VOUS CHERCHEZ UN LIVRE qui sort des sentiers battus ? Vite, procurez-vous Ramène-moi à la maison d’Isabelle Doré, la saga de ses grands-parents, des oncles, des tantes, du frère et de la sœur qui hante son imaginaire. Elle nous entraîne même du côté de sa marraine Françoise Graton et de Gilles Pelletier, bien sûr. Nous faisons connaissance avec une famille qui échappe aux normes. La mère d’Isabelle Doré, Charlotte Boisjoli était une comédienne reconnue tout comme son mari, Fernand, homme de théâtre qui a créé les émissions jeunesse à la télévision de Radio-Canada dans les années cinquante. Pépinot et Capucine d’abord. Suivra une très populaire série dont je me souviens très bien. La boîte à surprise a fasciné toute une génération de nouveau-nés. Pépinot et Capucine, dans les premiers moments de Radio-Canada, se vivait en famille puisque tous les Doré, avec Charlotte Boisjoli, prêtaient leurs voix aux marionnettes. Même les enfants participaient.
Comment classer cet ouvrage ? On pourrait parler d’une monographie ou encore d’un récit où Isabelle Doré fait le tour de son clan, à commencer par les grands-parents Doré et Boisjoli. Mais qu’importe le qualificatif que l’on y accole, ce récit nous permet une formidable incursion dans un milieu qui se distingue par ses individus hors normes. Tous ont vécu la naissance du théâtre contemporain au Québec, vu de l’intérieur l’arrivée de la télévision qui devait secouer les balises culturelles de la Belle Province, connu les soubresauts de la Révolution tranquille et la crise d’Octobre qui a précédé l’arrivée du Parti québécois de René Lévesque qui a transformé le Québec d’alors.
Les proches d’Isabelle Doré sont des visages familiers. Fernand, le travailleur acharné qui bousculait tout le monde pour que ses projets aboutissent. Charlotte Boisjoli se révèle une artiste incontournable de son temps, une comédienne de talent centrée sur elle et qui a dû être mère par obligation. C’était tout de même rare à l’époque qu’une femme fasse carrière et mène sa vie comme elle l’entendait.
Le couple Doré-Boisjoli s’est rapidement disloqué et la famille s’est reconstituée selon les amours de l’un et de l’autre. Jean-François, Marie-Ève et Isabelle ont navigué entre les parents. Jean-François se distinguera plus tard à la radio de Radio-Canada. Je me souviens avoir été un auditeur attentif de Bouchées doubles qu’il animait avec Chantal Joly. Cette dernière, débarquée au Québec en 1980 pour quelques semaines, a tellement aimé le pays qu’elle n’est jamais retournée en France, trouvant ici un espace de liberté où s’épanouir.
La chroniqueuse part de Conrad Doré, tailleur pour dame. Irène, son épouse, croyait avoir sa place à la gauche de Dieu en faisant de son fils Marcel un prêtre un peu particulier. Et dans l’autre branche familiale, Yvonne, la jolie jeune femme aux cheveux longs, plutôt délurée pour l’époque, épouse d’Henri Boisjoli qui a travaillé toute sa vie pour la Canadien Pacific Railway. Elle écrivait à son mari des messages que peu auraient osés. « Je te prépare un bon petit souper. Les plus enivrantes caresses. De ta petite femme. » (p.42)
Le couple aimait le théâtre et ne se privait pas d’aller voir les spectacles, dont ceux de Gratien Gélinas. Ils ont tracé la voie à Charlotte qui a pu rapidement se retrouver sur une scène.
FRESQUE
Isabelle Doré brosse une fresque formidable qui nous permet de traverser presque tout le siècle dernier. Nous suivons des familles qui se sont débrouillées, vivant la fameuse crise économique qui a disloqué la société à la fin des années vingt et aussi les deux grandes guerres qui ont bouleversé la planète. Que dire de l’embellie des années cinquante, l’arrivée de la télévision qui a tout changé au Québec, l’accompagnant dans sa marche vers la modernité ?
Isabelle Doré voit tout avec les yeux de l’enfant délaissé par sa mère. Devenue adulte, elle se transformera en véritable archiviste, amassant tout ce qu’elle pouvait de photos, de lettres, de documents que sa famille éparpillait autour d’elle.
