lundi 12 août 2002

Les humains cultivent les mots comme des plantes

Il est plutôt rare qu'un père et un fils partagent un même amour pour un coin de terre. Pierre et Maurice Filion aiment Frelighsburg et ils ont choisi d'en témoigner dans un livre. Maurice a trouvé ce coin de pays alors qu'il avait tout juste vingt ans, toute la vie devant et si peu derrière. Il y a trouvé femme et des enfants y sont venus. Pierre y est né. C'est son pays, son lieu. Ce coin de terre, il y est toujours revenu malgré les méandres de la vie, les aventures qui l'ont éloigné autant géographiquement que dans les mots. Il y est revenu pour le repos, pour se ressourcer, pour y vivre des moments de plénitude.
Maurice se fait observateur attentif, précis, comme s'il voulait le dessiner au scalpel ce paysage qui a fait sa vie.
«C'est un petit village blotti au bas des collines vigilantes; une paroisse des «Cantons» perchée bien haut pour préserver sa grâce et sa beauté. Un nom à consonance étrangère, rocailleuse et dure à l'oreille française. Avec une syllabe finale qui tombe à plat comme un coup asséné. Mais ici nous touchons à la frontière avec notre grand voisin.» (p.11)
Chaque dénivellation, chaque ombre ou replis de terrain, surgissent dans ses descriptions.

Souvenirs

Pierre se laisse porter par les souvenirs, le rêve et la griserie des mots. Il a l'assurance de celui qui possède ce coin de terre par naissance. Il est certain de la réalité de son village quand Maurice éprouve le besoin de le fixer par les mots. Il lui manque peut-être un bout de vie, un fragment de jeunesse qui s'est déroulé ailleurs. Pierre y a grandi comme une herbe folle et ses racines sont profondes.
Parfois, surtout chez Pierre, nous avons l'impression de nous avancer dans un texte proche de ceux de Pierre Morency. Il y est question des oiseaux, des mouches ou d'un pic obstiné qui croit inventer le jour à grands coups de bec quand le soleil peine à se frayer un chemin sur l'horizon.
«Le temps était mort, c'était un petit matin parfait, sans brise, qui enlevait doucement sa robe de nuit. À dix pieds, je voyais les mésanges frétiller comme des truites. Elles semblent toujours se déplacer en suivant un courant d'air. Il m'a fallu bien des heures d'observation avant d'associer leur vol aux composantes de la lumière, ce drôle d'aigle invisible d'une vitesse foudroyante : imaginez donc la sittelle qui déjeune en ce moment sur la mangeoire filer à trois cent mille kilomètres par seconde. C'est vite, de la lumière ; c'est intelligent, et c'est sans pitié.»  (p.71)
Des textes brefs comme des arrangements floraux. On y sent l'air des matins paisibles, des jours chauds où les pommiers fleurissent et bouchent la route de la lumière.
Nous nous berçons entre deux voix, deux récits se répondant et s'interpellant. Un petit livre qui vous fait découvrir un coin de pays avec une économie de mots et d'images. Du bonheur à petites gorgées.

«Frelighsburg la vie champêtre» de Maurice Filion et Pierre Filion est paru aux Éditions du Silence.

dimanche 14 avril 2002

Un retour dans le passé qui coupe court

René Jacob endosse ses souvenirs, ces moments singuliers où nous avons plaisir à croire que le merveilleux peut nous frôler un instant, une heure peut-être. Les Noëls d'autrefois, d'avant les grandes folies marchandes, ces heures qui se savouraient en famille, quand il était encore permis de croire que l'impossible et l'impensable pouvaient fraterniser près de la crèche un soir de décembre. L'arbre de Noël décoré selon un rituel précis par la grande soeur, les repas, les présents, les attentes, les petites déceptions, la messe au coeur de la nuit, la visite des oncles et des tantes. Le portrait de René Jacob est complet. Les grandes fêtes religieuses aussi, les figures singulières qui traversent une journée, des histoires curieuses comme cet homme qui pourrait être Marcel Proust. Il se retrouve, par un hasard que seul les livres permettent, dans le petit village de Vallée-Junction. Il tombe du train presque et il est accueilli par la famille. Il disparaît tout aussi mystérieusement.
Tout un Québec un peu oublié, semblable à ces photographies qui jaunissent dans les gros albums et que l'on regarde avec nostalgie et tristesse. Parce que le temps s'étire, le temps emporte tout, le temps vole la jeunesse, les amours et les rires. René Jacob évoque des petits événements qui deviennent grands, des gestes qui secouent l'enfance et marquent la vie d'adulte.
«Enfin, Mon Noël d'enfant me ramène au moment où ma soeur Lise, de sa main gauche, réajustait ses lunettes pour observer le travail accompli. Trois boîtes restaient à ouvrir. De la première sortiraient des moutons. Sept en tout. Quatre à la boucle rose. Trois à la boucle bleue. De la deuxième, enroulés dans de la ouate jaunie, surgiraient Marie, Joseph, Jésus, le boeuf et l'âne. Tout au fond, se cachait la boîte contenant l'auberge du village.» (p.10)

