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jeudi 16 février 2017

André Major se laisse emporter par le quotidien

DANS L’ŒIL DU HIBOU, André Major nous ramène aux débuts des années 2000. Pour les fidèles, il faut se rappeler Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman qui s’attardait aux années 1975 à 1992. L’Esprit vagabond couvre 1993 et 1994 et enfin Prendre le large nous pousse dans les années 1995 à 2000. Qui dit carnet, dit fragments, réflexions qui dévoilent la vie de l’auteur. Une belle façon d’accompagner un écrivain, son écriture et ce qu’il ne cesse de chercher dans ses lectures. André Major est un formidable lecteur et dans ce carnet, il revient aux écrivains qui l’ont marqué. Le risque est grand, parce que l’œil du jeune enthousiaste et celui de l’homme qui a tourné le dos à la fiction ne peut être le même.
  
À quoi s’occupe un écrivain quand il renonce à la fiction et au roman ? Peut-il se murer dans le silence, ou tout simplement prendre une autre direction. L’écriture peut s’épanouir sur bien des terrains et nombreux sont ceux qui multiplient les expériences. « Il est facile de devenir écrivain, difficile de le demeurer et presque impossible de cesser de l’être », écrit-il dans son carnet.
Le quotidien l’occupe. Surtout que c’est un bricoleur impénitent et les menus travaux au chalet ou à la maison de la ville occupent ses mains et sa pensée. Je suis pareil. J’adore me lancer dans des constructions ou des projets autour de la maison. À vrai dire, je ne vois pas de différence entre échafauder une remise ou aménager une galerie, m’occuper d’un potager ou m’entêter devant un texte qui résiste. En écriture ou en menuiserie, il faut prendre son temps, penser à ce que l’on fait et ne jamais hésiter à ajuster, sabler pour arriver à ce que l’on souhaite. Et quelle satisfaction après !
J’aime particulièrement quand il décrit ses longues promenades dans la montagne de La Minerve et le plaisir qu’il ressent à marcher dans la forêt, à suivre un ruisseau, à s’attarder sur un pic qui le fige dans la beauté du monde. Jean Désy explique alors qu’il « sent son âme s’envoler ». Ou encore quand Major entreprend un dialogue avec un oiseau et s’émerveille de son chant.
Il m’arrive d’abandonner mon écriture pour m’intéresser aux mésanges qui fréquentent les mangeoires. Elles me confient bien des choses, surtout par les jours de grand froid.

Toujours est-il que, confiant ou pas, le hibou que je suis – ou prétends être – garde l’œil ouvert, comme si le spectacle quotidien du monde pouvait encore lui apporter matière à réflexion, comme si son détachement ne parvenait pas à l’en détourner. Les choses de la vie, qu’on qualifie parfois de petits riens pour en minimiser l’importance, prennent une plus grande place qu’auparavant. Les grands de ce monde, je ne les regarde pour ainsi dire qu’en passant. (p.10)

Ces instants que nos grandes préoccupations font oublier. Surtout quand un travail vous aspire et que vous devez vous débattre avec des heures de tombée. J’ai passé des années à courir comme journaliste et je dois dire que quitter ce travail, non pas prendre ma retraite comme on le répète trop souvent, ne m’a demandé aucuns efforts. Je me consacre à la lecture et à l’écriture maintenant, à perdre mon temps devant les arbres, les nuages sur le lac devant la maison ou encore à surveiller les jeux du soleil sur la neige.

REGARD

C’est peut-être le plus important. Avoir le temps de s’attarder à tout ce qui vit et bouge autour de soi, ne plus avoir à chercher son souffle dans la fin du jour. Il y a aussi ces moments de recueillement sur un livre que j’ai lu alors que j’étais aux études, que je m’accrochais à des écrivains comme à des bouées de sauvetage. J’étais convaincu que la lecture allait changer ma vie et je le crois encore.
Je ne suis pas encore rendu aux relectures, même si j’aimerais renouer avec Tolstoï et Dostoïevski. Hamsun bien sûr et Jean Giono qui a été si important pour moi. Je ne manquerais pas non plus de faire un détour par Faulkner et Steinbeck. C’est tentant, mais la tenue d’un blogue me force à lire mes contemporains. Et ce n’est jamais une corvée ou un devoir.

