jeudi 28 décembre 2017

MORISSET ET MALENFANT SE LIVRENT


MICHELINE MORISSET ET PAUL CHANEL MALENFANT ont correspondu de 2013 à 2017. Pour le plaisir d’écrire certainement parce que les deux habitent un même coin de pays dans le secteur de Rimouski. Il aurait été facile pour eux de se rencontrer pour de vrai. Mais s’asseoir autour d’une table, pour le temps d’un café, ne permet pas le même contact. Dans une lettre, on prend la peine de se situer dans le temps, de tenter de faire l’inventaire de son être. Le courriel et Facebook ont changé nos habitudes. Il est désormais plus facile d'être en contact avec la tribu de ses amis. Mais pour arriver à une publication, les partenaires doivent aller au-delà de la pluie et du beau temps. Il faut une formidable générosité et surtout une totale franchise.



Les échanges épistolaires m’ont permis de lire de véritables bijoux. Des trésors d’humanité, de partage et de sincérité. Je pense à Geneviève Amyot et Jean Désy qui ont correspondu une dizaine d’années, se disant tout de leurs angoisses, leurs peurs, leurs maladies, leurs découragements et leurs enthousiasmes. Ils se livrent totalement dans Que vous ai-je raconté ? Des cris d’existence, le chant de deux êtres. Magnifique et poignant.
Je pense aussi à Marcelle Ferron, à ses sœurs et ses frères. Le droit d’être rebelle nous entraîne dans l’intimité d’une famille qui a marqué le Québec avec Jacques, Madeleine et Marcelle l’artiste, la peintre et la sculpteure. Toute une époque et une démarche de créateur dans ses espoirs, ses découragements, ses enthousiasmes, son exil, ses misères financières et amoureuses. Absolument fascinant.
Pourtant, les lettres de Gabrielle Roy à son mari sont d’une grisaille à donner le cafard. Surtout que cette correspondance est à sens unique. Nous n’avons que les lettres de madame Roy et pas celles de son mari Marcel Carbotte, si elles existent. Mon cher grand fou… est le seul livre de Gabrielle Roy qui m’a déçu pour ne pas dire autre chose. Je me demande comment j’ai fait pour aller au bout de ces 700 pages.

TITRE

Le bleu ne fait pas de bruit de Morisset et Malenfant. Quel beau titre ! Un emprunt au poète Jean-Michel Maulpoix. Micheline Morisset a l’art de nous secouer avec des titres un peu étrange et singulier qui sont un poème en soi. La musique exactement ou Ce visage où habiter. Que dire de Le cœur, c’est fatal. Paul Chanel Malenfant est un peu plus abstrait dans cet art. Toujours jamais ou Le verbe être n’ont rien pour m'enthousiasmer.
Les deux se lancent dans cette aventure en mars 2013 sans trop savoir où les mots vont les entraîner. Entreprendre une correspondance, c’est comme lancer une bouteille à la mer. Micheline Morisset le précise dans une courte préface.

J’ignorais à l’époque que cette correspondance serait publiée, que je me lèverais à la sauvette le matin, pour poursuivre la conversation laissée en friche la veille et qui, au lever du jour, traînait au bord de ma pensée et me sortait de l’isolement. Je ne savais pas encore à quel point j’aimerais lancer à la mer, dans le calme lumineux, ces instants de papier. C’est si facile maintenant d’expédier une lettre par courriel. On suppose qu’elle ne peut pas prendre l’eau. Et pourtant…

Quatre ans à s’écrire des textes où l’on saute sans parachute, où l’on a le temps de ressentir toutes les émotions du dur métier de vivre. Le bonheur aussi, le plaisir des saisons, les publications et aussi la douleur de perdre un compagnon dans le cas de Paul Chanel Malenfant, la maladie du côté de Micheline Morisset. Assez pour qu’ils se livrent sans masques et maquillages.
L’écriture toujours là, obsédante, imposante qui happe Micheline jour après jour, la fait se réfugier dans son bureau comme une migrante qui n’ose plus mettre le nez dehors, affronter un monde improbable ou encore la passion de Paul Chanel pour les maisons, les jardins, les fleurs et les coins chaleureux où l’on sent une présence, une attente je dirais pour la réflexion et la lecture. Ces lieux où l’on peut respirer en savourant son café, se pencher vers les objets qui habitent le silence, se sentir tout là dans son corps et sa tête.