Précision

René Jacob rôde, fait sourire par sa précision, son souci du détail et du mot exact. Nous cherchons pourtant la magie, l'envoûtement du conteur qui sait nous relancer, nous retenir jusqu'à la fin et nous abandonner un peu en déséquilibre, sur le bout d'une question. La fin des récits est à peu près toujours ratée. On attend un rebondissement, une phrase ou un mot qui nous laissera sur un pied, le souffle coupé... Rien. René Jacob ne semble jamais savoir comment sortir de ses histoires. Dommage parce qu'il avait un véritable trésor entre les mains. Je songe à «La lune dans la manche», aux bonbons recueillis d'une maison à l'autre, à la belle histoire des mages qui retournaient à Jérusalem en taxi, à la Fête-Dieu qui s'embourbe. Tous les récits auraient pu devenir un véritable bonheur, un plaisir pétillant comme une liqueur qui fait des bulles mais René Jacob s'abandonne trop souvent à la nostalgie et perd le fil de son récit. Dommage parce que j'aurais aimé m'attarder dans ce coffre aux trésors.
Clémence Desrochers assure les illustrations et ils ont tout ce qu'il faut de naïveté, de précision, de bonheur dans le coup de crayon, de lumière dans le dessin pour nous permettre de passer d'un récit à l'autre. Une belle façon de compléter ces dix-neuf récits.

«Dimanches et jours de fête» de René Jacob est paru chez Le Loup de Gouttière.

Le monde du conte ne perd pas de sa saveur

Conrad Laforte n’en est pas à son premier ouvrage sur les contes et les histoires qui ont marqué le Québec. Voilà qu’il récidive avec une nouvelle mouture de «Contes traditionnels du Saguenay», une région qu’il a visitée magnétophone à la main, dans les années cinquante, alors que la télévision et les moyens de communications n’avaient pas encore tué tout à fait l’art de la parole. Conrad Laforte s’est arrêté dans le Haut-Saguenay, a côtoyé dame Mélanie Houde, veuve de Grégoire Côté de L’Anse-Saint-Jean, Johnny Lavoie, Joe Boudreault et Ernest Gagné.
Tout en établissant les origines et les types de contes qu’il nous présente, le folkloriste sait ne pas gâcher notre plaisir. Juste ce qu’il faut d’informations pour nous guider dans le récit et les origines du conte. Assez fascinant de voir que les conteurs du Haut-Saguenay se réfèrent à une longue tradition présente un peu partout dans le monde. Certains récits remontant avant Jésus-Christ. Phénomène de société où l’oralité jouait un grand rôle, ces histoires colligées par Conrad Laforte se lisent avec plaisir.

Mémoire

Et comment ne pas être impressionné par la mémoire d’Ernest Gagné qui, avec «La reine blanche», a su tenir en haleine son auditeur pendant plus de trois heures. Véritable roman à rebondissements, jamais l’intérêt ne s’émousse dans cette histoire incroyable. La retranscription honnête, sans pour autant oublier la saveur et le pittoresque de l’oralité, est un véritable cadeau. Travail de mémoire sur une tradition oubliée ou presque, travail de respect qui nous ramène un monde où il était possible de voyager dans les royaumes du ciel et de la terre.
Fascinant aussi de constater comment le milieu est parvenu à transformer un conte. Les rois et les reines de dame Grégoire Côté et d’Ernest Gagné ressemblent plus à de prospères cultivateurs qu’à de véritables têtes couronnées. Les conteurs ne pouvant parler que de l’univers qu’ils connaissaient. 
Un livre nécessaire, intelligent, bien présenté, avec des illustrations qui ont juste ce qu’ils faut de naïf et de fraîcheur pour nous pousser dans un monde où tout est possible. Parce que, à cette époque, il suffisait d’avoir du courage, de la ruse et de la patience pour vaincre. Un très beau cadeau de Conrad Laforte.

«Contes traditionnels du Saguenay» de Conrad Laforte est paru aux Éditions Va bene.

Aristote Kavungu passe à côté de son sujet

Avec «L'adieu à San Salvador», Aristote Kavungu nous plonge dans un pays mal nommé que l'on sait être l'Angola qui menait une guerre de libération contre le Portugal. Emmanuel, le dernier fils, vit l'exil en compagnie de la mère. Il est né dans ce pays d'attente. Pourtant, il partage le désir de la mère. Ils retourneront, ils reviendront vers la terre sacrée dans une sorte de marche triomphale. Ils rentreront un jour. Mais les guerres sont souvent imprévisibles, elles ont aussi la mauvaise habitude de durer trop longtemps. Le retour tarde, le départ se fait improbable. Une guerre succède à une autre guerre.
Ce désir de la «marche triomphale» marque le récit d'Aristote Kavungu, le martèle, devient l'élément qui donne sens à la vie et à l'écriture.
«Jusque de l'autre côté de la frontière, fouler le sol où tout le monde aurait voulu naître; je l'aurais considéré comme une récompense pour l'ensemble de mon oeuvre, souvent synonyme de disparition prochaine, en temps normal. Mais le chemin était encore long, long et semé d'embûches de toutes sortes, je n'étais pas dupe.» ( p.15)
La maladie frappe la mère et la pousse dans une direction d'où l'on ne revient pas. Emmanuel tente de porter le rêve, de croire qu'ils retourneront dans cette patrie qui se nourrit du corps et du sang de ses frères. Il y croit et il n'y croit plus. Le plus terrible de l'exil, c'est peut-être l'oubli de ses rêves et se voir devenir un étranger à sa mère.
Ce qui pouvait donner un livre magnifique devient rapidement une longue diatribe où Aristote Kavungu se plaît à «faire de l'esprit», à flirter avec un humour qui tombe toujours à plat. 

