lundi 27 février 2012

Serge Bouchard aide à mieux voir le monde

SERGE BOUCHARD est devenu le plus illustre des anthropologues du Québec en empruntant tous «les chemins de travers». Lire en rafales les chroniques qu’il a rédigées au cours de la dernière décennie donne un aperçu de la pensée de cet homme qui s’est toujours tenu un peu en marge pour mieux scruter la société.
Ce nomade n’hésite jamais à prendre le volant pour traverser le Québec, se rendre à Chibougamau pour une conférence et revenir à Montréal pendant la nuit. Pas étonnant qu’il ait décidé de faire une thèse de doctorat sur les camionneurs, ces hommes, parfois une femme comme Sandra Doyon, qui traversent le continent, vivant avec des repères qui échappent le plus souvent au commun des mortels.

Il s’attarde aux autobus de son enfance qui le transportaient de Pointe-aux-Trembles au cœur de Montréal à tous les jours. Il a fini par connaître ces véhicules mieux qui quiconque.
«J’étais adolescent, atteint d’une douce folie. L’autobus avait autant d’importance dans mon éducation que l’histoire de Rome ou la grammaire grecque. Je classais, retenais, observais, je huilais et nourrissais mon cerveau avec de la matière aussi impossible qu’improbable: trois heures par jour à organiser une sorte d’univers mental que je ne pouvais partager avec personne. Mais quel bonheur, que de paix, que de consolations!» (p.31)

Le temps

Serge Bouchard aime prendre son temps, ce qui manque le plus aux gens de maintenant qui ne savent que s’étourdir en se branchant à tous les gadgets comme à un respirateur.
«Je suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d’une race lourde et lente, éteinte depuis longtemps. Et c’est miracle que je puisse encore parler la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois surpris, votre étonnement devant pareilles révélations. Cela a existé, un temps passé où rien ne se passait.» (p.20)
Une méditation sur la nature que l’on cesse de regarder faute d’intérêt. Le monde est de plus en plus comprimé dans les ordinateurs, les IPad, les IPod et autres bidules dits intelligents.
Voir le temps passer, scruter le passé pour mieux comprendre ce que nous sommes, cette Amérique qui le fascine tant, ces peuples disparus ou presque que l’on a méprisés. Une bien triste histoire. Serge Bouchard n’est guère tendre avec Christophe Colomb.
«Christophe Colomb était un marin médiocre, grand mythomane, grand parleur, menteur, peut-être le plus perdu des hommes de son temps, égaré dans sa tête, écarté dans ses voyages.» (p.132)
Et un peu plus loin.
«L’Amérique n’a pas été découverte, elle a été tuée. Elle a été assassinée, torturée, violée.» (p.133)
De quoi avaler un peu de travers.

Intime

Le chroniqueur sait aussi devenir touchant quand il raconte la lutte de sa femme contre le cancer pendant des années. Sa mère aussi, une femme fière qu’il voit vieillir.
«Juste à respirer, ma mère pose le problème de la vieillesse dans sa totale absurdité. Elle n’est ni sénile, ni débile, dans le sens d’être retombée en enfance. Elle souffre plutôt de la malédiction provoquée par ce mal dont on dit trop vite que c’est un bien: elle a encore toute sa tête! Mais qui donc voudrait avoir toute sa tête, alors que l’échéance approche sans vraiment s’approcher, alors que toutes ses fonctions vitales, les unes après les autres, commencent à faire défaut? La conscience aiguisée ne s’avère pas toujours une bonne façon de voir. Celui qui ne meurt pas se condamne à vieillir, et dans les affaires humaines la longue durée n’a pas de valeur en soi.» (p.111)
Particulièrement juste et émouvant quand il rend hommage à son ami Bernard Arcand disparu trop rapidement.
Serge Bouchard est l’homme des voyages, des légendes et des mythologies amérindiennes, des longs périples sur les routes qui deviennent des méditations sur la vie, la mort, le temps qui s’ouvre devant soi et s’éloigne dans le rétroviseur.
Lire ces chroniques, c’est prendre la décision de penser à soi, redécouvrir l’Amérique et ses peuples, celle d’avant la Conquête et l’hégémonie anglophone. C’est s’attarder auprès d’hommes et de femmes qui ont connu des destins fabuleux. Peut-être aussi, et c’est le plus important, apprendre à voir et à regarder pour trouver un sens à la vie.

«C’était au temps des mammouths laineux» de Serge Bouchard est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 20 février 2012

Le «je» est multiple chez Nicolas Tremblay

Dans «Une estafette chez Artaud», Nicolas Tremblay se penche sur ce qui l’a poussé vers la littérature. Au centre, Antonin Artaud, le poète, l’homme de théâtre interné qui a subi de nombreux électrochocs. Artaud le génie, le fou et le mégalomane. Un metteur en scène et un comédien qui prônait le retournement du spectacle traditionnel qui fait en sorte que les comédiens se mettent au service d’un dramaturge. Pour Artaud le comédien est autant le sujet de la représentation que le texte.

Famille

Nicolas Tremblay est né à Kénogami, au Saguenay, dans une famille comme il en existait des centaines à l’époque. Une usine qui a donné naissance à la ville et qui semble vouloir fermer ses portes en 2012. Un univers d’ouvriers, un père qui ne jurait que par la boxe et qui rêvait de voir ses fils remporter les plus grands honneurs.
Le roman devient une quête de ses racines, d’identité à travers le filtre littéraire et familial. Artaud s’est comme réincarné dans son ancêtre qui portait aussi le nom de Nicolas Tremblay. Il est Artaud dans son corps et son esprit. En fait, il est son double. L’un est l’autre.
Un joyeux mélange où la biographie, l’essai, la réflexion, la poésie et le théâtre se bousculent. Tout est dans tout.
«Artaud, qui, dans ses délires, affirme beaucoup de choses, (notamment, dans sa correspondance, que Robert Denoël, assassiné pendant la Libération, éditeur des tristement célèbres pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, serait du monde de ceux qui ont contribué à son internement, c’est-à-dire les «Initiés», pour ne pas avoir, dans son cas, à payer les droit d’auteur sur une réédition des Nouvelles révélations de l’être et d’Héliogabale), prétend avoir été tué et être rené en 1934.» (p.39)
Dédoublement, mutation, fiction, invention et personnages historiques. Voilà un joyeux cocktail.