QUÊTE

Les deux tentent de comprendre pourquoi ils sont ce qu’ils sont, d’habiter l’espace, de surprendre son interlocuteur pour mieux se trouver peut-être. Poser une question, c’est souvent la diriger vers soi. Pourquoi cette fascination pour la littérature, cette entreprise où le monde ne prend consistance que quand il peut se transformer en mots.
Le retour à l’enfance est inévitable. Les écrivains ne se lassent jamais de parcourir cette distance entre le soi de l’enfant et le monde adulte où ils ont souvent l’impression de perdre pied ou d’être des désadaptés.

Les mots se hissent en moi avec leurs visions de l’amour et ses fatalités. Le courant surgit d’une ancienne terreur que mes ancêtres n’ont pas su celer dans l’éternité. Miettes d’être. Les hommes font des faux pas et ils en meurent. (p.65)

Et Paul Chanel de répondre.

J’ai été un écrivant, un enfant scribe, un artisan de la lettre, de l’alphabet, du dictionnaire Larousse qui « sème à tout vent », et je ne m’en remets pas. (p.82)

Les deux jonglent avec des questions qu’ils n’osent pas formuler peut-être devant leurs proches. Cette manie, cette maladie de vouloir tout changer en mots, de voir le monde dans une phrase ou un paragraphe. Cette obsession qui me hante et qui me fait me lever avant l’aurore pour m’enfermer dans mon Pavillon, pour secouer un texte pendant des mois et des années, m’allonger sur une phrase comme je le fais sur le lac gelé sans trop savoir si la glace est assez solide pour porter mon poids. Parce que l’écriture est toujours un risque, un défi à la vie, la folle entreprise de se tourner vers soi et les autres. Une sorte de justification, parce qu’en écrivant, on éprouve toujours une certaine culpabilité. L’impression de voler du temps à ses proches et ses amis. Pourquoi se retirer du monde, de toute l’agitation qui fait courir toute une société autour de soi ? Pourquoi ce désir de silence qui vous happe et menace de vous anéantir ?

Je n’ai pas l’art des carnets. Je n’ai jamais tenu de journal intime ; ne m’en sentais pas le droit. J’estimais que de telles confidences m’auraient mise en danger. La totale impuissance de l’enfance… J’ai noirci un seul journal, ligné, des années plus tard, à l’hôpital, sous le regard puissant d’une médecin-accoucheuse, après l’enfilade de jours catatoniques où je n’avais pas su échapper au non-sens. (p.98)

QUESTIONS

Les deux lisent beaucoup, s’accrochent à des extraits qu’un écrivain a glissés dans un texte. Ces phrases qui vous arrêtent parce qu’elles sont une partie de votre pensée. Quelques mots qui figent le temps, vibrent en vous dans un éclat de conscience.
J’imaginais, madame Micheline, dans l’ombre de son bureau, devant son ordinateur, à l’abri de toutes les extravagances de l’été, de ses géraniums qui dépérissent si rapidement, cette vie qui s’éloigne, qui va, qui éblouit et qui peut aussi être un jour d’automne quand le gel mord partout. Ou la magie aveuglante de la neige par les jours sonores de janvier.
Les deux vivent par et dans un texte. Celui que l’on pousse un peu plus loin chaque jour et les livres des autres qui viennent vous secouer comme les vagues du grand fleuve auprès duquel Micheline Morisset vit sans prendre souvent le temps de le voir marquer les jours à sa manière.
Paul Chanel Malenfant aime aller à l’étranger, devient frénétique dans la ville folle qu’est New York ou encore s’enthousiasme devant une exposition. L’art pour oublier la mort tout autour. Comment fermer les yeux devant la mort qui frappe au coeur des foules ?
La perte d’une grande amie, d’un père, la vie qui flanche à gauche et à droite. Le compagnon de vie qui écoute l’écrivain dans ses questionnements et ses frayeurs, la maladie qui vous fait vous recroqueviller sur vous.