Dialectique

Il oublie son sujet et se jette dans une dialectique creuse et stérile. Aristote Kavungu s'acharne mais ses considérations philosophiques ou sociologiques ne servent qu'à gonfler un ego incapable de compassion et d'empathie. On hausse les épaules et cette fausse complicité qu'il tente d'établir avec le lecteur ne marche jamais.
«J'en étais venu donc à ajouter à la définition de la passivité qu'elle était également l'évidence de l'impossibilité à présenter une plaidoirie en faveur de la vie. D'ailleurs, c'était fini, plus personne ne pouvait croire la plaidoirie d'une folle, elle n'avait qu'à aller se rhabiller car je me permets de vous souffler, de vous à moi, que chez moi, deux fous sur trois sont allergiques aux vêtements et personne n'y trouve à redire.» (p.57)
Fausses confidences, réflexions oiseuses, nous oublions la mère, perdons de vue la guerre et les frères engagés dans la tuerie. Le plus terrible, c'est le cynisme d'Aristote Kavungu. On voudrait un peu de compassion pour ces humains qui se font charcuter dans des folies qui ne semblent jamais vouloir prendre fin, ces mères qui gardent espoir malgré la mort qui les couche du mauvais bord de la vie. En vain! L'auteur s'enfonce. Le récit reste fastidieux et ampoulé. Une écriture un peu vieillotte et maladroite finit par tout gâcher.

«L'adieu à San Salvador» d’Aristote Kavungu est paru aux Éditions L'Interligne, 2001.

La vie se niche dans le détail et l'extravagance

Nous avons un peu de mal à suivre Geneviève Robitaille dans les premières pages de ce récit. Une femme raconte sa vie, ses espoirs et ses déceptions. Elle éprouve des problèmes, se déplace avec difficultés. Et puis nous sentons, nous devinons. Elle risque de devenir aveugle. La vie alors prend un autre sens. Chaque heure est lestée d'un poids peu commun. La narratrice se fige devant des moments anodins, évoque des rencontres, des plaisirs simples, trie ses espoirs et ses déceptions aussi. Nous l'accompagnons tout doucement, comme si nous lui tenions la main. Et il y a des surprises. Nous nous retrouvons devant un grand Robert Lalonde qui se remet mal du grand massacre du verglas.
«Je n'ai pas pu insuffler une vie nouvelle à ses arbres, ni les panser. Je n'ai pas pu consoler Robert Lalonde, je n'ai pu que lui dire qu'avec les années je l'avais lu et que chaque fois il m'avait enracinée. Ses mots étaient ma consolation. Ses mots, ceux contre lesquels il se rebellait depuis ce deuil, ces mots-là étaient la vie: la sienne, la nôtre et celle de ses arbres. C'est tout ce que je lui ai dit. Au Salon du livre, monsieur Lalonde riait, il n'avait plus de peine. Ses arbres reprenaient vie; et moi, je lui souriais.» (p.31)
Elle ne semble pas mordue par le regret cette femme même si, quand elle était adolescente, elle rêvait de devenir comédienne, tragédienne et s'amusait à se glisser dans des personnages. Il y a eu Phèdre et Pierrette Guérin. Il y a eu la mort d'un ami très proche, incapable de chevaucher sa vie. Maintenant, elle déguste ses heures, compte les rencontres, les sourires avec une générosité qui plaît. Elle ne demande qu'à vivre cette femme flouée par un corps, des yeux qui se referment comme certaines fleurs au couchant. Elle vit si peu, elle vit tant. Nous envions sa façon de profiter de chaque instant. Nous nous demandons si elle n'a pas «gagné» en devenant celle qui s'entête à ne «pas devenir aveugle».

Théâtre

Un texte qui s'enracine dans le monde du théâtre, quelques oeuvres qui ont marqué la vie de Geneviève Robitaille. Un récit d'amitié, de présence à l'autre, d'espoir même si Geneviève Robitaille se demande s'il y aura encore de la lumière en ouvrant les yeux avec le matin. Chaque jour se colore devant une petite fille qui s'approche avec toute l'innocence du monde.
Un journal intime, une écriture bien menée, toujours vraie, sensible et retenue. Des moments de bonheur comme cette fin de millénaire que l'auteure vit dans le jardin, en pleine nuit, le visage tourné vers ces étoiles fragiles que plus personne ne regarde. Geneviève Robitaille nous dit encore une fois que l'extraordinaire se cache dans les petites choses et que le merveilleux, l'incroyable, la grandeur se dissimule dans son jardin, à l'ombre d'un arbre qui s'habille de toutes les feuilles de l'été et qui s'enivre du chant des oiseaux.