Migration

Nicolas Tremblay nous entraîne dans un monde où les idées d’Artaud le parasitent. Une œuvre peut-elle migrer dans un autre cerveau? La culture créerait-elle des poupées gigognes?
Comme si les créateurs échappaient au temps et à l’espace quand des disciples se penchent sur leurs écrits. Artaud prétendait avoir été le Christ, il peut bien se réincarner dans un Saguenéen qui se passionne pour son œuvre.
Tremblay mélange tout, ramène des faits, des éléments biographiques et historiques qu’il manipule à sa façon, des personnages connus comme Sir William Price, le fondateur de Kénogami.
De quoi être constamment déstabilisé, bousculé et déboussolé.

Identité

Voilà un formidable questionnement sur l’identité et l’être? Qui sommes nous? Le résultat de nos passions, de nos recherches livresques et de nos études? Nous finissons par être si peu soi quand nous nous approprions l’œuvre d’un autre. Et il y a notre part féminine qui peut faire surface. Tout se mélange et constitue ce texte particulièrement explosif. Les êtres se défont, se modifient, se transforment selon les passions et les champs d’intérêts. Et y aurait-il une forme de prédestination qui ferait qu’un écrivain trouve un maître qui lui ressemble et qu’il fait revivre en lui?
Un texte fou, halluciné qui questionne qui nous sommes et aussi ce que nous transmettons à d’autres. Le «je» prend le bord et devient une suite de «je» qui se bouscule et se reproduise au cours des âges.
«Le présent engendrerait donc le passé, le récit, l’action racontée. «L’écriture est à la fois un acte copulatoire et spirituel. Les mots, une liqueur séminale. Notre corps, une matrice.» Pas sa double nature, masculine et féminine, Nicolas serait même à l’origine de la genèse du monde, comme expulsé de ses orifices. Plusieurs des textes versent en effet dans la cosmogonie, lorsque la mégalomanie de leur auteur est à son comble.» (p.106)
Un roman qui retourne aux sources de l’écrivain, à ses passions qu’il mélange avec les étapes de sa vie. Une entreprise de fiction et une genèse à nulle autre pareille où il modifie la trajectoire de certains écrivains connus.
Nicolas Tremblay ne cesse de surprendre et de bousculer les habitudes du lecteur. La littérature est là pour se questionner sur l’être, la vie et l’héritage dont l’œuvre se nourrit. Déstabilisant mais fascinant.

«Une estafette chez Artaud» de Nicolas Tremblay est  paru chez Lévesque Éditeur.

lundi 13 février 2012

Soublière frappe comme un tsunami

Sacha et Charlotte sont beaux, intelligents et carburent aux sensations fortes. Ils s’aiment.
Lui souffre de la maladie de Still. Certains jours, il n’arrive plus à bouger. Une forme d’arthrite. Elle est danseuse et capte tous les regards. Deux aimants qui s’attirent et se dévorent. Ils vivent branchés aux ordinateurs et aux téléphones intelligents, entourés de tous les gadgets qui ne cessent de se multiplier. Ils regardent tout par la lentille de leurs caméras et ne reculent devant rien. Ils sont les sujets et les objets de cette quincaillerie, apprécient la pornographie et filment leurs ébats sexuels. Tous sont imbibés par la culture américaine, les films surtout et les chansons. Des amants libérés de toutes contraintes qui s’étourdissent sur la corde raide. Aucune moralité. Des prédateurs qui se gavent de tout.

Squatteurs

Ils se plaisent dans les orgies, squattent des maisons désertées par les propriétaires. Ils saccagent tout avec une application quasi scientifique, laissent le champ libre à leurs pulsions même s’ils rêvent d’une vie plus tranquille peut-être.
«Je suis Ulysse. J’ai chassé les prétendants de la demeure conjugale. Pas le Ulysse de James Joyce mais bien le roi d’Ithaque. C’est romantique de m’imaginer qu’une personne pourrait m’attendre toute sa vie et penserait sans cesse à moi. Pas le Ulysse de l’Iliade qui chill avec ses chums à la guerre. Pas celui qui passe le puck à Achille avec Agamemnon en arrière du banc. Je veux être le cow-boy de L’Odyssée. En équipe avec moi-même. Torturé, troublé, blessé, mais avec une maison qui tient encore debout. Pas de Lafleur, de Ménélas ou de Richard. Solitaire. À la quête d’un chez-moi crissement loin, mais qui existe. Je veux une Pénélope qui m’attend. Pour toujours. Je retourne à l’intérieur.» (p.21)
Un Sacha plutôt traditionnel malgré toutes ses provocations. Charlotte est plus impulsive même si elle sait qu’elle fonce vers un mur. Elle couche avec un gars, un soir, pour voir et son couple vacille. On ne risque pas ce genre expérience sans en payer le prix. Sacha tente de se défendre, mais il est blessé.
«Je ne dis rien. Les murs de la pièce se referment sur moi. Je me sens tout petit. Tout insignifiant. Tout laid. Tout malade. Tout mauvaise-haleineux.» (p.139)
Ils se retrouveront, s’aimeront, se repousseront, victimes de leur liberté et de leurs pulsions. Ils ont beau s’étourdir avec leurs gadgets, les trahisons et les blessures d’amour laissent des traces. Heureusement. C’est à peu près tout ce qui leur reste d’humain. Ils sont habités par une rage d’autodestruction fascinante.

