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dimanche 26 mai 2013

MORISSET NOUS COUPE LE SOUFFLE



Les textes de Micheline Morisset, dans Le cœur, c’est fatal, sont à méditer comme des cantiques. En plus, le livre est magnifique et les illustrations de Gwenaël Bélanger, des images de guitares fracassées, évoquent les personnages qui ont tous quelque chose de cassé en eux. J’ai eu du mal à quitter certaines nouvelles d’une force et d’une justesse singulières.

Le titre le dit bien, tout le recueil tourne autour de l’amour, la mort, le vieillissement, les blessures qui ne guérissent jamais. J’aime surtout cette manière que l’auteure a de retenir le temps. Comme si l’écrivaine prenait une photo de son personnage et l’examinait sous tous les angles, dans un décor particulier, lors d’un moment de grande vulnérabilité. Elle possède l’art de se glisser entre deux gestes, de bousculer un peu son personnage pour révéler un secret.
Bien plus, c’est un tableau qui s’esquisse, une scène que l’on ne se lasse pas de regarder et de retourner dans tous les sens.
«Ma mère se tient immobile sur le perron, rendue au dur labeur d’habiter encore pour quelque temps ce monde. Son visage ni laid, ni beau. Du temps empilé sur du temps. Vieillir est pornographique.» (p-15)

L’ART DE VIVRE

Des agressions dans l’enfance ont balafré le corps, des amours mal vécus ont froissé l’âme. La vie peut-être est la plus terrible tempête qu’un vivant puisse affronter. Et cette dérive du temps qui finit par tout gâcher quand le corps n’est plus fiable.
«Derrière le flou de ma fenêtre, je regarde le givre et le visage d’une femme, vieille si vieille, se replier comme une feuille à la fin de sa vie.» (p.81)
Les phrases de Micheline Morisset étourdissent. Ce sont des éclairs qui aveuglent et restent longtemps collées à vos paupières.
«Il avait pour moi des gestes comme des rubans de soie.» (p.50) «Et le train de nouveau gruge les rails comme une bête, à la croisée des routes. Comme une bête ajoute à mes tourments.» (p.80)
Il faut revenir sur ses pas encore et encore pour s’imbiber du drame qui couve, de ce qui se perd et ne se retrouve que dans l’écriture.
«Il m’a tendu le casseau de fraises, puis m’a souri. C’est bête un sourire, ça ne dit pas tout. Ça raconte peu des cailloux sous les paupières. Mieux vaut se fier aux yeux, c’est sur cette petite île que les gens sont les plus tristes surtout s’ils se croient à l’abri du regard d’autrui.» (p.26)
Souvent tendres, parfois rugueuses, toutes les nouvelles viennent vous chercher dans vos derniers retranchements, vous secouer comme un drap sur une corde folle de bourrasques. Difficile d’exprimer la fascination que certaines images exercent sur vous. La beauté certainement qui se précise et éblouit.

QUÊTE

Madame Morisset sort ses plus beaux pinceaux pour redessiner le visage d’une vieille femme qui se perd dans le trou de sa mémoire. Il y a aussi la fuite de l’autre, la fascination qu’un agresseur exerce sur sa victime, des amours qui n’ont pas eu lieu, des blessures qui ne cicatriseront jamais.
«Et ta main tremble. Toute ta vie se referme si durement. Un jour, le téléphone sonne et ça bascule. Sans voix. L’état pur du silence. Tu jettes un œil à la fenêtre, en bas : un hurlement de nuages et un tas de pierres sur du gravier puant. Il n’y a plus rien d’autre à attendre.» (p.86)
La vie se dilue dans le silence, le cœur s’arrête de battre parfois, une petite éternité et repart. C’est fatal.