«Mes jours sont vos heures» de Geneviève Robitaille est paru aux Éditions Triptyque.

vendredi 12 avril 2002

Il en est des lieux comme des êtres humains

Julie Stanton revient, après «La passante de Jérusalem», avec «Là-bas, l'isle aux Grues», une suite de poèmes ancrée au milieu du Saint-Laurent. Une île pour ratisser l'imaginaire et se courber sur la vie; un espace dans un continent d'eau qui file, une terre échouée dans la mouvance du temps. L'île, vissée au milieu du fleuve, pousse sur le temps et, peut-être aussi, nous protège des mirages du continent.
Julie Stanton enfonce ses pieds dans cette terre de battures, tend les bras vers le large et «le silence dans le silence» se fait. Elle creuse un peu l'espace. Est-ce possible de respirer à largeur d'horizon et d'abolir «la tentation de l'ailleurs»? Comme si Julie Stanton s'agenouillait dans ce «monastère à ciel ouvert», là où la vie n'a qu'à être la vie.
Pourtant sur le continent, la trépidation bouscule les humains, la mort frappe sur la route près de Bellechasse. Faut-il jeter l'ancre, aimer et se laisser vivre simplement?
Julie Stanton arpente la grande île, l'archipel, hante les saisons qui viennent et vont dans les marées folles, toise les vents du grand large qui se font durs ou enjôleurs selon les équinoxes. L'île respire, enchante, laisse filer des chapelets de sarcelles. Et toujours ce vent lancinant qui porte des voix anciennes, des voix perdues dans les replis du rivage. Meliana et Juliana étaient là, toute attente, il y a si longtemps. C'était hier et aujourd'hui. Elles espéraient la voile, un regard, une main, un corps qui ferait frémir le jour.
«Leur quarantaine s'effiloche à la pointe de l'île. Voici maintenant qu'à l'âge se greffe le manque horizontal et musqué de l'homme.
Elles seraient seules et ensemble.» (p.31)
Des visages effacés, des voix comme un soupir dans les aspérités du jour, un départ et des hommes qui ne rentrent plus, égarés «dans l'éternité des eaux passagères». Mais surtout, un regard sur soi, sur la vie qui devient si rauque dans la mouvance.

«Le temps est un corridor étroit si tu ne t'y engouffres en défiant tes fragilités. A chaque jour qui se lève tu prends tous les risques à bras-le-corps.» (p.55)
Julie Stanton n'oublie pas malgré «l'arrogante beauté de ce qui perdure». Elle reste consciente. Là-bas, dans le monde, le sang coule. À Sao Paulo, ailleurs à New York.
Mais comment résister aux jours lisses, aux froissements de l'herbe sur les battures, aux oiseaux qui s'envolent dans leurs cris, aux livres ouverts comme les larges fenêtres qui font des signes à la lumière sur le fleuve. Et des dates précises, comme pour un journal, pour se rappeler, pour ne jamais perdre pied.
Des poèmes et des phrases aussi surgissent comme autant d'îles. Gaston Miron, Marie Uguay, Marguerite Duras, Rimbaud et quelques autres emboîtent son pas. Une île, c'est l'échappée. Il suffit d'un peu d'attention et tout remonte à la surface avec l'eau sur la glace quand s'installe le printemps.
Une poésie charnelle, des envols qui reviennent vers soi toutes ailes tendues. Une réflexion, une méditation et surtout un regard tendre sur un bout de terre qui fait germer la poésie. Julie Stanton donne envie de la suivre vers l'église au toit rouge, un livre à la main tout en se laissant imbiber par les odeurs du fleuve et la poussée des saisons.
Les quinze photographies de Régis Mathieu sont autant de morceaux dérobés aux humeurs de l'isle aux Grues. Ces images nous poussent vers le large ou dans les hautes herbes. Comme si le photographe avait suivi l'écrivaine dans ses méditations et ses rondes. Un livre? Bien plus. Un refuge dans un monde de cris et de folies sanglantes.

«Là-bas, l'isle aux Grues» de Julie Stanton est paru aux Éditions Les heures bleues.

Régis Roy demeure bien de son époque

Mariel O'Neill-Karch et Pierre Karch ont effectué un travail admirable de patience et de fidélité en se penchant sur les contes et les nouvelles d'un écrivain oublié. Fonctionnaire, nouvelliste, dramaturge, romancier, historien, Régis Roy a vécu toute sa vie à Ottawa entre 1864 et 1944. Cette belle collection des Éditions David nous convie à retrouver des voix qui ont permis à la littérature d'expression française de s'imposer dans ce territoire qu'est l'Amérique.
Quelques textes font sourire par la facture ou par la thématique mais tous n'en demeurent pas moins signifiants. Lire Régis Roy, c'est découvrir ou redécouvrir les fondements qui sous-tendent notre littérature, celle du Québec comme celle des écrivains d'expression française qui vivent hors des frontières de la Belle province. Il se heurte à la question de l'identité canadienne, à la langue, à la place des femmes dans un monde qui bouge, au rôle de l'écriture et à la survivance des francophones. Ces idées, que la poussée du nationalisme québécois, à partir des années 1970, allaient exacerber, nous les retrouvons à l'état d'ébauches ou encore bien ancrées dans les écrits de cet auteur qui a effleuré tous les genres.
«Son oncle à lui, Jérôme Lebrun, avait épousé une Anglaise qui ne parlait qu'un peu le français. Or, qu'advint-il ? Ses enfants parlaient tous l'anglais plutôt que la langue du père, mais quand ils se servaient de celle-ci, c'était pénible de les entendre écorcher le français. Charles, froissé de ce spectacle, s'était bien juré de n'épouser qu'une fille de sa race, mais parfois le coeur est difficile à contrôler.» (p.176)
Bien sûr, le temps fait son oeuvre. Certains jugements font sourire ou hausser les épaules. Régis Roy s'y montre misogyne, xénophobe et raciste. Il reflète bien son époque mais ces vues demeurent. Qu'on se souvienne de la crise d'Oka ou encore des grands débats effleurés lors de la tenue des deux référendums au Québec.
Les textes de Régis Roy ont plus qu'une valeur historique ou ethnographique. Il a su écrire de très bonnes nouvelles qui gardent leur saveur et qui retiennent le lecteur. Je pense particulièrement à «Un crime caché» ou «L'émigré». Un plaisir de lecture.
Une littérature ne se constitue pas uniquement des parutions qui font l'actualité des médias. Elle doit redécouvrir les précurseurs oubliés ou méconnus. Nous devons beaucoup à ces écrivains des commencements où écrire demeurait un exploit.
Le travail précis, soigné de Mariel O'Neill-Karch et Pierre Karch comble un vide. Un livre nécessaire qui met en perspective nos grands idéaux contemporains. Il faut en être reconnaissant à ces chercheurs et aux Éditions David.