Monde dérangeant

Un roman qui questionne par ses propos et par l’écriture surtout. Un monde sauvage qui choque. Que dire devant un tel échange?
«Lolo says: (03:02:37)
Tsais il l’a frenchée devant tlm là.
Goebbels says: (03:03:12)
Ouin c’est sur que c’est pas l’fun.
Lolo says: (03:03:45)
Est-ce que je devrais le laisser, j’veux dire, té un gars toi… kess t’en penses?
Goebbels says: (03:04:57)
Ca dépend de la situation. Je peux pas te dire quoi faire vrmt.» (p.164)
Un langage qui passe de l’anglais au français, à cette graphie sonore qui défait la langue dans les textos. Quel jargon parlerons-nous dans quelques années avec un pareil salmigondis? La question se pose.
Un tableau vertigineux. De la chaux vive sur les plaies. Une force bien sûr, une rage, une manière de voir, d’agir et de profiter de tout. De provoquer surtout. Une désespérance et une fureur qui font peur. Des amants maudits qui finiront par se détruire.
Un texte qui bouscule toutes les conventions. Il faut reconnaître qu’Alexandre Soublière a du souffle. Le jeune écrivain est allé au bout de tout et c’est à se demander s’il pourra jamais écrire une ligne après une telle descente aux enfers. Une entrée en littérature qui frappe comme un tsunami qui ne laisse rien d’intact, pas même ces Roméo et Juliette des nouveaux temps. Un roman qui laisse avec beaucoup de questions et de craintes. Où allons-nous et que deviendrons-nous dans cet univers où nous sommes de plus en plus des objets?

«Charlotte before Christ» d’Alexandre Soublière est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 6 février 2012

Sophie Bienvenu happe et bouleverse son lecteur


«Et au pire, on se mariera» de Sophie Bienvenu surprend par le ton et l’écriture. Un récit direct, incrusté dans l’oralité qui ne se perd jamais dans la fioriture. Une longue confession qui m’a jeté dans l’univers d’une adolescente qui en veut au monde entier.

«Ouais, Aïcha, c’est vraiment mon prénom. À cause de la chanson, tu sais? Non, tu sais pas. Personne la connaît, mais c’est pas grave. Je sais que j’ai plutôt la tête à m’appeler Rosalie ou Camille, mais je m’appelle Aïcha, Aïcha Saint-Pierre» (p.9)
Le ton est donné. Aïcha crâne, provoque, agresse, raconte, nous laisse à peine le temps de reprendre notre souffle.
Où sommes-nous? Pourquoi cette jeune fille raconte tout à une femme qui l’écoute et l’enregistre? Plus qu’une confession, voilà une véritable mise à nue.
«On aurait un contrat qui dit que je peux juste être sa pute à lui, et lui mon client à moi, et qu’il doit s’occuper de moi, et moi de lui. Ce serait la loi. Mais au pire, si c’est trop compliqué, on se mariera.» (p.46)

Histoire

Fille unique, Aïcha mène une guerre totale à sa mère qui tente de composer avec son adolescente. Baz, un garçon qu’elle croise dans un parc, bouleverse sa vie. L’écorchée, la révoltée vit un grand amour. Elle ne veut plus le quitter. Le hic, c’est qu’il a deux fois son âge. Elle exige tout ce qu’une femme désire. L’amour, la sensualité, les contacts sexuels. On comprend les hésitations de Baz. On ne s’engage pas dans une relation amoureuse avec une fillette sans être un peu… dérangé.
Peu à peu tout s’éclaire. Aïcha s’adresse à une policière. Que s’est-il passé? Elle ment, revient sur ses propos pour corriger le tir et la vérité devient mensonge et son contraire. Elle bouscule son interlocutrice, cherche à l’étourdir et à s’anesthésier pour éviter la vérité. Sa logorrhée la protège d’un drame qu’elle tente d’éloigner ou d’effacer peut-être.
Elle passe par le chemin le plus long. Ses relations impossibles avec sa mère, son amour possessif pour Baz qui tente de l’éloigner sans la blesser. Peu à peu on imagine que le pire est arrivé.
«Je suis rentrée chez lui, et elle était là. Dans son lit, endormie. Toute nue. Avec ses seins, ses cheveux, et tout. Ça m’a fait mal. Pas un peu mal, là. Mal à en mourir de douleur. T’as jamais eu mal de même. Personne. Jamais. J’ai voulu que ça s’arrête. Fallait que ça s’arrête. Tout s’est bousculé dans ma tête. Plein d’images, de sons… J’ai voulu qu’elle meure. Y avait plein de vaisselle sale dans l’évier, mais son couteau, Baz le lave toujours drette après l’avoir utilisé, pis il le range toujours dans le bloc à couteaux. Fait qu’il a été facile à trouver. Voilà. » (p.69)
Un crime, un meurtre, l’irréparable. Pourtant le doute persiste. Aïcha semble tout dire mais est-ce encore là l’une de ses facéties?
 
Électrochoc

Ce récit vous emporte au cœur de la passion et de l’obsession. Un cri d’adolescente qui exige tout.
«Il m’a pas répondu, alors j’ai pensé qu’il allait foutre le feu à son apart et m’emmener quelque part de cool où vivre, genre Outremont, mais à la plage. Et avec du monde pas de balai dans le cul. Pas de monde, en fait. Juste nous deux. Une île déserte rien que pour nous, comme dans James Bond, je sais plus lequel. Tu vois lequel? Celui avec la blonde, là? Je me disais qu’on allait finalement pouvoir être ensemble pour vrai.» (p.151)
Une langue rugueuse comme le dos d’un porc-épic. Un récit terrible où l’on passe par toutes les émotions. Ce n’est pas sans rappeler «La déposition» d’Hélène Pedneault qui nous plongeait dans un univers de haine et d’amour. Un véritable électrochoc.
Voilà un personnage inoubliable qui fait sa niche dans cette suite d’adolescents révoltés qui marque notre littérature. Une petite sœur de Bérénice peut-être. J’en suis sorti un peu abasourdi. Un texte qui sort des sentiers battus et qui pourrait très bien s’épanouir sur une scène.

«Et au pire, on se mariera» de Sophie Bienvenu est paru aux Éditions La mèche.

mercredi 1 février 2012

Pierre Nepveu présente Gaston Miron

Pierre Nepveu signe un ouvrage impressionnant avec Gaston Miron, La vie d’un homme. Une biographie de 900 pages, des centaines de références, des photos pour illustrer les différentes époques de ce militant qui a marqué le Québec et la poésie contemporaine.
«Aucune biographie ne saurait prétendre éclairer de part en part le sujet Miron, encore moins remplacer L’Homme rapaillé. Que ce récit de «la vie d’un homme» ne soit pas le seul possible, c’est une évidence; qu’il reconduise à la lecture de son maître livre et à ses autres écrits, c’est la seule chose qui importe et c’est mon plus cher souhait.» (p.13)
Pierre Nepveu, poète, romancier et professeur, s’attarde à la longue démarche de cet éternel insatisfait qu’était Miron. Il reprenait sans cesse L’Homme rapaillé, son livre en devenir, intervenait partout pour faire reconnaître la littérature du Québec ici comme à l’étranger.
Ce poète aura été une sorte d’ambassadeur qui ne ratait jamais une occasion de parler et de s’expliquer. Un militant pour le français, la souveraineté à laquelle il est demeuré fidèle toute sa vie, y sacrifiant du temps d’écriture et sa santé.
Nepveu suit Miron pas à pas en demeurant respectueux, même s’il n’hésite pas à montrer les contradictions et les hésitations de l’homme.