Si j’ai perdu le goût de la nouveauté depuis que je ne lis plus pour des raisons professionnelles, c’est au profit d’une bibliothèque idéale où sont rassemblés les interlocuteurs dont la voix familière ne cesse de me dire quelque chose. C’est une forteresse où je ne crains plus grand-chose, où je pourrais demeurer enfermer un temps fou si je n’avais pas autant besoin de me dégourdir les jambes et de respirer le grand air. (p.29)

Je me demande si c’est sage aussi d’ignorer ses collègues. Un écrivain, même s’il a tourné le dos à la fiction, doit rester en contact avec ses contemporains et surtout surveiller ceux qui sont en train de le pousser vers la solitude et le silence. Que dirait-on d’un homme qui aurait vécu pendant des années sur une île - comme Robinson Crusoé - en lisant uniquement L’intranquillité de Fernando Pessoa. Que dirait-on de sa culture, de ses goûts littéraires ? J’ai du mal à suivre André Major de ce côté des choses.

QUESTIONS

Et je bougonne devant certains de ses propos. Je le connais, je m’y attends. Il serait le premier étonné si j’adhérais à tout ce qu’il dit. Je grince des dents quand il s’en prend aux féministes. Il ne rate pas une occasion, éprouve un malin plaisir à s’attarder aux exagérations ou aux déclarations malheureuses. Oui, même les féministes peuvent déraper et les hommes ne sont pas prêts à leur laisser la place dans ce domaine.
La langue parlée et écrite au Québec le fait réagir souvent et je le sens de plus en plus loin de notre société.

Il y a peu de romanciers que je suis encore capable de lire avec joie. Ce sont ceux qui ne racontent pas seulement une histoire, mais qui ont une voix dont les échos retentissent en profondeur. Pour éprouver cette joie, il m’a fallu, ces derniers mois, relire des pages de Flaubert et de Thomas Bernhard – ces désenchanteurs qui me redonnent le goût de me remettre au travail. (p.148)

Bien sûr, je prends souvent des chemins de traverse pour suivre un écrivain finlandais ou norvégien quand ce n’est pas un voisin des États-Unis. Ou bien un Canadien anglais qui m’étonne toujours. Boréal, Alto et La Pleine lune offrent d’excellentes traductions. 
Je reste fidèle à mes contemporains parce qu’ils me disent qui je suis. Si je me retranchais dans les lectures de ma jeunesse, j’aurais l’impression de refuser d’être ici, maintenant.

BONHEUR

C’est un réel plaisir que de suivre Major dans ses promenades en montagne ou encore de rêver avec lui devant son lac dans le calme du soir. Nous pourrions le faire ensemble, en silence, n’ayant pas besoin des mots. Vivre alors est un simple regard.
Je m’égare souvent aussi dans un carnet de Robert Lalonde qui plonge dans les fardoches, fonce à grandes enjambées ou s’arrête devant les ravages d’un chevreuil. Je ne suis pas certain que Major aime Robert Lalonde, son écriture généreuse et rebondissante. Il préfère la phrase qui coule comme l’eau d’un ruisseau sur la mousse sans faire de bruit. Une écriture invisible, parfaitement lisse. J’aime, mais j’adore aussi les écrivains qui font des bulles et vous en mettent plein la vue. Je ne lui conseille pas de lire Hervé Bouchard. Il s’étoufferait à la première phrase.
« Du bel ouvrage », comme disait mon père. Je l’ai lu en prenant mon temps. Il le faut pour voir et à respirer autrement. J’espère qu’il y aura d’autres carnets, je les attends. L’impression de trouver un frère. Nous partageons un même amour pour les mots et la littérature, ce qui devient de plus en plus rare dans notre société d’agités.

L’ŒIL DU HIBOU d’ANDRÉ MAJOR est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA VIE EST DOMMAGE de JACK KEROUAC est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.


http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/oil-hibou-2541.html

jeudi 9 février 2017

Christiane Lahaie cherche au-delà des apparences

AMÉLIE A COMMIS L’IRRÉPARABLE. L’adolescente s’est laissée prendre par un manipulateur qui a profité de sa naïveté et de son besoin d’attention. Elle a dévoilé ses seins devant l’écran de son ordinateur et l’image a fait le tour de son école. La jeune fille doit se refaire une santé mentale chez sa tante qui l’héberge. Un facteur à la retraite, pour payer ses dettes de jeu, accepte de livrer un colis. Sa démarche n’aboutira jamais parce que le destinataire est introuvable et que l’édifice, où il travaille, est un véritable labyrinthe. Une femme, nue sur le toit d’un édifice du centre-ville, menace de sauter dans le vide et paralyse toutes les activités du secteur. Une journée comme les autres dans un monde cruel où chacun est prisonnier de sa solitude.