«Christian et Marie comprenaient trop bien que certaines fins débutent par un mot qui, mine de rien, traverse la pièce et peu à peu couvre la vie d’un voile de cendre. Ils ne s’étaient pas tout dit, et les mois avaient passé. Le temps, le vent pliés en quatre dans les recoins du cœur.» (p.111)
La musique monte et recommence, la vague gonfle et se défait sur les rives du fleuve toujours là, obsédant, changeant et indifférent.
Une écriture qui n’appartient qu’à elle et qui vous bouscule. Des éclats de beauté. Je garde «Le cœur, c’est fatal» tout près, à portée de lecture pour le relire à voix basse, m’imprégner de cette prose ensorcelante. Un moment de grâce.

«Le cœur, c’est fatal» de Micheline Morisset est paru chez les Éditions d’art Le Sabord.

lundi 20 mai 2013

Élise Lagacé présente une fable magnifique



Élise Lagacé, dans «La courte année de Rivière-Longue», décrit un milieu sclérosé qui sera secoué par des marginaux et quelques dissidents. Des personnages sympathiques et détestables, des scènes cruelles comme toute fable le veut. Un vrai plaisir que de se laisser emporter dans un monde étrange et pourtant si familier. Un texte vivant, débordant d’humour et d’imagination.

Aline a quitté mari et enfant. Elle n’en pouvait plus de son conjoint qui dérivait entre le réel et l’ivresse, la violence et la tendresse. Elle va sans se retourner comme la femme de Loth, abandonnant sa petite Marcelle. Elle traverse le grand fleuve pour mettre du temps et de l’espace entre elle et son ancienne vie.
«Aline n’a rien fait de mal. Pourtant, elle est fautive. Surtout, elle est coupable. Pour les habitants de Rivière-Longue, il ne s’était jamais rien passé. Ils n’ont rien entendu. À Rivière-Longue, ça ne se fait pas. On ne doit rien changer des choses établies. On ne fait pas de remous. Seul le vent a le droit de souffler en rafales. Pas Aline. Il ne faut pas. Il faut cacher. Camoufler. Faire comme si rien ne se passe.» (p.16)
Peut-être qu’elle n’aura été qu’un rêve, qu’un souffle qui secoue le feuillage d’un bouleau, qu’une ombre dont personne ne se souviendra. Tout s’efface dans ce village qui se perd dans le temps.
«Son ne dira rien, il fera comme si Aline n’avait jamais existé. Complices dans ce silence, les villageois décident de ne plus parler. De chérir leur indifférence. Le soulagement s’installera sûrement. Plus rien ne peut arriver. Plus jamais. Et on ne laissera personne quitter Rivière-Longue. Ce ne sera plus nécessaire. Peu à peu, Rivière-Longue s’effacera des cartes routières. Peu à peu, Aline s’effacera de leur souvenir.» (p.19)
Tout va changer pourtant avec l’arrivée de Roland qui bouscule «l’intranquillité» des choses.
«Roland est apparu un matin, au moment où la lune et le soleil se partagent le ciel. Une aurore gris-vert, quatre ans après la disparition d’Aline. Il avait croisé Martin qui dénouait son filet, Marcelle qui feuilletait un jeu de cartes bourré d’humidité et Simone, trois ans, qui courait de long en large de la plage avec une taie d’oreiller qu’elle tenait ouverte au bout de ses bras. Petit navire hilare et titubant. Roland conduisait son pick-up rouge rouillé. Grand homme sombre comme une forêt et barbu comme un ours.» (p.55)
Les bien-pensants le tolèrent jusqu’à ce qu’il commence à construire une maison pour Aline. Le village décrète un boycottage qui ne donnera rien puisqu’il peut s’approvisionner dans l’agglomération voisine. Certains iront jusqu’à saboter son travail et il sera blessé sérieusement. On ne bouscule pas un tel milieu sans courir des risques.