Voie

«Jamais comme dans ce poème écrit à la mi-janvier 1949 il n’aura aussi bien pressenti sa veine propre et son personnage poétique, celui d’un marcheur hors de lui-même, ravagé et porté à la fois par son «mal de démanche», comme il le dira dans La Batèche. C’est quand il puise à sa souffrance, à sa désorientation, à sa solitude farouche et égarée qu’il écrit le plus vrai.» (p.133)
Tout commençait par une image, une strophe qu’il retournait dans tous les sens et qui finissait par devenir un poème. Il reprenait chacun de ses vers qu’il considérait «en souffrance» pour les peaufiner et les sculpter. Ce qui provoquait des ulcères à ses éditeurs. Ils devaient faire preuve d’une patience incroyable pour réussir à lui soutirer un poème. Même qu’il fallait quasi le prendre en otage. Ce fut le cas pour certains textes importants. Il remettait la publication d’année en année, trouvait toujours autre chose à faire ou de plus important à réaliser.
«Engueulez Miron!», Pierre Maheu a parlé au nom de plusieurs en se disant exaspéré par un poète dont la responsabilité doit être de publier enfin son grand livre, s’il croit autant qu’il le dit à la cause du Québec et à la révolution en marche.» (p.459)
«Il reste cette lumière: Horic m’informe que la parution du recueil de Miron est programmée pour février. Je rends ma préface avant Noël et j’ai hâte d’assister à la sortie du livre. J’ignore que L’Homme rapaillé s’est enlisé dans les neiges de ce nouvel hiver, que le poète s’empêtre plus que jamais dans ses vers en souffrance. La lumière entrevue n’était qu’un leurre: un autre tunnel s’étire maintenant loin devant sans qu’on puisse en pressentir l’issue.» (p.717)
Cette œuvre majeure qu’est «L’Homme rapaillé» aura toujours été un livre en chantier. Miron a apporté des correctifs et des modifications jusqu’à la toute fin.

Solitude

Gaston Miron malgré une vie sociale trépidante aura été un homme seul, souvent malheureux en amour, incapable d’approcher une femme ou le faisant avec une gaucherie étonnante. Même qu’il pouvait être parfois un peu grossier. Il aura réussi à exaspérer Marie-Andrée Beaudet, sa compagne des dernières années, lors de leur première rencontre.
«Pendant la tournée de l’exposition en compagnie d’une amie artiste venue au lancement, Marie-Andrée est importunée par un homme d’âge mûr à qui les deux femmes n’ont rien demandé mais qui persiste à les interrompre sans manières pour faire le drôle et piquer la jeune femme: «Vous parlez bien, madame, vous devez être professeur…» De peine et de misère, elles parviennent à éloigner l’intrus. «C’est Gaston Miron…» chuchote son amie à Marie-Andrée, qui ne parvient pas à le croire: non, ce n ‘est pas ce «clown triste» qui a pu écrire un poème aussi senti, aussi grandiose que La Marche à l’amour.» (p.627)
Célébré partout comme «poète national du Québec», il se comportait souvent en adolescent qui masque sa timidité en se montrant frondeur. Heureusement tout s’apaisera vers la cinquantaine et il coulera des jours paisibles auprès de sa compagne.
La tâche était immense et Pierre Nepveu s’en sort magnifiquement bien. L’histoire d’un homme, oui, mais aussi celle de l’édition, de la poésie, de la littérature qui a connu un essor remarquable au Québec à partir des années soixante. De la pensée souverainiste aussi. Miron aura été l’un des grands diffuseurs de la littérature d’ici, un artisan de l’édition et un vulgarisateur unique. Il est l’auteur d’un livre, «L’Homme rapaillé», qui a touché les Québécois et les citoyens du monde. C’est ainsi quand on est vrai. 


«Gaston Miron, La vie d’un homme» de Pierre Nepveu est paru aux Éditions du Boréal.

Dany Laferrière revient à Haïti

Dany Laferrière écrivait après le tremblement de terre qui frappait Haïti le 12 janvier 2010, une première version de Tout tremble autour de moi. Une réaction à vif qui nous montrait un homme ébranlé par le désastre qui venait de dévaster son pays.
Un an plus tard, il donnait une version revue et augmentée de ce récit. Il est normal de revenir sur un événement qui a changé sa vie. Laferrière a eu beau quitter Haïti il y a des décennies, ce pays ne l’a pas largué pour autant. Les souvenirs, l’enfance et les racines sont là-bas, dans sa famille. J’y ai retrouvé la mère, la tante Renée, le neveu et des personnages qui constituent l’univers particulier de cet écrivain.
Dans cette seconde mouture, les événements sont les mêmes. Ou à peu près. L’hôtel Karibe où il se trouvait alors avec Rodney Saint-Éloi, l’éditeur et ami. Il était 16h53 et le monde s’est fracturé.
«Un grand nombre de gens étaient encore pris dans les embouteillages monstres qui paralysent Port-au-Prince aux heurs de pointe. Toute cette agitation s’est brusquement arrêtée à 16h53. Le moment fatal qui a coupé le temps haïtien en deux.» (p.17)
Une nuit à la belle étoile avec la peur, l’attente, le doute. Le matin aussi, comme une résurrection et la conscience de l’ampleur du désastre qui a soufflé la ville et le pays.
«C’est le jour. On se réveille lentement. Certains dorment encore. Surtout ceux qui ont veillé toute la nuit. La nuit fait peur. Le jour rassure. On a tort, car c’est en plein jour que tout s’est passé.» (p.21)