Ce qui étonne dans ce récit, c’est la totale franchise de l’auteure. Elle s’aventure dans la vie intime de ses proches, raconte et invente (on pourrait parler d’autofiction) la sexualité de ses grands-parents. Elle avait beau jeu avec les missives que la charmante Yvonne écrivait à son Henri pour le titiller. Les Boisjoli vivaient pleinement leur amour. Ce n’était pas le cas chez les Doré avec Irène.
La petite fille a surtout résidé avec son père, y trouvant une autre mère en Margaret Seguin, la seconde compagne de Fernand.
Isabelle a cru longtemps que Charlotte la détestait. Elle évoque des moments terribles. Sa mère ne voulait pas de ce troisième enfant. La Protection de la jeunesse s’en serait mêlée si elle avait existé à l’époque.
« Ma marraine, la belle Françoise Graton, remplaçait parfois grand-maman Yvonne pour le gardiennage. Elle me racontera plus tard que lorsqu’elle arrivait, je pleurais manifestement depuis des heures tant mes larmes avaient creusé des rigoles le long de mes petites joues et mon corps entier baignait dans ses excréments. » (p.104)
PORTRAIT
Charlotte est une comédienne très centrée sur elle, sur son image et sa carrière. Heureusement, Isabelle avec sa grande empathie pour tout le monde, sa manière de garder le contact avec tous, réussira à se réconcilier avec sa mère. Oui, Isabelle possède un côté mère Teresa qui se préoccupe de ses tantes, de son frère et de sa sœur tout en écrivant pour la jeunesse et le théâtre.
J’ai eu un énorme plaisir à suivre les hauts et les bas de cette famille hors norme. Les soubresauts des jours se transforment en spectacles, allant souvent de la comédie à la tragédie. Les déboires de Fernand qui fait face à des accusations de corruption. Il a collaboré avec une entreprise qui travaillait pour Radio-Canada. Cela lui gâchera l’existence et sa vie de couple.
ATTENTION
Tout ce monde est décédé maintenant. Isabelle Doré n’aurait jamais pu écrire un tel livre avant, j’imagine. Elle s’attarde aux derniers jours de son père. C’est d’une précision remarquable. Et de sa mère qui reste tragédienne jusqu’à la fin, mettant en scène la cérémonie de ses funérailles, le cancer de Jean-François et sa sœur Marie-Ève qui a connu une vie de marginale. Celle qui ne savait qu’en faire à sa tête a subsisté souvent pitoyablement.
Ce récit authentique, juste et sans dissimulation, nous plonge dans une époque où tout se pouvait au Québec. J’ai eu l’impression de revivre une partie de mon enfance, surtout mon éveil à la culture, au théâtre et à la musique par la radio et la télévision. Ces médias ont eu tellement d’importance dans mon ouverture au monde. C’était le lieu du rêve, des romans, des chansons différentes qui m’ont poussé vers la lecture et l’écriture. Plusieurs personnages du petit écran étaient presque des intimes de ma famille. Ma mère ne cessait de houspiller le Séraphin des Belles histoires et menaçait de lui faire passer un mauvais quart d’heure quand elle le croiserait. La fiction et la réalité se mélangeaient joyeusement chez les Paré. Aline se transformait en tragédienne à ses heures.
Isabelle Doré se complaît à multiplier les cercles et les méandres pour mieux cerner ses sujets, comprendre la route qu’elle a parcourue. On n’écrit jamais sur ses parents sans se mettre en danger, sans secouer ses derniers retranchements.
L’écrivaine possède une mémoire familiale fabuleuse et sait décrire des moments pathétiques. Comment oublier la mort horrible de Françoise Graton, sa marraine, celle de Gilles Pelletier que j’ai eu la chance de croiser un certain jour d’été chez Victor-Lévy Beaulieu à Trois-Pistoles ? Je peux dire que j’ai pris un verre avec Xavier Galarneau et sa charmante épouse Françoise.
Un témoignage unique, personnel et singulier. Madame Doré m’a touché par ses grandeurs, ses beautés, ses élans et aussi par les drames propres à tous ceux qui vivent et respirent, cherchent le bonheur et l’amour qui ne se laissent jamais apprivoiser facilement. Isabelle Doré possède un humour contagieux, ce qui ne gâche rien. Des heures de lecture fascinantes.
DORÉ ISABELLE, Ramène-moi à la maison, Éditions de La Pleine Lune, 320 pages, 29,95 $.
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