement pas. Notre acharnement aussi à se noyer dans les rires et un humour bouffi qui pousse vers un désabusement de plus en plus grand. Ce n’est pas vrai que l’on peut rire de tout et se moquer de son âme.
Madame Korneliussen nous décrit une pensée tronquée qui se double d’une hésitation sexuelle et identitaire. Une quête qui passe par le corps pour arriver à faire surface et à s’exprimer au grand jour. Un roman particulièrement touchant. Étourdissant même. Des propos qui frappent le lecteur en plein cœur. Absolument saisissant, mais d’une vérité périlleuse.


HOMO SAPIENNE de NIVIAQ KORNELIUSSEN, une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.


  

jeudi 21 décembre 2017

LE LIVRE, CET OBJET INDISPENSABLE

JO ANN CHAMPAGNE a eu la bonne idée de demander à vingt-cinq personnalités de parler de l’importance que le texte imprimé occupe dans leur vie. Une incorrigible passion nous entraîne dans cet amour incontrôlable que des individus éprouvent pour la lecture et le livre. Voilà une belle occasion de s’aventurer dans un univers qui reste un peu mystérieux même pour ceux et celles qui fréquentent les livres régulièrement. Je suis un de ces incorrigibles. Si je n’ai pas eu le temps de me pencher sur quelques pages d’un roman, d’un essai ou d’un recueil de nouvelles, ma journée claudique. Je suis peut-être un genre de drogué.

L’écrit a connu bien des mutations avant de prendre la forme de l’objet que nous connaissons, ou de cette fameuse liseuse électronique qui peut contenir toute une bibliothèque. Si vous faites une recherche sur Google, le mot liseuse va vous référer systématiquement à l’appareil électronique. On oublie le liseur, celui ou celle qui savourent les textes ou encore le lecteur, ce personnage qui lisait à haute voix, pour le roi en particulier, ou quelqu’un de la noblesse. C’est vrai que cette définition s’est perdue avec la modernité. Ce lecteur indispensable qui lisait il n'y a pas si longtemps les aventures du Conte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas aux travailleurs dans les fabriques où l’on roulait les cigares.

ÉLITE

La capacité de lecture fut longtemps le propre d’une élite, souvent des dirigeants, des rois, des nobles ou encore des administrateurs. Une caste qui avait accès à des connaissances que les autres ne possédaient pas.
La lecture est devenue accessible à tout le monde avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Il imprima la Bible entre 1452 et 1455. On dit qu’il en fit 180 exemplaires. Cette invention, l’une des plus importantes de l’histoire de l’humanité, a permis qu’un texte soit lu par plusieurs personnes en même temps. L’imprimé permettait de toucher un public plus nombreux pour la première fois et n’était plus l’affaire d’un maître ou d’un initié, d’une classe sociale ou de privilégiés. Un court apprentissage permettait d’avoir accès aux secrets des mots et de lire dans la solitude de sa maison. Elle a provoqué bien des bouleversements dans la société d’alors. Certains voulaient diffuser les textes et encourager l’accès à la connaissance. Le droit à la pensée et à la parole prenait une importance capitale et certains s’opposèrent. Les protestants encourageaient la lecture tandis que les catholiques s’en méfiaient. Ils voulaient surtout garder le contrôle des ouvrages que les gens pouvaient avoir entre les mains.

HISTOIRE

Les participants à ce collectif nous font faire le tour de cet objet étrange qu’est le livre. L’imprimeur, l’éditeur, le lecteur, bien sûr, celui à qui s’adresse toujours une publication, le libraire et le bibliothécaire, l’attachée de presse qui a la difficile tâche de diffuser une nouvelle parution et de la faire lire par le plus grand nombre possible de gens. Même que nous nous aventurons du côté d’un magicien qui restaure les livres anciens, ces trésors si fragiles qui sont menacés de disparaître avec tout un savoir.
Certains y vont d’un témoignage personnel très émouvant comme France Matineau qui associe les livres aux agressions de son père.

Et ce vampire-là me mord le cou, ce père-là perd son nom de père dans la bibliothèque, jours, mois et années confondus, lieu de ses désirs d’homme, lieu de mes terreurs d’enfant. Attouchements se muant en violence au fil du temps, ce que la société, dans un vacarme de nouvelles à pleines pages, appelle pédophilie, viols et agressions, et que la victime ne peut souvent pas nommer, sinon sentir comme perte et déconstruction de soi, dans la honte de son corps. (p.138)

Elle sera longtemps une enfant muette qui deviendra une grande spécialiste de la langue française. Un témoignage assez bouleversant.
Claude Vaillancourt s’intéresse pour sa part au livre de papier et à la lectrice numérique qui fait saliver bien des gens. Un texte qui fait la part des choses et rassure l’amant des livres de papier que je suis.