Distance

Dany Laferrière, dans cette nouvelle mouture, repousse l’émotion pour tenter de saisir ce qu’il y a de changé en Haïti. Des souvenirs s’imposent. S’il a quitté rapidement après le désastre, il revient pour les funérailles de sa tante Renée.
«Ma sœur m’annonce la mort de tante Renée. J’achète un billet d’avion pour le lendemain. Je passe du virtuel au réel. De la télé qui m’assomme à une réalité où je m’embourbe. Un petit serrement de cœur au moment de l’atterrissage. Beaucoup d’avions américains sur la piste. On dirait un pays occupé. Je vois par le hublot des tentes bleues un peu partout. Les gens refusent de dormir dans les maisons qui sont peut-être fissurées. S’ils dorment à l’intérieur ils gardent les portes ouvertes, avec leurs effets personnels à portée de main. Ils se tiennent prêts à courir à la moindre alerte.» (p.66)
Tout comme si Laferrière ne s’était jamais éloigné de Port-au-Prince. La mort ramène toujours aux origines. Le décès de son père provoquait un même parcours dans L’énigme du retour.
Famille

Ce second séjour permet à l’écrivain de s’attarder auprès de sa mère qui fait face à la vieillesse avec courage, cette tante qui vient de mourir. Une femme un peu énigmatique qui préférait la vie dans les livres à la réalité. Elle portait un amour inconditionnel à l’écrivain Stephan Zweig.
Une belle manière de retrouver ceux qui ont vécu l’événement. Malgré le sinistre et les morts, la vie continue. C’est ce qui fait que l’on rebâtira une ville sur les ruines de l’ancienne, cherchant à retrouver la cité d’avant. Les humains sont ainsi. Ils pensent réinventer le monde en corrigeant si peu les images anciennes.
Une nouvelle version fort intéressante, passionnante de justesse et de réflexions. Pourtant, j’ai recherché tout au long de ma lecture l’urgence, le tremblement intérieur de la première mouture, cette nervosité qui le faisait aller dans toutes les directions. Cette magie est disparue pour laisser place à un homme qui prend du recul même s’il a du mal à se contenir parfois.
J«’ai eu peur à la seconde secousse, presque aussi forte que la première. Elle est arrivée juste au moment où je retrouvais mon esprit. Juste à l’instant où je pensais m’être tiré d’affaire, je reçus cette seconde secousse comme un coup derrière la tête. J’ai compris alors que ce n’était pas du théâtre. Que les acteurs n’allaient pas se relever pour les applaudissements.» (p.62)
Bien sûr, ce nouveau récit vise plus large, creuse plus profond, mais…le désarroi n’est pas le même.
Dany Laferrière y reviendra peut-être. On ne voit pas son pays s’effriter sans être profondément bouleversé. C’est comme si de grands pans de sa vie s’étaient écroulés en quelques secondes.


«Tout bouge autour de moi» de Dany Laferrière est paru aux Éditions Mémoire d’encrier,     

lundi 30 janvier 2012

Pas vraiment facile de cerner le roman

Isabelle Daunais
Isabelle Daunais et François Ricard affirment, dans «La Pratique du roman», que les écrivains du Québec s’attardent rarement à réfléchir sur l’art qu’ils pratiquent. Particulièrement en ce qui concerne le roman qui connait un essor considérable depuis des années. C’est un peu négliger la collection «Écrire» des Éditions Trois-Pistoles où des dizaines d’écrivains mettent les cartes sur table.
«Les romanciers parlent volontiers de leur œuvre ou de leurs projets, ou encore de la littérature en général, mais peu de l’art précis qu’ils pratiquent (les poètes, en cela, sont beaucoup plus prolixes). Pourtant, le roman constitue ici comme ailleurs une forme artistique majeure et il n’échappe en rien aux grandes questions- sur sa spécificité, son rôle, ses limites- qui partout se posent à lui.» (p.8)
François Ricard
On pourrait questionner les milliers de membres de l’UNEQ et il y aurait autant de points de vue, il me semble.
Ils sont huit à prendre le temps de réfléchir à la question. Gilles Archambault, Nadine Bismuth, Trevor Ferguson, Dominique Fortier, Louis Hamelin, Suzanne Jacob, Robert Lalonde et Monique La Rue. Quatre femmes et quatre hommes.
Le titre le dit bien. On peut fréquenter le genre en étant écrivain ou encore simplement lecteur. La plupart des auteurs sont l’un et l’autre comme il se doit. L’écriture vient souvent avec la lecture et la lecture pousse vers l’écriture.

Droit au but

Gilles Archambault est peut-être le plus direct. Il y va sans détour. Un roman est «l’écriture de soi», dit-il, empruntant la formule à Jean-Claude Pirotte. S’écrire le plus simplement possible en évitant les prouesses, les effets de style ou les longs détours.
«Ne pas céder à la tentation du divertissement. L’imaginaire a bon dos. Elle recouvre souvent l’inanité du propos. Je n’ai pas en tête quelque recherche de «profondeur». (p.105)
Nadine Bismuth est plus préoccupée par le sort réservé aux écrivains dans les médias. À la télévision, à la radio, dans les revues et les journaux, c’est l’homme qui intéresse, sa vie, ses idées et ses points de vue. Dany Laferrière dit la même chose dans «L’art presque perdu de ne rien faire». Un autre sujet il me semble.

Regards

Dominique Fortier écrit devant une  fenêtre pour voir le monde. Elle peut aussi être vue. Le roman devient une lecture d’un certain univers et le lecteur imagine ce qu’il veut bien en surveillant cette femme. Cela m’a fait penser au dernier roman d’Andrée Laurier. Dans «Avant les sables», tout commence avec Myriam qui, à sa fenêtre, surveille un couple au café. Elle aussi est l’objet de leur attention.
Fortier défend le droit à l’invention et à l’imaginaire même si un certain réalisme n’est pas à dédaigner. Elle hausse les épaules devant les autofictions qui font saliver les foules.
Louis Hamelin s’attarde au roman québécois et américain. Le mythe de la cabane isolée semble récurrent dans notre littérature. Fort intéressant ce qu’il écrit sur Gabrielle Roy. Il aurait pu rôder aussi du côté de Jean Désy.
Monique La Rue et Suzanne Jacob se tournent vers Roland Barthes et Milan Kundera. Ces écrivains ont décortiqué le roman comme une mécanique sans pour autant en percer les secrets. Comment saisir l’émotion qui porte les grandes œuvres? Peut-être qu’il faudrait demander au lecteur. C’est lui qui a toujours le dernier mot. Madame Jacob raconte comment un roman de Pierre Jean Jouve a changé sa vie. Elle a trouvé dans «Hécate» ce qu’elle cherchait. L’écrivain n’a rien eu à dire dans cette illumination. Le lecteur crée son livre en se l’appropriant.