«Choix de nouvelles et de contes» de Régis Roy, édition préparée par Mariel O'Neill-Karch et Pierre Karch, est paru aux Éditions David.

mardi 14 août 2001

Le retour du «je» de Claude Péloquin

Claude Péloquin reprend dans «Une plongée dans mon essentiel» un texte paru en 1985 chez Guernica. Les Éditions Varia ont cru bon rééditer l'ouvrage et d'y ajouter quelques inédits. Péloquin tentait dans ce récit autobiographique de cerner ce qui le faisait courir un peu partout en ameutant les foules. Il livrait son art poétique ou sa vision de l'écriture.
Péloquin a choisi un cheminement proche de celui de Kérouac ou de Burroughs. Ces excessifs cherchaient la «sagesse» en se livrant à tous les excès et à tous les dérèglements. Péloquin a bu, couru, baisé tout ce qui portait jupon. Du moins c'est ce qu'il affirme avec une insistance un peu suspecte. Mégalomane, provocateur, ridicule ou flirtant avec la sainteté, il tire sur tout ce qui bouge, gifle et harangue ses contemporains.
Kérouac transformé en loque humaine à peine capable de balbutier devant les caméras décédait très jeune. Serge Gainsbourg a donné aussi cette représentation lamentable dans les dernières années de sa vie. Péloquin a eu la sagesse de se retirer à Eleuthera, une île des Bahamas, pour se refaire une santé. Parce que, peu importe les facéties du «pourfendeur de la mort», la vie demeure fragile et tributaire du temps. On n'abuse pas d'elle sans en payer le prix.
Son écriture témoigne aussi de ces excès parce que Péloquin emprunte toutes les directions, donne un texte qui tient à la fois de la réflexion philosophique, de l'autobiographie, du témoignage, du questionnement ontologique et de la méditation mystique. Pourtant la réflexion tourne souvent aux formules, aux bravades et aux images qui sonnent comme des slogans publicitaires. Jouant les grands initiés, il effleure la réflexion et n'affronte jamais la pensée.

Angoisse

Péloquin livre surtout son angoisse de vivant confronté à la mort. Il y a bien ici et là des éclats qui vous arrêtent mais peut-il en être autrement quand on écrit comme un Rambo qui fonce dans un centre commercial en visant tout ce qui bouge.
«Au Canada français depuis 1963- on a tenté de saboter mon oeuvre en disant que j'étais farfelu / fou / drogué et anti-national. J'ai donc conclu que j'étais effectivement international et visionnaire. Quelques rares esprits ont cependant vu clair - je les en remercie. C'est cette belle certitude que nous nous en allons tous allègrement dans la tombe qui m'a fait consacrer toute ma vie à ouvrir le possible par l'écriture.» (p.69)
Ces textes révèlent surtout un ego démesuré. Le «je» de Péloquin, capable d'avaler la terre, hante toutes les phrases et n'arrête jamais de chanter sa propre gloire. Passons sur les outrances, le sexisme et les mastications mystiques; oublions ce ton suffisant et prétentieux. Péloquin restera un provocateur qui a su particulièrement bien utiliser les médias. Ses textes touffus, bâclés, deviennent vite redondants. Et même s'il a cru bon s'entourer de commentateurs qui font sa louange, «l'essentiel» de Péloquin demeure un texte mineur après quinze ans.

«Une plongée dans mon essentiel» suivi de «Les décavernés» de Claude Péloquin est paru aux Éditions Varia.