Le titre du roman de Christiane Lahaie, Parhélie ou Les corps terrestres, est intrigant. Parhélie signifie « tache lumineuse due à la réflexion des rayons solaires sur un nuage de cristaux de glace ». Une sorte d’illusion en somme qui peut nous fait croire à l’existence d’une chose ou d’un être qui n’existe pas. Voilà qui en dit long sur le texte de madame Lahaie qui s’attarde aux reflets qui ne cessent d’attirer l’attention pendant que les « corps terrestres » poursuivent leur course dans la plus terrible des solitudes.
Abele Seraphini est un solitaire qui ne cesse de fuir et de se dérober. Il cherche le destinataire d’un colis qui change continuellement de lieu et d’occupation. Un véritable courant d’air qui disparaît avec le matin pour surgir dans le soir. Il est « l’ange annonciateur » qui ne trouve pas sa direction.
Amélie, après son geste impulsif, est devenue celle que l’on pointe du doigt. Elle souhaitait un peu d’attention, un regard qui lui disait qu’elle existe, qu’elle peut être belle dans le regard d’un autre. Elle a attiré tous les yeux et sa vie est devenue un enfer.
Et il y a cette femme sur le toit d’un édifice qui délire dans le soleil et qui ne sait plus qui elle est. Elle pense s’envoler peut-être, échapper à son corps après une épreuve qui lui a broyé l’esprit.
Chacun tente de trouver quelqu’un, de retenir son attention. Parce que ce n’est pas tout de vivre. Il faut des liens avec ses semblables, sentir une main ou une épaule de temps en temps.
Devenir quelqu’un dans notre époque n’est pas une mince affaire. Il y a tellement de sollicitations, de cris pour attirer l’attention, créer l’illusion. Que dire de ces émissions de radio où les gens appellent pour parler du sujet du jour et devenir quelqu’un. On a même fait appel aux auditeurs, dernièrement dans une station de Québec, pour leur demander si un homme devait uriner debout comme un vrai mâle ou s’asseoir…
Ça peut expliquer peut-être le succès des médias sociaux. Chacun imagine devenir quelqu’un. Les plus fragiles posent des gestes désespérés avec Amélie ou profèrent des grossièretés qui peuvent les suivre longtemps. Notre époque est fertile en assertions et recettes où le bonheur est assuré. Les médias martèlent la vérité et la discussion, malgré tous les sparages, n’intéresse personne. Ce qui importe, c’est ce moi qui a tout à dire. Et si tu deviens le sujet d’une véritable curée, la vie est impossible.

En un sens, Danaé a bien fait. Amélie devenait folle à force d’aller voir ce qu’on disait d’elle dans les réseaux sociaux. Elle avait arrêté de dormir et de manger. Elle se rongeait les ongles jusqu’au sang. Même le vernis amer destiné à lui faire perdre cette vilaine habitude n’avait plus d’effet sur ses papilles. Elle se serait rendue à l’os si on ne lui avait pas enlevé tous ses bidules. (p.25)

Les personnages de Lahaie n’aiment pas leur image et tentent de s’arracher à leur drame existentiel. Tous sont en quête d’une présence, d’un sourire peut-être pour exister.
Amélie ne cesse de feuilleter les revues où des femmes au corps parfait s’affichent. Alice moderne, elle se cherche dans un miroir qui lui retourne une image qu’elle ne sera jamais. Qui a les jambes idéales, la poitrine de rêve, les lèvres sensuelles ? Ces femmes parfaites sont souvent « arrangées » par la chirurgie ou encore par un logiciel qui rend toujours plus beau que beau. Ces interventions diaboliques permettent de modifier son apparence et de glisser dans un autre corps. Je songe au drame de Nelly Arcand qui était obsédée par le regard de l’autre. Sa vie ne pouvait que glisser vers la catastrophe.

REJET

Abele Seraphini a ressenti quelques sensations fortes en jouant aux cartes, n’ayant jamais personne avec qui parler et rêver le monde. Il a marché dans la ville en distribuant des lettres, enviant peut-être ceux qui recevaient des messages quand lui rentrait le soir avec rien dans les mains. Il lui restait son chat pour amorcer un dialogue impossible.
La femme brûlée par le soleil se donne en spectacle. Qui elle est ? Où est sa réalité ?

J’ai chaud. Je crois, oui, que j’ai chaud. Mais je n’en suis pas sûre. Au loin, je vois de grandes tours, serrées les unes contre les autres. Peut-être qu’elles ont chaud, elles aussi. Et ce bleu, tout ce bleu si clair. Si transparent. J’essaie de me souvenir. Mais j’ignore de quoi je dois me souvenir. Ai-je un nom ? Ai-je quelque chose qui puisse ressembler à un passé ? J’ai trop mal pour que des images me viennent en tête. Tout à l’heure, j’ai touché à ma joue droite. Retiré un bout de tissu qui pendouillait. Depuis, mon visage brûle et je voudrais que le soleil s’éteigne. (p.27)

Nous accompagnons Icare qui se consume et pense fuir la gravité terrestre et un corps trop lourd et douloureux.
Abele Seraphini court derrière une ombre qui prend tous les visages. Tous ceux qu’il croise donnent une description différente d’Angel Stone, des illuminés qui se consacrent à des tâches absurdes. Véritable dédale que cet édifice du centre-ville où il se retrouvera peut-être devant le Minotaure.