Les mots trompent le réel. Ils font semblant de se prendre pour les choses, de décalquer nos faits et gestes, d’aborder notre âme comme s’ils la connaissaient par cœur. Les mots trompent l’œil. Ils jouent, sur une scène de carton-pâte - la feuille de papier vierge ou l’écran lumineux de l’ordinateur -, le drame ou la comédie de nos vies. (p.151)

Des témoignages bouleversants. Parce que nous sommes dans l’être, dans la pulsation qui fait que nous respirons, que nous pouvons aimer, le regard d’un oiseau qui s’envole sur la galerie, le vent qui brasse les feuilles. Une quête où les écrivains cherchent le pourquoi des choses, le comment de la vie sans jamais trouver de réponses.
J’ai aimé la terrible franchise de Micheline Morisset et Paul Chanel Malenfant, certaines réponses, certains cris de l’être et leurs glissades d’âme qui font que la vie est parfois si difficile et d’autres fois, un moment de grâce où nous avons l’impression de prendre l’éternité à bras-le-corps.


LE BLEU NE FAIT PAS DE BRUIT de MICHELINE MORISSET ET PAUL CHANEL MALENFANT, une publication des ÉDITIONS D’ART LE SABORD.

 
http://www.lesabord.qc.ca/

mardi 26 décembre 2017

FRANCE BOISVERT ET SES PROMESSES

FRANCE BOISVERT nous invite dans une classe avec de vrais étudiants dans Professeur de paragraphe. Un groupe où l’on étudie le français, la littérature comme on le fait partout au Québec dans les cégeps ou les universités. Maurice enseigne depuis un certain temps, trop peut-être. Voilà un résistant qui a vécu toutes les réformes du ministère de l’Éducation, la mutation des étudiants et des étudiantes au cours des années. France Boisvert connaît bien ce sujet puisqu’elle enseigne le français et la littérature depuis trente ans. Voilà l’occasion de nous faire vivre les difficultés qu’un missionnaire de la littérature rencontre au jour le jour quand il tente de susciter la curiosité des jeunes envers certains grands prosateurs de la langue française.

D’habitude, je ne m’attarde pas aux livres qui me déçoivent. Autrement dit, au lieu de dénigrer le travail d’un écrivain, je préfère passer à un autre livre. C’est pourquoi sur mon blogue, vous ne trouverez pas souvent de chroniques négatives, du moins dans ma période récente. Certains disent que je fais des chroniques de complaisance, que je suis un gentil chroniqueur qui flatte les écrivains dans le sens du poil. Un premier regard sur mes textes peut donner cette impression.
Il se publie des centaines de romans, d’essais et de recueils de nouvelles au Québec chaque année. Alors si un titre n’apparaît pas dans mes chroniques, vous pouvez vous demander si j’ai eu le temps de le lire, ou si cet ouvrage n’a pas réussi à me convaincre. Je ne parle jamais non plus des publications à compte d’auteur.
Il y eut une époque où j’avais la détente rapide et me permettais de véritables incursions dans les nouveautés, sabre à la main. Pour les curieux, allez fouiner dans les archives de mon blogue.