Pauline Michel écrit à une vitesse folle

Pauline Michel a cru bon de demander un texte de présentation à Marie-Claire Blais pour «Le papillon de Vénus». Un procédé qui demeure périlleux parce que l'auteure se met beaucoup de poids sur les épaules. Le lecteur s'attend à s'aventurer dans un texte exceptionnel.
Pauline Michel possède le sens de l'image mais il en faut plus pour partir sur les traces d'«Alice au pays des merveilles». Si les débuts sont prometteurs, j’ai déchanté rapidement, hélas. Emma adulte perd de sa magie et devient une enfant un peu égarée que le monde écrase.
Le hic vient surtout du rythme donné au récit. Pauline Michel nous entraîne à une vitesse foudroyante dans le temps, ne nous permettant jamais de nous arrimer au personnage pour le sentir, le voir, le respirer et y croire. Emma reste une sorte d'image qui permet à l'auteure de jouer avec les phrases sans jamais s'attarder au dur labeur de construire un monde et de l'étoffer. Emma a cinq ans au début du récit et il faut à peine dix pages pour la retrouver à l'âge adulte, blessée par un grand amour et une déception qui ne la quittera plus.
«Emma passe quinze ans à vivre ainsi, sans autre présent que la contemplation de la nature et sans illusion sur l'avenir. Elle range sa vie dans la pénombre. Chaque chose à sa place et une place pour chaque chose. Des heures pour le travail. D'autres pour la danse. D'autres pour le chant. D'autres pour les rencontres. Le monde perd toujours plus de son pouvoir de beauté.»(p.25)
Le merveilleux ne gonfle pas et nous restons à la surface des choses. Le papillon qui mute nous fait songer aux voyages de Dorothy au pays du «Magicien d'Oz» ou à «Alice au pays des merveilles», mais rien de plus. Les chaussures sont grandes pour Emma qui n'a pas la force, la consistance qu'il faudrait pour suivre ces illustres fillettes qui se sont confrontées à des mondes magiques et toujours en mouvance. Bien sûr, il y aura la lumière, la connaissance peut-être, l'amour et la paix mais cela reste conceptuel et virtuel. «Le petit Prince» n'a pas à s'inquiéter, Emma ne viendra pas bouleverser sa planète. La fable tourne court et s'enlise dans des images un peu plaquées.
Il manque un fluide, une chaleur, une magie à ce texte, une folie peut-être qui va au-delà des phrases joliment sculptées.

«Le papillon de Vénus» de Pauline Michel est paru aux Éditions Vents d'Ouest.

dimanche 12 août 2001

Comment trouver un sens à la vie dans ce monde?

Les nouvelles de Stanley Péan, regroupées sous le titre de «La nuit démasque», ont toutes été publiées dans des revues du Québec. L'éditeur ne signale pas si elles ont été reprises dans l'ordre de parution ou si un autre choix a présidé. Un peu dommage parce qu'elles témoignent du cheminement et des préoccupations de l'auteur au cours des dernières années.
Bien sûr, on reconnaît la «manière Péan», sa propension à flirter avec le fantastique et l'irrationnel, sa façon de démontrer que la réalité est autre. Il suffit d'être attentif, de ne pas se laisser distraire et une autre dimension s'impose. Cette autre «mesure du réel» est souvent brutale, aveugle et mortelle. Nous pénétrons dans des lieux où les pulsions dominent, où des forces implacables broient les êtres et les choses. Péan bouleverse, heurte et parfois fait sourire. Ses personnages ne sont jamais simples même si ce sont souvent des hommes ou des femmes qui vont comme des perdus dans la vie. Des êtres aiguillonnés par la vengeance ou plus simplement bousculés par les événements. Ils ont eu la malchance d'être là au mauvais moment. Parce que chez Péan, l'espace est parsemé de trous ou de «passages». Il suffit d'ouvrir une porte par distraction ou volontairement, et le personnage est happé, poussé dans une réalité où il ne contrôle plus rien.
«De son oeil unique, elle ne voit plus très bien ce qu'elle est devenue. En ce pays trop aveugle pour discerner sa grandeur, elle fait figure de reine : une souveraine pas mal triste, sans réelle souveraineté. Montréal ne dort que d'un oeil. L'autre paupière ne se referme jamais entièrement et cette plaie purulente, sexe moite de pute sur le retour d'âge, enfante les spectres affamés de ses insomnies hallucinées...» (p.73)
L'expérience restera inoubliable, initiatique et fera douter de la réalité et de l'existence. Le témoin est marqué, foudroyé par une «vérité» qui dépasse l'entendement humain. Et il y a toujours la bascule, ce doigt qui se retourne vers le lecteur. Cela pourrait nous arriver à nous aussi, imprudent lecteur.
«Pourtant il a existé. Nous le savons tous. Nous nous souvenons de ce qu'il représentait et des raisons de sa mort : étranger en terre étrangère, bouc émissaire idéal sacrifié au nom de notre bigoterie et de notre bonne conscience.» (p.37)
La manière de Péan tient à la fois de la légende, du conte, ou de la nouvelle traditionnelle. Tous les genres sont enchevêtrés et régurgités. Cette manière donne souvent des pages intolérables. Une violence décrite cliniquement, insupportable dans «Brasiers». Parce que la violence chez Péan est tout autant physique que verbale. Il bouscule le langage, comme si à chaque fois le texte était expérience langagière pour soupeser les limites du racisme, de l'horreur ou de l'ostracisme.
L’écrivain nous apprend à nous méfier des conversations anodines, des blagues sexistes et racistes. Ces plaisanteries, quand elles s'incarnent, deviennent des abominations. «Monsieur Toulemonde», «Brasiers» sont des textes dont il faudrait lire des extraits dans les émissions d'humour où l'on vole au ras des parquets.
«En faisant bien attention de ne pas toucher aux vomissures, Ti-Coune et Louis soulèvent le sale nègre par le collet, pour mieux lui administrer les derniers soins. Georges a saisi un bout de planche cloutée avec lequel il frappe frappe frappe l'hostie-de-chien-à-marde-de-sale nègre à la tête encore encore encore.» (p.82)
Péan dévoile ce que l'on cache, ce non-dit que l'on n'ose jamais effleurer et que tous évitent dans les conversations. Autant demeurer sur nos gardes avec lui, se méfier de la nostalgie ou des «blues». Les retours sentimentaux dans «Revoir Limoilou» ou encore «Remonter le fleuve», se retournent pour broyer l'antagoniste. Le passé est une porte qu'il ne faut jamais ouvrir. D'autres occupent l'espace et vous y êtes un étranger.
Des pages très denses et dérangeantes. Péan ne fait jamais dans la dentelle et il prend un malin plaisir à nous étourdir, à nous déséquilibrer. Nous refermons «La nuit démasque» en ne regardant plus le monde de la même façon. N'est-ce pas le propre de la littérature?