REFLETS

Le monde multiplie les reflets et transforme le corps. L’illusion et les images ne peuvent que décevoir, les médias sociaux ne savent qu’enfermer dans un terrible labyrinthe où les issues se dérobent.
Madame Lahaie suit des solitaires qui ne savent comment échapper à leur fatalité. Elle s’attarde surtout à ceux qui se sentent mal dans leur corps et qui cherchent à muter. De quoi devenir schizophrénique dans un monde où l’irréel et le virtuel s’imposent comme la vérité à atteindre.

Seraphini, qui ne veut pas en savoir davantage, en profite pour filer. Non seulement il n’a pas encore trouvé Angel Stone, mais il éprouve un malaise sans cesse croissant à l’idée de transporter un colis qui puisse s’avérer incriminant. Il a déjà assez de problèmes. Inutile d’en rajouter. Ce Stone n’avait aucun scrupule et ne mérite pas qu’on fasse preuve de tant de zèle pour lui. S’il n’y avait pas tant d’argent à la clé, Seraphini rendrait le colis au nain et trouverait une autre façon de rembourser ses dettes. (p.78)


Un regard singulier sur notre monde où les frontières ne cessent de bouger. Et tout geste de transgression pour s’avancer vers la perfection virtuelle s’avère terriblement dangereux.
Amélie est abandonnée dans son adolescence, comme Seraphini qui ne peut s’arracher à sa solitude. Et que dire de cette femme qui veut sortir de sa douleur et qui se retrouve au coeur d’un spectacle horrible.
Amélie et Seraphini vont vivre une éclaircie, un espoir. Le facteur a un terrible secret qu’il ne peut partager. Nous sommes tous un peu à son image. Ce qui est n’est pas et ce qui n’est pas est.

Nu, face au miroir, il contemple son sexe court et pendant. Puis, plus bas, bien dissimulée sous la toison grise, la fente discrète où nul ne s’est aventuré. À la naissance, tout cela aurait pu être corrigé. Mais les parents de Seraphini n’ont jamais pu s’entendre. Alors, tout est demeuré tel quel.
Dans la cuisine, Nitro miaule. Réclame son dû.
- J’arrive, j’arrive !
Seraphini enfile son peignoir de coton usé à la corde. Se permet de sourire à son reflet. À la télé défilent des images en boucle de Justine d’Aubigny, de son chirurgien plastique, d’un officier de police et d’un pompier. Elle était splendide, pourtant. (p.136)


Il s’agit bel et bien de la femme qui voulait s’envoler du haut de l’édifice. 
Un roman fascinant où les protagonistes doivent muter dans leur tête et leur corps pour toucher leur moi profond. Les humains chez Lahaie semblent condamnés à la plus terrible des solitudes. Tous sont attirés par des reflets et des mirages comme les papillons que vous connaissez. Chacun est prisonnier de ses obsessions et s’isole de plus en plus. À moins d’être ce Stone insaisissable, cette ombre qui ne cesse de muter, cet « ange de pierre ».
Qu’est-ce que j’ai tenté de fuir dans ma vie ? Qu’est-ce que j’ai refusé de voir… Christiane Lahaie nous laisse avec ce genre de questions qui trouvent difficilement une réponse. J’en suis à me demander si les livres que j’ai publiés ne sont pas tout simplement des pièces à conviction. Un roman puissant.

PARHÉLIE OU LES CORPS TERRESTRES de CHRISTIANE LAHAIE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Le regard du hibou d’ANDRÉ MAJOR, est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.

jeudi 2 février 2017

Mylène Bouchard offre un roman d’amour et d’amitié

AMANDA PEDNEAULT EST née à L’Île-aux-Coudres, le jour même où l’on faisait brûler la goélette l’Amanda Transport sur le fleuve. Pierre Perreault, le réalisateur de plusieurs documentaires, a fait époque en s’attardant au passage du temps, à l’avenir de ces insulaires qui se heurtaient à la modernité. Amanda quittera son île, restera fidèle à ses amis, vivra la grande passion avec Milan, tentera dans ses écrits d’expliquer à sa fille Sabina ce qu’elle a vécu et le monde qu’elle lui lègue.

Amanda explique son projet dès les premières lignes du roman et, par ce subterfuge, l’écrivaine Mylène Bouchard nous donne les clefs de l’aventure qu’elle nous propose.