Réflexions

Presque tous sont d’accord. Un roman doit s’inscrire dans l’histoire et être porté par une écriture, un rythme et un souffle. Kundera se montre sévère en affirmant dans «Les testaments trahis» que la production romanesque de maintenant est interchangeable. Difficile de lui donner tord.
Les romanciers travaillent à construire des cathédrales. Chacun a son architecture, son plan et son lieu. Un ouvrage fort pertinent pour ceux et celles qui aiment lire de la fiction. Une manière de réfléchir à ce que l’on recherche dans un livre. Ce pourrait être là le sujet d’un autre essai…

«La Pratique du roman» de Isabelle Daunais et François Ricard est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 23 janvier 2012

Jean Perron est un parfait illusionniste


«Visions de Macao» de Jean Perron arrive comme le second tome d’une trilogie amorcée avec «Les fiancés du 29 février».
J’ai beaucoup aimé le premier volet, le monde irréel et fascinant de Venise, les personnages qui s’évanouissent pour ressurgir et vous hanter. Le tout reposant sur un film qui ajoute au flou et à la confusion.
Le cinéaste est de retour. Il revient amnésique de Macao. Invité dans la capitale du jeu, une sorte de pendant de Las Vegas, il a été drogué et rapatrié. Il était l’hôte d’un casino qui se distingue en invitant des artistes peu connus. Le roman est la longue reconstitution de ce séjour en Asie.
«Macao est devenue la capitale mondiale du jeu, avec des recettes qui dépassent maintenant celles de Las Vegas. La compétition y est féroce pour s’assurer d’une part de marché. Comme d’autres maisons de jeu, le Sonho Casino veut se donner une dimension artistique. Mais au lieu de miser sur les spectacles à grand déploiement avec des noms célèbres à l’affiche, il a décidé de faire appel à des disciplines plus «alternatives» comme le microcinéma.» (p.14)

Que s’est-il passé?

Le narrateur retrouve sa mémoire à l’aide de notes dispersées dans un carnet. Un travail qui ressemble à la mise en forme de ses films.
«Mes films ne sont pas narratifs. L’art n’est pas pour moi un moyen de conter ma vie, mais un voyage au cœur des perceptions possibles de la réalité. Le décor est le personnage central de mes films.» (p.15)
Peu à peu il se souvient. Au Sonho, il a retrouvé un ami d’enfance qu’il croyait mort. Barry Lalonde. Un obsédé qui se retrouve là pour assouvir sa passion du jeu en misant sa vie. Un risque tout capable du pire comme du meilleur.
Il y a surtout un personnage étrange qui fascine le cinéaste.
«Et cet homme qui buvait du cognac à côté de moi, il se faisait appeler Fernando et ressemblait comme un sosie à Fernando Pessoa, du moins aux images de ce grand et mystérieux poète portugais qui ont traversé le temps et l’anonymat dans lequel il a  vécu jusqu’à sa mort, à 47 ans, en 1935: lunettes et moustache dans un visage aux traits acérés; regard à la fois lointain et concentré; feutre à large bord; complet-veston sombre et cravate assortie; l’allure d’un rond-de-cuir intemporel.» (p.20)
Cet homme aurait conçu la plus grande escroquerie de tous les temps avec le bogue de l’an 2000, Bien plus, la guerre au terrorisme et les attentats du 11 septembre 2001 seraient le fruit de son imagination. Tout était pensé et planifié sauf qu’on a oublié le scénario original pour se tourner vers l’Afghanistan.

Casino
 
Il y a aussi la directrice du casino, une ancienne chanteuse populaire et sa fille Fortune Cookie, une escorte rebelle qui devient l’amante du cinéaste. Et dans l’ombre, un mystérieux personnage qui tire les ficelles et contrôle tout. On murmure qu’il pourrait s’agir de Pol Pot, le fameux tyran. Est-il mort ou est-il vivant?
L’étau se resserre autour de Barry et du narrateur. On les menace plus ou moins ouvertement sans trop savoir ce que l’on peut leur reprocher.
Un monde étrange, factice où tout devient possible.
«Quand on ne sait pas jouer, l’analyse ne résiste pas à la peur en situation de danger. Pour rester maître de jeu, le joueur, lui, sait manipuler les pensées et les émotions aussi bien que les cartes. Dans ce monde d’illusion, de stratégie et de bluff, rien n’est sûr.» (p.136)
Cette histoire est-elle réelle ou une invention? Barry Lalonde et Fortune Cookie sont-ils de vrais personnages? Le lecteur ne saura jamais sur quel pied danser.
Un roman formidable où l’écrivain risque tout. Comme si on se retrouvait autour d’une table de jeu et que les secondes qui viennent nous réservent le pire ou le meilleur. Jean Perron a l’art de nous tenir sur la corde raide pour se faufiler entre le réel et l’imaginaire. On doit lui faire confiance pour s’aventurer dans un monde à la fois rêvé et fantasmé. Cet écrivain échappe aux normes et aime prendre des risques. Je le trouve particulièrement rafraîchissant.

«Visions de Macao» de Jean Perron est paru chez XYZ Éditeur.

lundi 16 janvier 2012

Hélène Rioux continue d'explorer son monde


Hélène Rioux revient avec le troisième volet de «Fragments du monde, Nuits blanches et jours de gloire». J’ai dû faire un effort pour me replonger dans cet univers qui nous entraîne aux quatre coins de la planète. Le temps estompe un peu les personnages de cette fresque et il faut se donner un peu de temps avant de faire les liens.
Ernesto Léri approche ses cent ans et retrouve sa Toscane natale. Un coup de fouet, un véritable sursaut d’énergie. Des souvenirs, des fragments, c’est à peu près tout ce qui lui reste. Le monde rapetisse à mesure que l’âge se fait lourd. Un petit excès et voilà le grand virage.
«Il voulait revoir la Toscane et maintenant, on dirait qu’il ne la quittera plus. En sortant de la chambre tout à l’heure, le médecin a murmuré qu’il ne passerait pas la nuit.» (p.63)
Ses proches retiennent leur souffle. Des cousines, une fille, ses serviteurs et son biographe. La famille avec ses rancunes et ses tensions. Vickie deviendra peut-être une autre avec la mort de son grand-père et en étant mère. Jenifer, la fille parfaite, semble sur le point de secouer sa vie. Deux contraires que ces cousines que la mort rapproche et éloigne.