«La nuit démasque» de Stanley Péan est paru aux Éditions Planète rebelle.

L’art de nous faire découvrir notre pays

Jean O'Neil pratique l'art de la mouvance comme on le fait de la prière. Ses «escapades» occupent une journée, ces quelques semaines d'été, quand on cherche à oublier le travail pour n'être plus qu'un regard, qu'un chercheur «d'ailleurs». Ici, dans «Les escapades», il reprend une série de textes déjà parue dans le magazine Géo Plein Air. Une trentaine de courts récits où le chroniqueur livre ses découvertes, ses méditations au fil des saisons.
Jean O'Neil, c'est l'art de s'arrêter devant un arbre, un ruisseau qui descend à flanc de montagne, de s'extasier quand une chute de lumière aveugle quelques instants entre deux nuages. Il est tout aussi fasciné par un champignon qui éclate sous un arbre que par les jeux des lièvres dans une clairière. Il pratique l'écriture comme un peintre s'adonne à l'aquarelle.
Il traque la formule heureuse, l'image qui vous touche comme une caresse, la phrase qui se change en souffle tiède quand les feuilles murmurent dans une nuit de juillet. Jean O'Neil sait l'art des «petits bonheurs quotidiens» que l'on vit trop souvent sans s'arrêter.
Sans être un fidèle des récits de Jean O'Neil, il m'est arrivé de croiser l'un de ses livres assez régulièrement parce qu’il écrit beaucoup. Je pense à «Bonjour Charlie», à «Terre rompue» où O'Neil explorait un coin de pays que je connais particulièrement bien. J'ai toujours éprouvé du plaisir sans être enthousiasmé. Un peu de déception quand l'écrivain coupe rapidement, remue des clichés sans leur tordre le cou. Mais quel plaisir quand, au détour de la lecture, comme dissimulée derrière une grosse épinette joufflue, une image vous coupe le souffle. Il suffit de se pencher sur des morilles ou, retenir son souffle devant une sterne, à Godbout, quand elle se jette dans la mer. Après ce moment de grâce, nous sommes prêts à tout pardonner à Jean O'Neil.

Nouveau regard

L'homme explore, l'homme marche le Québec, nous entraîne dans des voyages que nous avons fait des dizaines de fois. Il raconte la ville, un bout de rue qui devient un sentier, s'attarde dans un parc pour surprendre le monde. C'est par cela surtout que Jean O'Neil est un écrivain nécessaire.
«Le printemps en ville, en banlieue surtout, c'est le merle qui siffle dans le lilas, aux crépuscules de l'aube et du soir, et qu'on voit sautiller sur la pelouse pour lui tirer les vers du nez. Ce sont les hirondelles bicolores qui font l'amour sur la corde à linge près du poteau où est planté leur nichoir.» (p.43)
Mot à mot, récit après récit, pas à pas, Jean O'Neil sillonne ce Québec qu'il aime et qu'il ne cesse de découvrir. Il a le très grand mérite de montrer à tous qu'il suffit d'avoir l'oeil, un peu de temps pour surprendre les merveilles qui nous entourent. C'est dans le détail, ces petites aquarelles qu'il faut le déguster sourire aux lèvres.
«La morille est une déesse. Elle se fait rare et subtile. Elle se pique d'être la délicatesse de la terre dans la grossièreté de son environnement, et elle fait cela avec une autorité gênante. Je ne sache pas que quiconque soit passé à côté d'une morille sans la voir. Si petite soit-elle, elle s'impose. Elle proclame humblement qu'elle n'appartient pas à son milieu.» (p.69)
Comment ne pas vouloir y goûter après cela?

«Les escapades» de Jean O’Neil est paru aux Éditions Libre Expression.