RETOUR

Vous le savez, je suis également écrivain. Et j’ai goûté à la médecine de certains critiques au cours des années. Réginald Martel a été particulièrement cinglant, me réduisant en charpie à plusieurs occasions. Le critique de La Presse m’a laissé sur le carreau, surtout après la parution de mon roman Les Oiseaux de glace. Ça fait mal à l’être et je peux dire que la blessure ne cicatrise pas vraiment. Alors, cela m’incite à la prudence et je connais les conséquences d’un texte dévastateur.
Je tente plutôt d’établir un dialogue avec un écrivain, souvent quelqu’un que j’ai rencontré, que j’aime bien et que je croise dans les salons du livre. Parce que je suis toujours là quand l’occasion se présente de rencontrer des écrivains et de dénicher de nouveaux auteurs. Certains tournent le dos quand ils me voient. D’autres me tiennent responsable d’avoir saboté leur carrière d’écrivain. Je me suis toujours dit que je devais pouvoir prendre un café avec l’auteur que je venais de malmener dans un journal ou une revue. Je ne suis pas l’ennemi des écrivains. Je les accompagne depuis si longtemps.

APPROCHE

Je considère maintenant que mes chroniques font partie de ma démarche littéraire. Elles sont aussi importantes que mes œuvres de fictions ou mes carnets. C’est une manière de parler de soi et des autres, de tenter de cerner le grand mystère de la fiction et de la littérature. Ce plaisir que l’on éprouve ou pas devant un texte, une histoire, une écriture.
Je n’ai pas de grilles d’analyse, de moule pour dire si un livre est réussi ou pas. Quelqu’un qui se risque dans la critique ou la chronique y arrive avec ses préjugés, ses préférences, ses limites et ses goûts. Tout comme l’écrivain a ses lectures, ses auteurs favoris et un genre où il se sent à l’aise. Un écrivain et un chroniqueur sont des frères siamois.
Je cherche en tant que lecteur à faire un bout de chemin avec un auteur. Il faut que ça clique, que le courant passe, que nous allions quelque part. La magie doit s’installer, que j’adhère à sa démarche. Enfin, il doit y avoir aussi une écriture, un style, ce que j’appelle une musique. Il faut une empreinte. Malheureusement, il arrive que ça ne marche pas, ça arrive même assez souvent.
Et je suis un lecteur qui peut se laisser convaincre facilement. J’oublie mes goûts, mes préférences naturelles pour accompagner un romancier ou une romancière avec le plus d’empathie possible. Je ne dois surtout pas chercher un autre livre dans celui que je lis. Lire le livre et seulement le livre que j’ai dans les mains. Et quand je deviens chroniqueur, je dois faire ressentir ce plaisir et raconter l’aventure que j’ai vécue.

PROFESSEUR

Et Professeur de paragraphe dans tout ça ? Habituellement, je ne me serais pas attardé à un roman comme celui de France Boisvert. Premier réflexe : je me tais. Et puis ce n’est pas si simple. Je suis déçu par ce roman et un peu fâché contre France Boisvert. L’enseignement de la littérature, des œuvres importantes a pris tellement de place dans ma vie. Comme si elle me touchait personnellement dans ce roman.
J’ai eu du mal avec ce ton, ce cynisme qui transpire dès les premières pages. Maurice ne croit qu’en la littérature française et celle des grands prosateurs russes. De quoi me faire grogner ! Les écrivains du Québec sont de pauvres asthmatiques même s’il semble en lire quelques-uns. Et pour lui, tous les étudiants sont des cancres et des ignares. La certitude que je partais en voyage avec un homme qui allait me tomber sur les nerfs pendant des jours.

À l’aube, les professeurs qui dispersaient le premier cours de la journée pouvaient entendre leurs sinistres croassements saluer leur arrivée. Tout au long de la journée, la bande d’oiseaux noirs surveillait les années et venues des gens pour s’envoler de leur perchoir et laisser planer leur ombre au-dessus des lieux, imperturbables aux diverses réformes prescrites par le ministère de l’Éducation qui s’enchaînaient les unes aux autres en un savant désordre. (p.13)

Ça donne le ton. Corneilles et étudiants et enseignants. L’impression d’être dans un collège des années 40. Malgré tout, il semble que quelques-uns aiment les cours de Maurice. Il se démène et donne tout comme un joueur de hockey à chacune de ses présences.

VIE

Et puis on bascule dans sa vie personnelle. Sa vie de couple qui chambranle. Sa Janou rédige un dictionnaire de la nouvelle orthographe française. On n’en apprendra pas beaucoup sur le sujet.