Si le livre papier résiste, s’il ne disparaît pas en tant qu’objet comme le disque et le film sous les coups de la numérisation, c’est aussi qu’il a des avantages insurpassables : il offre un grand confort de lecture, il fonctionne sans électricité, se transporte facilement, s’annote sans difficulté. Il ne deviendra jamais obsolescent. (p.198)

Les deux supports, pour emprunter un langage contemporain, ont leur place et leur rôle à jouer. Ils sont en quelque sorte complémentaires.
L’interprétation et la confrontation des points de vue devaient provoquer des conflits. Les gens n’arrivent que rarement à faire l’unanimité sur un texte. Ces différents points de vue effarouchaient particulièrement les catholiques. Il ne devait y avoir qu’une interprétation de la Bible et c’était celle des dirigeants de l’Église et du pape. Ces regards sur le texte ont mené aux grands schistes religieux que nous connaissons.

VOYAGE

Quel beau voyage les invités de Jo Ann Champagne nous proposent dans ce monde qui ne cesse de se réinventer. Le livre est un outil indispensable, l’objet peut-être le plus utilisé dans le monde, celui qui fait la somme des connaissances des civilisations moderne et ancienne. Tout le passé reste accessible grâce à l’imprimé et aux documents qui s’accumulent dans les grandes bibliothèques qui préservent la mémoire du monde.
Ces témoignages permettent de faire le tour d’un univers qui ne cesse d’étonner même quand on fréquente les livres tous les jours.
Un texte peut aussi prendre une importance capitale dans une société et bousculer l’ordre des choses. Un manifeste comme le Refus global au Québec est devenu une référence et un texte mythique. Un cri libérateur qui a mené à la Révolution tranquille. C’est ce qui fait que l’humanité possède des textes cultes, sacré presque comme Don Quichotte de la Manche (imprimé en 1605) ou encore L’odyssée d’Homère, dont la première traduction en français, remonte en 1574. Ces textes ont marqué l’imaginaire et ont eu une importance décisive sur l’art de raconter des histoires.

TÉMOIGNAGES

Un très beau livre qui nous présente des figures attachantes, le dernier texte de Benoît Lacroix qui parle de sa passion pour la lecture alors qu’il est centenaire.  

La lecture ! Mon amour, mon passe-temps, ma vie encore aujourd’hui à cent ans (déjà !). (p.27)

Hubert Reeves aussi, Louise Portal et plusieurs autres, dont Laurent Laplante (que dieu ait son âme) qui questionne les médias, la parole de plus en plus muselée dans la presse et la liberté qu’offre les livres, le dernier refuge de la liberté de pensée et d’expression.
Une manière de s’attarder auprès d’un objet qui a toujours été au centre de mes activités, ces volumes qui ont accompagné les étapes importantes de ma vie. Je suis l’un de ceux qui ont été contaminés par l’écrit, même si les livres étaient une denrée rare dans la maison de mon enfance. C’est peut-être cette rareté qui m’a poussé vers eux et à lui vouer un véritable culte pendant toutes ces années.
Il manque cependant le témoignage du chroniqueur, du critique qui est souvent vu comme un juge qui sépare l’ivraie du bon grain, celui qui a la difficile tâche de trancher entre ce qui est bon et mauvais. Un travail contesté et souvent contestable qui permet bien des écarts dans les médias. Il reste un intermédiaire important pour faire connaître une fiction ou un ouvrage scientifique à un public élargi. J’aurais aimé qu’un chroniqueur explique ses choix, sa façon de lire et ce qu’il cherche dans un roman, un essai ou un recueil de nouvelles. Les approches des chroniqueurs restent souvent nébuleuses et leur regard semble relever la plupart du temps de l’arbitraire et des préjugés. Surtout en littérature québécoise.
Comment ne pas applaudir devant un tel projet et surtout devant la facture d’Une incorrigible passion. Pour une rare fois, j’ai remisé mon marqueur jaune et n’ai laissé aucune trace de mon passage. Je n’ai pas osé, par respect pour l’objet. Un beau cadeau à offrir en ce temps de réjouissances.


UNE INCORRIGIBLE PASSION de JO ANN CHAMPAGNE, une publication des ÉDITIONS FIDES.