Je me suis longuement questionnée dans le venteux hiver gaspésien sifflant sur ce que j’aurais voulu que ma mère fasse pour moi quand j’avais ton âge, si elle avait finalement quitté Pierre pour Daniel. Je me suis donné comme mission de parler avec toi en me berçant dans le salon, de réfléchir à voix haute en scrutant la mer, de te léguer une boîte de compréhension. Tu vas y trouver de tout, tu pourras entendre et lire… (p.9)

Autrement dit, l’écrivaine a tout jeté dans cette boîte : des enregistrements, des lettres, des fragments, une liste de ses amants, la Chronique des lièvres, des tableaux et une copie du film de Pierre Perreault : Les voitures d’eau. Des fragments, comme les galets qui entourent l’île d’Amanda, des morceaux épars qui permettront à sa fille Sabina (le nom vient d’un personnage de Milan Kundera) de reconstituer sa vie et peut-être, d’en tirer une leçon. C’est le travail qui attend le lecteur et auquel je me suis attelé avec un peu d’appréhension. Je n’aime pas les livres déconstruits ou encore qui multiplient les facettes et les labyrinthes pour le plaisir d’en mettre plein la vue. Je suis plutôt partisan de la nécessité textuelle et du juste nécessaire. Il faudrait bien que je m’explique là-dessus un jour.
Elle a de la suite dans les idées, l’écrivaine et éditrice, puisqu’elle publiait un essai sur l’acte amoureux en 2014. Dans Faire l’amour elle interroge l’amour et ses ramifications dans trois œuvres marquantes de la littérature : Roméo et Juliette de William Shakespeare, Anna Karénine de Léon Tolstoï et L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera que j’ai lu lors d’un voyage en Gaspésie, sous une tente à Forillon, pendant une pluie battante qui ne voulait plus lâcher le pays. J’ai dû jeter le livre au retour tellement l’humidité l’avait malmené. Oui, j’ai acheté un autre exemplaire du roman.
Faire l’amour dans le sens de fabriquer l’amour quand deux êtres se rencontrent et s’attirent. Nous sommes au-delà des contacts physiques et de la gestuelle amoureuse.

Cette dernière notion me permet d’émettre une hypothèse : l’amoureux fabrique l’amour qui, au terme de la construction, constitue une grande vérité. Faire l’amour. Comme la personne, l’amour « s’édifie à la manière d’une œuvre, à la faveur d’une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est la fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que l’on crée ». Autrement dit, l’amour devient l’événement qui le traduit, l’amour ressemble à ce que l’on en fait. (Faire l’amour, Nota Bene, p.10)

Amanda est née dans cette île du Saint-Laurent que Pierre Perreault a rendu célèbre par ses documentaires. Le cinéaste s’est mis à l’écoute de quelques personnages qui viennent d’une autre époque. Marie et Alexis Tremblay ne peuvent que regarder leurs fils et leurs filles se tourner vers l’avenir. Le passé brûle avec la goélette qui flotte tel un fanal sur le Saint-Laurent. J’ai vu ce film alors que j’étais étudiant à l’Université de Montréal. Cette œuvre unique m’a poussé vers La mort d’Alexandre et fait comprendre que je devais écrire sur la vie de deux de mes frères.
Une île, c’est un pays et aussi une ouverture sur le monde. Les gens de L’Île-aux-Coudres construisaient des goélettes ou « des voitures d’eau », s’éloignaient sur le fleuve jusqu’à la mer pour visiter les côtes de l’Amérique quand ce n’était pas l’Afrique. Ces gens partaient par plaisir, pour découvrir d’autres mondes, d’autres personnes et en ramener des trésors et des récits fabuleux.
Amanda a hérité du tempérament de ses ancêtres. Son père travaillait sur un bateau. Il faut lire les pages où Pierre passe tout près de l’île. Son épouse se met sur son trente-six pour le saluer de la galerie. Un moment intense que Madeleine oubliera une seule fois, lors d’une escapade avec Daniel. Tout vacille alors. L’amour est fragile et il faut le manipuler avec délicatesse.

Quand mon père était arrivé, ma mère l’avait senti distant. Loin d’être d’ordinaire flegmatique, cela supposait un sentiment camouflé. En forçant le dialogue, ma mère avait pu lui soutirer une explication : au passage du cargo devant l’île à la deuxième semaine de mai, sa femme n’était pas sortie sur la galerie pour leur rendez-vous à distance, elle ne s’était pas parfumée pour lui, elle n’avait pas fait voleter son foulard de soie rouge, signe de salutations tendres, de magnétisme, de proximité immanente. Leur code à eux depuis toujours : se regarder avec leurs jumelles, se parfumer même si c’était illusoire, secouer leurs foulards (mon père gardait un mouchoir dans la poche intérieure de son veston, avec quelques pastilles au miel), se souffler des baisers surabondamment. (pp. 113-114)