Inutile de préciser que mon mariage m’enrage et bat de l’aile. Janou et moi, nous nous sommes installés dans les us et coutumes de l’encroûtement qui conforte, l’aveuglement volontaire, le déni des petits défauts qu’on ne voit plus, l’automatisme des enchaînements produisant le montage d’une relation indolore, inodore et sans saveur assurant la durée. (p.45)

Maurice se retrouve avec une syphilis en plus. Où a-t-il pu attraper ça ? Peut-être dans ses lectures. Notre professeur doit se débattre aussi avec une accusation d’agression sexuelle. Une étudiante, dont il ne se souvient plus, et le voilà forcé d’aller en thérapie sinon il risque l’expulsion du collège.
Là, nous sommes loin de la classe, des étudiants et de l’enseignement. Dans un éclair de lucidité, il se questionne sur son travail et peut-être sa manière de faire. Est-ce mission impossible que d’enseigner la littérature et le français dans le Québec de maintenant ?

Enseigner le français s’avère une mission impossible, l’occasion d’un voyage au bout de la nuit où j’emprunte chaque jour le pont des soupirs pour déboucher sur un pays qui n’existe pas. Reste l’utopie. Si la nouvelle orthographe avait permis aux jeunes de mieux maîtriser la langue française, ça se saurait. J’examine mon stylo devenu exsangue parce que je l’ai dévidé de sa sève carmina buriné, vermeille merveille, tout ce rouge sur du noir n’a rien à voir avec le sang bleu et sa particule, ô moi qui ne suis que pure roture… (p.84)

France Boisvert touche un sujet qui mérite mieux que le cynisme qui corrode la société du Québec depuis trop longtemps et surtout pas ces jeux de mots qui ne font jamais sourire. L’occasion était tellement belle. Il y a de si belles initiatives dans les collèges. Le Prix des collégiens par exemple… Et, je me suis souvenu de ce répétait Gaston Miron : « Dans un poème, il faut n’y trouver qu’un seul poème ». C’est ça avec France Boisvert. Il y a deux ou trois romans qui se chevauchent.
J’attends le roman sur le sujet qui va me bouleverser, une sorte de Monsieur Lazhar peut-être. Professeur de paragraphe ne remplit pas ses promesses. Du moins, je n’y ai pas trouvé ce que j’attendais. Et là, le doute me secoue. Si c’était moi… Peut-être que je suis parti du mauvais pied et que j'ai cherché un autre roman dans celui que j’avais dans les mains ? C’est comme ça. Un chroniqueur n’est jamais sûr, même dans ses enthousiasmes et ses détestations. C’est cela la beauté de l’entreprise. Un questionnement toujours à reprendre.


PROFESSEUR DE PARAGRAPHE de France BOISVERT, une publication de 
LÉVESQUE ÉDITEUR.



vendredi 22 décembre 2017

NIVIAQ KORNELIUSSEN NOUS SAISIT

NIVIAQ KORNELIUSSEN permet aux lecteurs de s’aventurer au Groenland, un pays que je ne connais guère, je l’avoue, sauf par les récits de quelques audacieux qui cherchent des traces de John Franklin, de sa terrible expédition de 1845. Plusieurs écrivains du Québec se sont aventurés dans le Nord après Yves Thériault et Agaguk. Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? et plus récemment Juliana Léveillée-Trudel dans Niirlit, un roman saisissant. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur la violence, les ravages de l’alcool et de la drogue chez les Inuit, les conséquences de la présence des Blancs dans ce pays si fragile et fascinant. Le dernier refuge peut-être des rêves d’un certain Nouveau Monde. Très peu d’autochtones cependant ont écrit sur leur vision du monde. Un noyau s’installe au Québec avec Naomie Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon  et quelques autres. Marie-Andrée Gill fait aussi entendre sa voix particulière. Niviaq Korneliussen propose un regard étonnant qui prend des couleurs particulières pour nous les Québécois.
  