La loterie

À Montréal, au Bout du Monde, la fébrilité règne. Jean-Charles a quitté son épouse pour une agente immobilière qui veut moderniser le bistrot au grand désespoir des employés et des clients. La modernité bouscule le passé.
Un billet de loterie, un gain appréciable pour Diderot Toussaint. Il en faut moins pour perturber ce petit univers. C’est la fête, les projets, le rêve. Tous félicitent le «nouveau riche» sauf Raoul qui accuse son ami de trahison.
«Il sort de sa poche le billet gagnant, le tend à Raoul.
«Donnes-y pas!» hurle Denise.
Mais trop tard. Raoul a allumé son briquet. Et devant six paires d’yeux incrédules, deux cent trois mille dollars sont aussitôt – il n’a pas fallu cinq secondes – réduits en cendre et en fumée.»(p.39)
Plus rien ne pourra être pareil au Bout du Monde.

Changements

Daphnée joue au pirate dans les mers du Sud. Elle a proféré des horreurs sur son père adoptif à la télévision, on s’en souvient.
«Elle n’avait rien prévu, elle se répète ça. Parce que le souvenir est là, bien incrusté, une tache indélébile qui brûle sa mémoire. Cette émission de télévision durant laquelle elle avait raconté des horreurs sur son père adoptif.» (p.128)
Elle tente d’oublier mais n’y arrive pas. On ne saborde pas sa vie sans en subir les conséquences.
Andy le critique s’est exilé à Paris pour écrire le chef-d’œuvre. Du moins il en est persuadé. Son rêve prend fin quand une bombe explose dans le café où il allait écrire la phrase qui ébranlerait le siècle.
Marjorie Dubois prépare un nouveau personnage. La comédienne tente de tout apprendre sur la Malèche, une femme fascinante et troublante qui a servi d’interprète à Cortes lors de la conquête du Mexique. Ce sera son grand rôle.
Un départ, des fuites, des espoirs, des déceptions, des gestes irréfléchis qui ne peuvent s’effacer. Un monde immense et pourtant si petit.

La vie

Hélène Rioux est une observatrice formidable qui joue de tous les instruments. Elle entraîne son lecteur dans le quotidien tout en gardant la littérature et certains écrivains à l’oeil. Traductions, créations, musique, cinéma constituent la trame de cette immense toile qui peut prendre toutes les directions. Du drame à l’humour, il y a de quoi souhaiter un autre volet à cette galaxie qui n’en finit pas de prendre de l’expansion.
Un texte humain, savoureux, dramatique et beau de tendresse. Presque tous les personnages tentent d’échapper à la routine qui étouffe et écrase. Certains commettent l’irréparable tandis que d’autres y arrivent tout doucement après bien des épreuves. Rien n’est facile dans le monde d’Hélène Rioux. Tout se gagne et se mérite. Et même la plus belle des réussites se confronte un jour ou l’autre à la mort. Peut-être qu’il reste la création, l’écriture, la musique, le cinéma pour trouver une forme d’immortalité. Je veux bien y croire.

«Fragments du monde III, Nuits blanches et jours de gloire» d’Hélène Rioux est paru chez XYZ Éditeur.

dimanche 8 janvier 2012

Marguerite Andersen s’inspire de sa vie


Une famille comme il y a en a peu que celle des Boutier. D’origine allemande, les parents sont venus s’installer au Canada et n’ont jamais parlé de cet aspect de leur vie avec leurs filles et leur garçon. Le sentiment de culpabilité peut-être après l’Holocauste et ce que l’Allemagne a connu sous le régime nazi.
Lui est fonctionnaire à la retraite et elle a été enseignante. Marguerite Andersen ne s’en cache pas, elle s’inspire largement de sa vie.
«Écrivaine à tendance autofictionnelle, je m’aventure dans ce livre à interpréter des vies que je n’ai vues que de l’extérieur, celles de mes six petites-filles. De leurs six réalités, j’ai construit trois récits biofictionnels. J’ai aussi un petit-fils; je n’allais pas l’oublier. Il survient de temps à autre dans la vie des trois protagonistes.» (p.7)
Les trois jeunes femmes ont hérité de la curiosité des parents, du goût de l’effort et du travail. Ariane est anthropologue, Claire enseignante et Isa, écologiste et peintre. Elles s’imposent à leur façon. Fabien voyage, étudie et profite de la vie.

Des choix

Même si elles sont intelligentes et que le succès colle à leur peau, la vie n’est jamais une belle route tranquille pour les trois soeurs. Il y a toujours des désirs et des rêves qu’il faut assumer ou repousser.
Le monde contemporain change à une vitesse étourdissante. Pour Isa, c’est une manière de vivre. Elle peint et va d’un projet à l’autre pour survivre. La nature de ses choix et de son travail veut cela. Une insécurité qu’elle apprivoise même si elle rêve d’un coin tranquille à la campagne et d’un amoureux.
Pour Claire, c’est autre chose. Ce petit prodige a appris à lire en marchant. Elle a fait des études en Norvège, connu une ouverture sur le monde dès l’enfance. Elle fait lentement sa place, un peu perturbée par sa vie personnelle. Elle vit une aventure avec une collègue. L’amour,  la tendresse, le secret jusqu’à la rupture.
«Claire se tourmente. Elle aimerait se confier à ses parents, leur dire ce qui ne va pas. Or, elle a peur. Elle n’est pas comme les autres. Elle est célibataire, lesbienne. Ils ne comprendront pas sa peine, tout comme ils n’ont jamais compris sa relation avec Marianne. Ah, vont-ils lui dire, ta copine a changé d’orientation, pourquoi ne ferais-tu pas pareil?» (p.226)
Ariane malgré une vie en apparence plus stable et des études poussées est certainement la plus tourmentée. Mariée à un Africain, mère de deux enfants, elle rédige une thèse de doctorat sur la situation des femmes au Ghana. Ce travail la questionne et la bouscule.