La famille

Martin le gentil géant père de Marcelle, Mario un oiseau étrange, Simone une enfant trop intelligente pour son âge et Gitane, une avocate sans travail, finissent par former une étrange famille jusqu’au retour d’Aline.
«Aline marche lentement sur le Boulevard, l’émotion la rend lourde, elle avance dans le coton d’un rêve dont elle espère ne jamais s’éveiller. Son cœur fait un bond lorsqu’elle passe devant les ruines calcinées de son ancienne demeure, le feu nettoie tout, même les pires souvenirs. Elle n’en croit pas ses yeux et fait taire les questions qui se bousculent dans son cerveau encore fatigué de la nuit blanche du voyage.» (p.164)
Des surprises comme je les aime, une description d’un milieu qui s’étouffe dans ses entêtements et sa bêtise. La caricature du bureau de la censure à l’arrière de la Poste est une trouvaille. Les commères qui entendent tout de leur galerie également.
Une belle manière de montrer les travers des humains, de dire que la sottise peut être vaincue. Les gens finiront par accepter les changements, mais auparavant, il faudra un grand feu qui effacera le passé et purifiera le village en quelque sorte. Une rédemption quoi.
J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ce roman, allant de surprise en surprise. Une découverte, une fable qui secoue la vie d’un milieu sclérosé qui s’étouffe peu à peu en surveillant un voisin, mettant des efforts terribles à empêcher les autres de respirer ou un chien de japper. Heureusement, la vie triomphe de tout, même de l’aveuglement et de la sottise.

«La courte année de Rivière-Longue» d’Élise Lagacé est paru chez Hurtubise.

samedi 18 mai 2013

Nathanaël nous laisse souvent en apnée



«Depuis, j’écris ces Carnets, qui sont des tentatives d’écriture, des essais, des petits échecs qui tâchent impossiblement de raccommoder le temps et son sens.» (p.43)

Nathanaël, connue aussi sous le nom de Nathalie Stephens, avec «Carnet de somme» met un terme à une trilogie qui regroupait des titres évocateurs: «Carnet de désaccords» et «Carnet de délibérations».
Cœur tendre s’abstenir. Nous sommes à des lunes de l’anecdotique. Il y a ici et là des références qui démontrent que l’auteure s’envole vers Chicago ou Montréal, mais ce n’est guère important. Nathanaël se tient dans la stratosphère. J’ai eu souvent l’impression d’être mis en joue et de devoir me justifier d’être vivant. Le carnet veut cela.
«… une étable, de nombreuses pièces, des randonnées à bicyclette à la campagne, un parking terrible, des gens qui vont qui viennent, une menace, jamais nommée, une exposition d’art éventuelle, et la détérioration rapide de mon corps devant tout le monde. Couché ou debout, la liquéfaction de mes jointures, mes os flottant dans mes restes, des trous béants aux genoux, peau cireuse, disant à R. qui regardait la télé avec trois autres personnes tue-moi, par pitié pourquoi est-ce que tu ne me tues pas.» (p.25)
Les courts textes, entre la correspondance, le monologue avec une sœur morte prématurément, traquent l’insoutenable poids de vivre. Comment savoir si la mort choisit mal son heure ou si elle se laisse désirer? Beaucoup de citations d’écrivains pour s’accrocher et ne pas sombrer.

Désespérances

Peut-on percer les secrets de la mort ou de la vie quand le corps pousse le vivant tout doucement vers l’anéantissement? Cette question, les humains la ressassent depuis des millénaires. Les religions proposent des certitudes qui ne font que soulever des doutes.
Ces fragments, comme des éclats de verre, s’enfoncent entre les côtes pour faire jaillir le sang. Alors les yeux se tournent vers une autre dimension peut-être, le réel invisible.
«Jusqu’où le creux creusé en soi ? Je m’enroule, je dors la tête sous les couvertures, je tire mes genoux jusqu’au menton et je me déteste parce que je suis en vie. Et les mots de mes livres martèlent l’intérieur de ma tête, et je me déteste aussi pour les avoir écrits. Et je pense – je sais – que la trajectoire de la lettre envoyée du désert jusqu’à cette ville est la trace de notre amitié qui est aussi un amour, et je déteste le langage pour avoir divisé les choses ainsi, pour avoir séparé ce qui n’a ni le besoin ni le désir d’être séparé, ce qui est du corps pour commencer.» (p.74)
Une expérience où le mot est une question de vie et de mort. Nathanaël plonge dans le corps de la douleur, la souffrance d’être, le mal de vivre dans un monde où les autres deviennent une menace. Un texte existentiel qui va là où les frontières s’abolissent.