Amanda savait depuis son plus jeune âge qu’elle quitterait son île pour aller voir ailleurs. L’époque voulait cela et la navigation n’était plus ce qu’elle était pour les insulaires. La construction des navires en acier et les manoeuvres des grandes entreprises ont fait mourir une manière d’être.
Elle vivra la liberté des années 1970. Nous vivions alors au jour le jour sans trop nous demander ce qui allait arriver. Les amours se nouaient et se défaisaient et le Registre des lièvres pouvait prendre bien des directions.
La jeune femme s’installera à Prague avec Milan, le grand amour, du moins jusqu’à ce que la vie en décide autrement. Il y a les enfants, Sabina et Finn. Milan devient aveugle et Amanda rencontre d’autres hommes. Elle ne peut s’empêcher d’aimer, ne résiste jamais à ses pulsions. Nous sommes dans la ville où se déroule l’action de L’insoutenable légèreté de l’être, il ne faut pas l’oublier. Amanda est comme Tomas, le héros de Kundera, qui a du mal avec la fidélité.

CHOIX

Dans ce fouillis où l’on trouve des bouts de lettres, des enregistrements, des fragments et des réflexions, le lecteur prend ce qu’il veut. Je ne me suis pas attardé aux tableaux typographiques, me demandant cependant s’ils pouvaient prendre forme dans le corps du texte. J’ai évité aussi ces pages où l’auteure répète inlassablement un mot. Peut-être que lire le tout à haute voix en s’amusant de toutes les tonalités imaginables permettrait une sorte de danse ou de transe. Je n’ai pas essayé.
L’important, c’est Amanda, ses aventures, sa vie, ses amitiés et son oeil sur le monde. Elle a couru partout, suivi des hommes, vécu la fidélité, l’amitié, la passion qui finit toujours par se calmer. Et peut-être aussi qu’elle a connu une vie qui ne pouvait être possible que dans les années 1970.

Il fut un temps où pour moi l’amitié, c’était l’amour. Je mélangeais tout. J’étais irrationnelle comme en amour. Je transposais la passion vive de l’amoureuse à l’amitié, qui commande le calme. J’étais possessive. Je voulais chacun, chacune dans ma vie, chacun, chacune à moi. Cécile à moi. Michelle à moi. Aimée à moi. Comme en amour avec elles, à les trouver belles et désirables. (p.167)

Comment tirer tout cela au clair ? L’amour passe par l’amitié et l’amitié est certainement une facette de l’amour. Amanda vit en s’abandonnant à son instinct et n’en sait pas plus après qu’au début. L’amour est peut-être un état d’esprit ou une manière de surprendre le monde, de le voir de toutes les manières imaginables. Il faut certainement aimer pour parcourir le monde et écouter les hommes et les femmes qui se présentent à vous.

AVENTURE

Mylène Bouchard nous fait passer par plusieurs formes littéraires. Fragments, dialogues, poèmes, sentences, aphorismes, mots d’enfants et lettres. Véritable exploration qui m’a aspiré. Amanda ne porte pas le nom de la célèbre goélette pour rien. Un bateau doit affronter le large et toutes les mers du monde. C’est dans sa nature. La jeune femme sera constamment en déplacements, allant d’un homme à l’autre, comme la goélette qui allait et revenait à son port d’attache.
Quand la voyageuse s’installe dans sa maison de L’Anse-Pleureuse, elle ne peut que se bercer en ressassant sa vie. Elle se consume lentement comme la goélette dans le film de Perreault qui s’éloigne tel un lampion qui dérive au fil de l’eau avant de sombrer doucement.
Un roman fascinant qui s’interroge sur la pulsion, le désir qui fait que l’on est attiré par un homme ou une femme, que l’on sente le besoin de procréer et de tout recommencer, même après les plus grandes douleurs. La vie est possible pourvu que l’on accepte l’amour et l’amitié, le hasard qui a toujours guidé Amanda. Il est peut-être vrai aussi que l’on part pour revenir. Sans cela la vie n’aurait aucun sens. 
Mylène Bouchard nous surprend encore une fois et son texte envoûte. Amanda est un personnage fort qui n’évite jamais les turpitudes de la vie et de l’âme. À lire et relire pour le rythme de la phrase, pour les images, pour les multiples facettes qui tournent comme les escarbilles qui s’échappent de la goélette en feu et qui montent dans le ciel pour disparaître.

L’IMPARFAITE AMITIÉ de MYLÈNE BOUCHARD est paru à LA PEUPLADE.