Époque

Les filles Boutier illustrent parfaitement ces citoyens canadiens que l’on veut bilingue et ouvert sur le monde. Elles ont fréquenté les meilleures écoles et voyagé un peu partout. Elles connaissent la situation politique mondiale, les guerres et tout ce que cela peut entraîner. Les incongruités de l’époque contemporaine aussi comme les sangliers qui envahissent les rues de Berlin. Isa est fascinée par ces phénomènes et ne dit jamais non à une enquête sur le terrain.
Ariane jongle à l’exploitation des femmes en Afrique, aux manières de vivre et d’empoigner le réel qui disparaissent avec la mondialisation.
Les soeurs vivent les soubresauts de l’amour, la passion et le chagrin. Elles peuvent compter sur la famille cependant, des parents toujours attentifs, un frère chaleureux et disponible. Et une grand-mère exceptionnelle. Que demander de plus?
Des personnages sains, vifs et pétillants. Des problématiques actuelles portent ce récit. Comment garder ou protéger sa culture dans un monde métissé, sa langue quand toutes les nations se mélangent et que le voyage est une manière de respirer. Comment ne pas s’inquiéter devant un avenir de plus en plus incertain avec les changements climatiques.
«La vie devant elles» est un témoignage fort bien mené. Des portraits de femmes que l’on aurait envie de rencontrer, de mieux connaître pour s’en faire des complices. Une belle manière de s’attarder au monde de maintenant et ses graves problèmes sans pousser les hauts cris. Humain, chaleureux et toujours juste.

«La vie devant elles» de Marguerite Andersen est paru aux Éditions Prise de parole.

lundi 2 janvier 2012

L’histoire des peuples se répète sans fin

Tout au long de la lecture de Salah Benlabed j’ai pensé aux guerres qui perdurent en Irak et en Afghanistan. Pourtant rien de précis ne se rattache à ces pays dans cette histoire. L’écrivain d’origine algérienne s’attarde aux années où la France a envahi son pays, massacrant des milliers de personnes. Pas seulement des résistants armés, mais des femmes et des enfants. Une guerre coloniale horrible qui ne peut nous empêcher de songer aux atrocités qui marquent l’histoire de l’humanité.
L’émir Abdelkader incarnait alors la résistance et tenait tête aux troupes françaises. On le poursuivait, le traquait en commettant les pires atrocités. Longtemps, il est demeuré insaisissable. Les Américains ont fait de même avec Ben Laden il n’y a pas si longtemps. Les noms changent mais les manœuvres perdurent.
Des hommes, des femmes et des enfants se réfugiaient alors dans les grottes pour échapper aux charges de l’armée française. Incapables de les déloger, les envahisseurs allumèrent de grands feux aux entrées des cavernes pour les asphyxier.
«J’ai compté, car cela fait partie de ma terrible mission, près de cinq cents cadavres aux alentours des grottes, te confiera Moumen… Les villageois disent qu’ils étaient plus de mille cinq cents à pénétrer dans ce refuge, il y aurait donc ce charnier, près d’un millier de cadavres!» (p.60)
Ce genre d’opération se répètera un peu partout dans le pays et reçoit le joli nom «d’enfumade». Des viols, des meurtres, des exécutions sommaires, des trahisons où un père combat un fils dans des affrontements sanguinaires.

Histoire

Salah Benlabed suit la jeune Houria, une bergère née en marge du monde et qui se retrouve au cœur de ces affrontements. Elle est mariée toute jeune à Mohamed, un homme dont elle ne sait rien.
«Tu n’y comprenais rien… Mais tu avais à peine dix-sept ans, Houria, et ne savais rien du monde! On t’avait tout juste appris à deviner l’approche de l’orage et à te méfier des loups et des hommes. Il est vrai que tu savais aussi faire la différence entre mâles et femelles et recompter les bêtes au soir avant de les raccompagner. C’est tout!» (p.25)
Un mariage pour consolider les alliances entre deux tribus qui font la guerre aux envahisseurs. Un homme qu’elle verra le temps de faire des enfants.
Elle échappe à une enfumade et y perd son jeune fils. Elle sait juste qu’il faut marcher vers les montagnes pour trouver un village où l’on s’occupera d’elle.
Après avoir refait ses forces elle doit encore partir, circuler pendant des jours et des jours, éviter les troupes françaises, progresser vers un but qui change continuellement.

Rencontre

Au cours de ce périple, Moumen un médecin, fait son éducation. Elle connaîtra l’amour et deviendra son épouse.
«Près de lui désormais, les battements de ton cœur ne sont plus ceux que provoque la peur: tu découvres en toi un sentiment nouveau; nouveau, parce que tu n’as jamais connu l’amour, ce mythe effrayant dont on parlait dans tes montagnes comme d’une maladie qui frappe certains héros pour les mener à l’exil ou la disparition; une affection rare, mais si destructrice que les femmes l’évoquaient comme un miracle à vivre avant d’en mourir.» (p.88)
Tout cela mènera à la reddition de l’émir Abdelkader. Une équipée qui ne finira peut-être jamais même si on croit que l’envahisseur finira bien par quitter le pays. Il faudra patienter une centaine d’années.
Il faut lire ce qu’Alexis De Tocqueville a écrit sur les Algériens.
«Moi aussi, Houria, je te le dis : De Tocqueville a préconisé: «Il est de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’Abdelkader!» (p.97)
À faire dresser les cheveux.
Un roman qui vous rappelle les horreurs qu’a vécu l’Algérie et qui permet par ricochet de réfléchir à la situation présente. «Le dernier refuge» devient une longue libération d’une femme et d’un pays. Un voyage initiatique où Houria se forge une identité et une personnalité. Une écriture somptueuse qui vous emporte dans des contrées arides où il est possible de croire au bonheur et à la paix. Toujours juste et émouvant.

«Le dernier refuge» de Salah Benlabed est paru aux Éditions de la Pleine lune.