mercredi 8 août 2001

Serge Ouakine n’évite pas tous les pièges

Serge Ouaknine ne s'attarde pas au bonheur de la description dans «Café Prague», l'un des onze récits qui donne le titre à cet ouvrage. Il nous emporte au-delà des mers et des océans, dans plusieurs pays d'Europe, en Amérique du Sud ou, plus simplement, dans un café de Montréal. Pour Ouaknine, le voyage n'est pas qu'un déplacement dans l'espace, une frontière que l'on franchit passeport à la main.
«Le récit de voyage ne peut pas se contenter du portrait du lieu. Le «être là » est un ailleurs indicible qui réclame sa parole. Il renvoie le témoin à lire, comme l'autoportrait, ce que l'altérité opère en lui, l'intervalle entre le désir d'énoncer le propre du miroir, sans le confondre à un épanchement de soi. D'où le piège constant dans lequel se risque le voyageur, entre l'information trop didactique et la confession trop personnelle.» (p.11)
Ouaknine oscille tout au long de ses récits entre ces deux «pièges» et il ne sait pas toujours contourner les dangers. Il plonge aux sources de son peuple, fait jaillir des langues qui reviennent comme des mantras et le font vibrer. Une entreprise qui n'est pas toujours facile pour le lecteur qui ne partage pas son érudition ou ses connaissances.
Ouaknine réussit cependant à nous questionner, à nous faire frémir devant une synagogue, un camp de concentration trop bien pensé. Oui, il y a des lieux magiques, vibratoires, comme des points d'acupuncture sur cette planète. Comme si le temps se superposait et que toutes les époques arrivaient à se confondre. Partout, ici, là, dans une rue de Los Angeles, dans un marché de Jérusalem, dans un avion en route vers Zurich, l'histoire de l'humanité surgit et il faut tendre l'oreille.

Fascinant

Serge Ouaknine devient fascinant quand il s'attarde dans un désert qui évoque un autre espace tout près du mont Sinaï. Et quels moments que cette poussée vers les «grandes salines» de l'Argentine. Dans un vol au-dessus de la vallée de la mort, le voyage devient recueillement, méditation.
«Il fait silence. Je n'avais pas écouté la pulsion sourde, sereine de la paix depuis longtemps. Je « l'enregistre » sur mon walkman pour ma fille. Quinze secondes de silence de la Vallée de la Mort, sur piste, pour qu'elle en reçoive la bénédiction, comme un morceau de Judée. Nous vivons dans l'infortune des bruits. Le désert nous conduit aux murmures de la parole. Peut-être est-ce pour cela que j'ai tant de plaisir dans les cimetières où tout repose, même les sons.» (p.59)
Quand Ouaknine se fait humble, quand il est juste là dans son recueillement, nous connaissons l'enchantement. Dommage que l'écrivain cède trop souvent à la tentation du cérébral.

«Café Prague» de Serge Ouakine est publié aux Éditions Humanitas.

Yves Vaillancourt voyage de mémoire


Longtemps après le retour, quand les valises sont défaites, dans un moment de nostalgie peut-être, Yves Vaillancourt tente de reconstituer le lieu, le voyage. Un peu comme nous le faisons tous devant des photographies ramenées d'un séjour en Europe ou aux États-Unis. Que reste-t-il de cette course, de ces rues que nous avons parcourues, de ces visages, de ces regards surpris dans un café? Est-ce que la mémoire peut faire revivre ces moments où nous avons oublié nos habitudes?
Yves Vaillancourt, de mémoire, fait surgir le «temps perdu». L'entreprise est périlleuse parce que la reconstitution a aussi ses exigences.
«Écrire des souvenirs de voyage, voilà bien une chose étrange. On s'efforce de raviver du mieux qu'on peut d'infimes détails de ces vacances désormais lointaines ; on parle de ces villes, gens et paysages ayant laissé une trace dans notre mémoire. Imaginons l'entomologiste épinglant une ou deux images des chemins sur lesquels il les a ramassés.» (p.11)
Bien sûr, il y a des éclairs, des vibrations, des «hasards» qui m’ont accroché. Dans «Le contrôle» ou «La rencontre», j’ai suivi le narrateur et j’ai oublié que tout cela était reconstitué d’une certaine manière. Rapidement cependant, je mne suis senti abandonné et désarçonné. Le voyage chez Vaillancourt devient rupture, contact esquissé qui ne peut jamais perdurer. Jamais il ne réussit à devenir chaleureux et vibrant. Le voyage serait-il une blessure jamais cicatrisée?

Rencontres

Pourtant, dans certaines rencontres, des amours s'esquissent au hasard des déplacements en train, une vie pourrait changer en quelques heures mais le narrateur fuit. C’est peut-être inévitable, le narrateur étant dans un autre lieu et une autre époque. J’ai eu souvent l'impression de feuilleter un bottin de lieux et de noms.
Dans ce travail de mémoire, Yves Vaillancourt avait tous les outils pour échapper aux limites de la photographie et de l'instantané. Il pouvait m’entraîner dans un «voyage imaginaire ou réinventé»m un périple où tout aurait commencé à respirer. Parce que le voyage reconstitué, c'est avant tout le plaisir de l'inventer, de l'imaginer, de l'embellir, de le transformer.
Malheureusement, jamais l'auteur ne s'abandonne à cette ivresse. J’ai eu l’impression de claudiquer derrière lui, devant me contenter de son immense solitude, son insupportable tristesse. Rarement il prend contact avec les hommes et les femmes qu’il croise dans ses périples. Il y a la barrière des langues, bien sûr, mais tout de même. Pourquoi voyager alors?
«Ami fuyant, je suis confiant. Un jour, je freinerai la chute vertigineuse des nombres que ta course a entraînée.» (p.29)
Il suffirait d'un regard, d'un sourire, d'un verre de vin et un peu d'imagination. Et surtout, des arrêts dans cette course qui ne veut jamais prendre de répit. Les moments les plus réussis de «Winter» surgissent quand jaillit une étincelle entre une femme et le narrateur.
Et, peut-être que le véritable problème de ces récits réside dans l'écriture de Vaillancourt. Jamais elle ne lève pour nous emporter.

«Winter» d’Yves Vaillancourt est paru aux Éditions Triptyque.