PROCHAINE CHRONIQUE : PARHÉLIE OU LES CORPS TERRESTRES de CHRISTIANE LAHAIE paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.



lundi 30 janvier 2017

Michaël Delisle s’attarde à ses illusions tranquilles

MICHAËL DELISLE REVIENT à la nouvelle dans Le palais de la fatigue, un genre qu’il manie avec dextérité. Il présente ici six textes qui renvoient l’un à l’autre, se bousculent et se complètent d’une certaine façon. Encore là, il s’aventure dans son enfance, n’hésite pas à revenir sur des expériences marquantes. Son histoire m’a particulièrement secoué dans Le Feu de mon père où il esquisse un portrait sans compromis de sa famille. Il s’attarde ici aux ruptures et aux moments qui changent l’existence. Une rencontre, un geste, ou encore une impulsion fait basculer la vie. En 2005, Delisle remportait le prix Adrienne-Choquette avec Le Sort de Fille.

Le titre étonne un peu et a piqué ma curiosité. Michael Delisle s’explique dans sa deuxième nouvelle où il raconte une aventure amoureuse et l’arrivée du narrateur dans le monde de la poésie. Le palais de la fatigue est un point d’acupuncture que sa grande amie Johanne étudie avec enthousiasme et entend pratiquer pour changer la grisaille de sa vie. Ce point serait situé quelque part dans la main droite et permettrait de combattre la fatigue qui frappe un individu à un moment ou un autre. C’est un état qui touche le narrateur et tous les intervenants du recueil.
Les nouvelles de Michaël Delisle permettent aussi de retrouver des personnages à différents moments de leur vie. On peut presque parler d’un roman par nouvelles ou par fragments. Le personnage de la mère s’impose dans les premiers moments, de même que son frère qui cherche une manière de secouer sa vie. Il faut dire que la vie familiale est plutôt étrange et que la mère est imprévisible, pour ne pas dire étonnante.
Elle vit devant son miroir, se maquille pour des hommes qui débarquent et repartent tout aussi rapidement. Une femme qui oublie ses enfants et cherche continuellement à se faire une place. Un personnage pathétique.

Ma mère s’est aperçue de mon déménagement une quinzaine plus tard. Tout en redessinant ses lèvres, elle aurait demandé à mon frère :
— Me semble qu’on ne voit plus ton frère…
— Il ne vit plus ici, m’man.
Elle a levé les yeux de son miroir, l’air d’avoir mal compris. Mon frère m’a rapporté l’anecdote en espérant me culpabiliser, mais je riais trop et il n’a pas insisté. Elle avait troqué son médecin marié contre un mécanicien marié et recevait toujours, sur demande, le millionnaire obèse. Elle passait le plus clair de son temps à se rendre montrable. (p.59)

Johanne échoue à son examen d’acupuncture et renonce à son idéal.
Tout bascule chez les personnages de Delisle. Tous ont du mal à s’arracher au monde de leur enfance et à échapper à leur milieu social. Le frère finira par incarner des figures historiques avec conviction et abandonne femme et enfant pour une Américaine après sa période communiste. La vie broie un peu tout le monde et une forme de désespérance souffle de partout.

DÉSILLUSION

La désillusion coupe les personnages de leurs rêves, les pousse vers des métiers sans grand intérêt. Ils se lèvent le matin et vont au travail, rentrent tôt le soir pour s’occuper des enfants dans une vie de couple terne. Le je narrateur échappe à ce genre de destin par sa relation homosexuelle et l’écriture, du moins pendant un temps. Sa découverte de la sexualité coïncide avec celle de la poésie. Une relation avec un professeur, un poète qui fraye dans l’avant-garde du monde littéraire montréalais. Le garçon se laisse séduire et publie en dressant des listes. La modernité l’exige.

Un jour où je pensais le féliciter pour une de ses trouvailles — dans une de ses plaquettes, on retrouvait le mot osmose orthographié hosmose —, j’ai compris à ses dérobades, puis à son rire nerveux, qu’il ignorait le sens du mot. Mon insistance a fini par l’exaspérer et il a monté le ton : je devais comprendre que les champions de dictée ne faisaient pas nécessairement de bons écrivains. L’ordre et la correction ne rencontraient jamais l’esprit moderne. Il a fini par me traiter de « notaire ». Notaire… Le soufflet m’a dressé et, à partir de là, j’ai applaudi sans commenter. Tout comme j’évitais les phrases dans ma poésie, j’évitais de trouver à redire dans la sienne. (p.60)