«Carnet de somme» de Nathanaël est paru aux Éditions Le Quartanier.

Samson et Laverdure jouent le jeu de la vérité


Bertrand Laverdure et Pierre Samson, dans «Lettres crues», se lancent dans une correspondance à l’incitation de leur éditrice. L’échange donne des propos percutants, parfois impertinents, souvent émouvants.

Bertrand Laverdure
Pierre Samson
Les propos sur la littérature, les écrivains, le monde littéraire ont de quoi hérisser. Surtout ceux de Pierre Samson. Peu d’écrivains trouvent grâce à ses yeux.
«Réglons le cas de mon zona, puisque tu le mentionnes dans ta lettre. Admettons que c’est un problème somme toute mineur, un sain exercice de zénitude avant mon départ pour le Japon. Le pire avec ce virus, c’est la douleur constante, pulsative, quoique modérée, qui a meublé mes jours comme mes nuits. Et, franchement, encaisser un zona, c’est comme lire un roman de Victor-Lévy Beaulieu: vous savez que vous êtes confronté à quelque chose de plus fort que vous, c’est une marée puissante faite d’élancements dans un cas, polluée par d’innombrables débris littéraires [et coupants] dans l’autre, dont Ferron, Aquin, Ducharme et, bouée de sauvetage, Joyce. Peu importe de laquelle de ces épreuves il s’agit ici, l’évocation d’un dix-huit roues lancé à tombeau ouvert sur une autoroute du 450 et vous imprimant pour de bon sur l’asphalte prend alors des airs de libération.» (p.12-13)
Bertrand Laverdure, heureusement, même s’il a des idées sur ce que doit être un roman et l’écriture, se montre plus tolérant.
«…VLB, si on met sa poésie de côté, a pondu des œuvres majeures, que ce soit dans le domaine de la biographe d’écrivain (Melville, Joyce, Voltaire), du roman-fleuve, du roman poétique, de l’étude sur l’édition au Québec, de l’essai en général et du téléroman à succès. Il est un monument de nos lettres ET un histrion éhonté de notre histoire littéraire.» (p.19)
Samson ne semble guère lire ses contemporains, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des idées tranchées, surtout sur le travail des chroniqueurs.
«Je nous demande d’éviter le piège de l’indéfinitude, zona de la prose québécoise, notamment chez nos tortionnaires en pantoufles, les chroniqueurs : Mort au «on»! Je n’en peux plus de ces fadaises indéterminées, de cette présence floue, de ce «nous» de bigleux, de ce «je» outremontais, c’est-à-dire un «nous» monarchique non assumé, et avec raison.» (.12)
Une fois à Tokyo, dans une résidence d’écrivain, Samson crache souvent dans la soupe, se moque des fonctionnaires, des manies des Japonais et peut-être aussi des siennes. Il a l’œil pour débusquer les travers de ceux qu’il approche.
Laverdure, à Saint-Ligori, découvre la vie à la campagne, fait preuve d’une franchise troublante quand il raconte ses misères de jeunesse et ses expériences.

Recherche

Quand les deux écrivains tentent de cerner le pourquoi de l’écriture ou leurs ambitions, la quête, malgré les doutes et les obstacles, devient vibrante. Les deux cherchent un ancrage au cœur des mots, un monde où l’imaginaire et le réel peuvent se colletailler. Ils bousculent leur désir de renouveler la littérature en la forçant à aller au-delà de la vie peut-être et des sentiers trop fréquentés. Comment ne pas aimer? C’est chaud, vivant, même s’ils m’ont fait rager souvent.

«Lettres crues» de Bertrand Laverdure et Pierre Samson est paru aux Éditions La Mèche.