La Peuplade a eu la bonne idée, il y a quelques années, de nous offrir en traduction des fictions qui nous arrivent des pays de la Boréalie. Trois ouvrages jusqu’à maintenant dans la collection Fictions du nord qui m’a entraîné en Laponie finlandaise avec Aki Ollikainen et dans l’Islande de Gyrðir Elíasson. Des romans fascinants pour les lecteurs qui cherchent un monde différent. Je pense particulièrement à La faim blanche d’Ollikainen, un texte d’une dureté bouleversante. J’ai souvent eu l’impression d’être un peu chez moi avec ce décor, la neige et les arbres. Et que dire du conte d’Elíasson, Les excursions de l’écureuil, qui m’a souvent fait perdre mes repères. La lecture nous égare parfois et c’est tant mieux.
Les aventures de Sara et Fia pourraient nous entraîner dans une petite ville du Canada, de la Sibérie ou du nord du Japon. Montréal, Winnipeg et Calgary peut-être. Des jeunes, femmes et hommes, n’en ont que pour la fête et les beuveries. Une jeunesse à la dérive dans ses excès et qui se moque des conséquences. Nous avons aussi ce genre de littérature chez certains écrivains du Québec. Des aventures avec des hommes et des femmes, des ruptures et des retrouvailles. Des secrets de famille entre frères et sœurs. Toujours la famille qui cause tant de traumatismes et d’angoisse. Une sorte de mal à l’âme hante cette jeunesse qui se débat et se noie souvent dans le présent qui devient un gouffre.
Un décor quasi absent et ce qui importe, ce sont ces jeunes qui se retrouvent jour après jour, la nuit surtout, dans des endroits sombres et bruyants où l’on danse comme des possédés, tout en buvant et se droguant. 

QUÊTE

Homo sapienne s’avère pourtant une extraordinaire quête d’identité. Ces jeunes Groenlandais sont aspirés par une fatalité qu’ils ne peuvent rejeter malgré tous leurs efforts. Quand on se sent impuissant, il reste toutes les extravagances souvent suicidaires. Ce qui n’empêche pas certains d’étudier pour arriver à briser peut-être le cercle infernal. Une certaine lucidité réussit toujours à s'imposer.

Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine. (p.30)

Ce n’est pas sans me faire penser au roman de Léveillée-Trudel qui se heurte à une fatalité qui écrase les jeunes femmes inuites séduites par les Blancs et abandonnées. Igaluit, le film de Benoît Pilon, illustre parfaitement cette réalité.
Cette formidable quête d’identité passe par une sexualité débridée et obsédante, par la mutation dans le cas de Fia. Un processus douloureux, terrible s’amorce en elle. Une sorte de mort symbolique pour renaître autre, dans son vrai corps. Elle doit se défaire d’une sexualité imposée pour s’installer dans sa vraie nature et se faire accepter par ses proches.
Ba initie Fia qui n’arrive jamais à s’abandonner dans les gestes de l’amour. Elle joue, fait semblant comme elle a fait avec les hommes. Elle découvre peu à peu qu’elle est un homme dans sa tête et son corps. Un sujet que l’on n’aborde que rarement dans notre littérature. C’est encore peut-être un tabou, je ne sais pas. Une question identitaire qui prend ici un aspect singulier.

MUTATION

Si on s’en tenait à la gestuelle des personnages, on aurait des corps qui cherchent frénétiquement le plaisir, l’orgasme et une forme de mort dans l’alcool et les drogues. Ce n’est surtout pas ça. Toute cette frénésie masque le désarroi d'une jeunesse qui tente de trouver des points d’ancrage. Tous doivent vivre une sorte de mutation pour continuer à croire à l’avenir. Ou bien fuir encore comme le frère de Fia qui réside à l’étranger et déteste son pays d’origine.