Des poètes comme Nicole Brossard et Jean-Paul Daoust se profilent dans cette nouvelle où Delisle se moque de certains diktats littéraires. Nous sommes loin de la poésie existentielle, du besoin de dire pour vivre et respirer. Je l’avoue, c’est à partir de ce mouvement formaliste qui a tourné le dos à la poésie de Miron et Chamberland que j’ai décroché. Je n’arrivais plus à me reconnaître dans ces jeux et ces textes formatés. Il me semble que la poésie est un regard sur soi et l’univers, une manière de respirer et de secouer les normes qui ne cessent de nous assujettir. Je suis demeuré fidèle à mon ami Carol Lebel qui poursuit sa quête dans la plus belle des solitudes. Il faut beaucoup de courage pour tenter de respirer dans les yeux des autres. Ou encore, je reviens à Gilbert Langevin ou Paul-Marie Lapointe. Une flânerie dans leur oeuvre pour prendre plaisir à leurs mots qui gardent leur jeunesse.
Parfois, je me risque dans une nouveauté. Les jeunes poètes devraient lire un peu plus, il me semble. Des mots échappés sur une page, de la prose souvent que l’on échiffe. Charles Sagalane titille ma curiosité en secouant le monde à sa façon. Il y a aussi José Aquelin, François Charron toujours émouvant dans sa désespérance et sa solitude.

SORTIE

J’ai pensé souvent à Paul Auster en lisant Le palais de la fatigue. Le romancier américain aime les trappes qui s’ouvrent sur une autre réalité qui emporte ses personnages et les retient. Comme si la vie offrait des sorties pour échapper au quotidien.
Les croisements chez Michaël Delisle poussent vers une forme de désespérance. Fin d’une liaison amoureuse, désillusion de l’écriture, fatigue des personnages qui abandonnent leurs rêves et leurs espoirs. L’envie de vivre passionnément s’étiole et devient un mauvais souvenir. La vie fait endosser les habits râpés de tout le monde, travailler dans des tâches peu exaltantes.
Autrement dit, après quelques élans, la vie a vite fait de vous pousser dans le rang de la désillusion. Certains se rangent rapidement quand d’autres prennent un peu plus de temps et résistent. Johanne oublie ses rêves et peut-être un amour qui aurait pu s’installer s’il n’y avait eu ce professeur de poésie. Tous finissent par entrer dans la peau d’un personnage et à se nourrir de la fadeur de l’existence.

Il est fascinant de voir que les jeux de rôle vont puiser dans l’âme des joueurs. Ils deviennent solaires, presque altiers. Comme réalisés… …Mon frère est habile. Il vise le ciel avec assurance. Et tout à coup, en le voyant armé, je me demande si cette quête d’idéal dans le bon vieux temps n’est pas un peu parente de son ancienne ferveur pour l’utopie communiste. On dirait le même élan de pureté. (pp. 103-104)

Le narrateur, désabusé, se résigne. La vie ne lui apportera pas les grands bouleversements espérés et encore moins les illuminations. Sa poésie ne cesse de tourner en rond. Il est fasciné par un photographe qui décide de tout arrêter parce que son œuvre est terminée et qu’il ne fera que se répéter dorénavant. Il faut du courage et une terrible lucidité pour agir ainsi. Pour tout dire, j’aime autant ne pas me questionner sur mes manies et aime croire, peut-être bien naïvement, que mes plus beaux textes sont à venir.
J’aime que Michaël Delisle me pousse devant mon reflet dans le miroir et me force à me questionner sur ma vie et mes rêves. L’écrivain vit certainement une période de turbulence et l’écriture le retient par un fil bien mince. Et que faire sinon écrire pour franchir les obstacles quand on a toujours écrit ?

Il a un peu raison. J’avoue que j’ai, de mon côté, de moins en moins d’idées pour écrire. J’ai fini un poème de peine et de misère. Je me sens à la fois essoufflé et pressé. Vieux est le mot que j’évite. Je me sens trop âgé pour les ivresses de l’inspiration. Je n’ai plus le métabolisme qu’il faut pour carburer à ça. Je devrais me mettre aux antidépresseurs et faire des livres pour enfants, comme tout le monde. Et oui, Jogues, j’ai peur d’être rendu, moi aussi, au terme de mon œuvre. Si seulement je pouvais mettre le doigt sur ce qui m’a amené là. (pp.133-134)

Un mot et l’édifice vacille. La vie nous pousse tout doucement avec ses peurs, ses angoisses, ses espoirs déçus et la mort qui surgit toujours trop tôt ou trop tard.
Nouvelles de la désillusion tranquille, de la vie qui finit toujours par décevoir quand elle ne nous étouffe pas, Michaël Delisle vous pousse au bord du précipice. Le palais de la fatigue est peut-être tout simplement la vie qui emporte tout, défait tout pour ne laisser qu’un goût amer sur la langue.

LE PALAIS DE LA FATIGUE de MICHAEL DELISLE est publié CHEZ BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : L’imparfaite amitié de MYLÈNE BOUCHARD, parution de LA PEUPLADE.