Je n’en aurais pas réchappé si je ne m’étais pas enfui. Mais ici, ils ne pourront m’atteindre. Je ne reviendrai jamais au Groenland. Je ne veux plus jamais être emprisonné. Je ne veux plus jamais être emmuré entre de hautes montagnes. Je ne veux plus jamais appeler un Groenlandais « mon compatriote ». Je ne veux plus jamais habiter au même endroit que les captifs de la prison. Parce que j’ai honte d’être groenlandais. (p.75)

Une situation difficile parce que tous se heurtent aux préjugés et aux normes de leur société. Ils ont appris les règles, les gestes acceptables et une certaine morale. Il faut un courage terrible pour s’arracher à ces balises et oser marcher dans un monde où il faut établir ses propres règles. Un cheminement qui se fait dans la douleur, le découragement, les hésitations qui peuvent pousser certains vers les gestes sans retour.
Faut-il mourir en quelque sorte pour renaître, trouver qui on est dans son corps et dans sa tête ? Qui sont ces garçons et ces filles qui se débattent continuellement entre la langue maternelle et l’anglais ?
Le texte de Niviaq Korneliussen est truffé de phrases en anglais qui montrent cette perte d’identité et d’ancrage. Nous en savons beaucoup sur le sujet au Québec. Que penser de tous ces jeunes qui choisissent l’anglais pour chanter en rêvant de devenir des Américains.

La noirceur amène aussi avec elle sa bonne amie la lumière. No thanks. Not ready. Je change la chanson avant qu’elle ne soit finie. Walk of Shame de P!nk démarre. That’s more like it. La légèreté me souhait la bienvenue. La légèreté amène avec elle la fête. Séduire des filles. Sexe. Vie sans intérêt. Repousser la faute sur l’alcool, être innocente. C’est la faute de l’alcool. Je ne suis pas méchante, c’est l’alcool qui crée des problèmes. Mais la légèreté amène aussi les effets secondaires de l’alcool. Les vomissements du lendemain. Les conséquences fâcheuses de l’inattention. La légèreté amène son maudit accompagnateur : le remords, qui ne vient jamais avant qu’il ne soit trop tard. Le remords. Le remords va avec la saleté. (p.187)

Une écriture incantatoire que la traduction n’a pas altérée et qui m’a fait souvent penser aux chants de gorges des Inuit. Si les répétitions m’énervent d’habitude, elles sont nécessaires dans ce texte d’hésitations qui témoignent d’une recherche frénétique où il faut s’accrocher aux mots comme aux barreaux d’une échelle pour se hisser hors de soi. Une forme de prière, de rapt sauvage pour cerner sa pensée qui ne cesse de se diluer et de fuir. Une écriture haletante, souffrante. 
L’anglais appuie ces pertes d’être, ces glissements du soi. C’est le propre de l’aliénation. Une langue bouscule l’autre pour s’imposer et couper les individus de sa propre réalité. L’anglais envahit tout l’espace de l’esprit peu à peu. C’est le cas partout sur la planète. Nous en avons beaucoup à dire sur le sujet au Québec avec ceux qui s’affolent devant la présence de plus en plus forte de l’anglais dans nos vies et ceux qui cherchent à se perdre dans l’américanité. Les jeunes vivent ce déchirement terrible au Groenland comme dans les rues de Montréal. Le plongeur de Stéphane Larue est certes un bon exemple de ce tremblement identitaire.
Ce roman prend une signification particulière pour nous les Québécois. J’y ai reconnu nos tiraillements, nos hésitations et nos certitudes qui n’en sont finalement pas. Notre acharnement aussi à se noyer dans les rires et un humour bouffi qui pousse vers un désabusement de plus en plus grand. Ce n’est pas vrai que l’on peut rire de tout et se moquer de son âme.
Madame Korneliussen nous décrit une pensée tronquée qui se double d’une hésitation sexuelle et identitaire. Une quête qui passe par le corps pour arriver à faire surface et à s’exprimer au grand jour. Un roman particulièrement touchant. Étourdissant même. Des propos qui frappent le lecteur en plein cœur. Absolument saisissant, mais d’une vérité périlleuse.


HOMO SAPIENNE de NIVIAQ KORNELIUSSEN, une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.