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mercredi 5 juin 2019

LA VÉRITÉ SUR JACK KEROUAC

JACK KEROUAC A SOUVENT mentionné ses origines bretonnes, répétant que ses ancêtres étaient des nobles écossais qui avaient migré en Bretagne pour y prospérer. Il a tenté plusieurs fois de retrouver celui (surtout lors d’un bref séjour en Bretagne) qui serait venu en Nouvelle-France pour combattre aux côtés du marquis de Montcalm. Tout comme les Kérouac d’Amérique, l’écrivain a entretenu une légende où il était question d’un trésor caché ou perdu qui appartenait à sa famille. C’est cela que Léo, le père de Jack, racontait à son fils quand il était encore un tout petit garçon qui s’émerveillait du monde à Lowell. Était-ce un fantasme ou un mythe que le temps avait magnifié après bien des versions ? La verve des conteurs, on le sait, transforme la réalité et permet d’inventer les plus belles fables.

Comme dans toutes les familles francophones d’Amérique, il a fallu qu’un ancêtre s’embarque dans un bateau pour traverser l’Atlantique pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent, épouser une femme et s'occuper de nombreux enfants comme le voulait l’époque. Patricia Dagier et Hervé Quéméner ont eu la bonne idée, pour souligner le cinquantième anniversaire de la mort de Jack Kerouac, de réactualiser leur ouvrage qui révèle les origines bretonnes de cet écrivain mondialement célébré. Une enquête difficile et patiente qui devient rapidement une aventure singulière en Nouvelle-France. La première mouture de ce livre remonte à 1999 et une version enrichie paraît en 2009. C’est cette recherche que les deux auteurs ont choisi de rééditer.
Lors de fouilles minutieuses et que l’on devine ardues, ces limiers se sont transformés en Sherlock Holmes pour réussir à retrouver l’ancêtre de Jack Kerouac dans les archives et reconstituer si l’on veut les tribulations de Urbain-François le Bivouac, le jeune garçon qui a traversé l’océan pour s’installer au Canada où il laissera une descendance.
La famille d’Urbain-François vivait à Huelgoat en Bretagne et pratiquait le métier de notaire depuis plusieurs générations. Le père, plutôt ambitieux, entendait faire sa place dans la bonne société de son époque et ne dédaignait pas les marques de reconnaissance de son milieu.
J’adore ces personnages qui font la grande et surtout la petite histoire. Et comme je m’intéresse à Jack Kerouac depuis fort longtemps, je ne pouvais rater cette recherche, même en retard. Qui n’a pas rêvé au Québec, pendant les années soixante-dix, de prendre la route comme le célèbre romancier et d’aller au jour le jour sans se soucier de l’avenir ? Un idéal qui nous faisait voir un seul aspect des choses, masquant une réalité que l’on découvre quand on se penche un tant soit peu sur l’œuvre et les tribulations de Kerouac. Son alcoolisme, son incapacité à gagner sa vie, sa relation trouble avec Gabrielle, sa mère, son irresponsabilité et sa fuite de tout engagement sauf envers sa passion des mots. Devenue veuve, sa mère travaillera dans une manufacture de chaussures à New York pendant que Ti-Jean malmenait une machine à écrire pour inventer ses histoires. On pourrait aussi s’attarder longtemps à son ambiguïté sexuelle, ses beuveries quotidiennes même quand la popularité a fini par le rattraper.

NOTABLES

La famille des origines était constituée de notables bien établis dans leur ville, et le père François-Joachim Le Bihan de Keroac cherche par tous les moyens à faire sa place dans la société de son époque. Ses fils doivent suivre ses traces et avoir une conduite irréprochable. Nous sommes en 1720, quarante ans avant la Conquête ou la Défaite qui fera basculer la Nouvelle-France dans le giron de l’Angleterre.
Urbain-François sera notaire comme son père et son grand-père et doit faire des études en droit. Il reçoit une éducation stricte avec ses frères plus âgés et tous doivent travailler dans l’entreprise familiale, faire un long apprentissage avant de pouvoir parapher les contrats et autres documents, acquérir du prestige dans le milieu et devenir de bons bourgeois qui courtisent les gens d’influences, les nobles et le clergé. Rien qui ne destine le plus jeune des Le Bihan de Keroac à partir sur un bateau et à aller s’installer en Amérique, ce pays de forêts et de moustiques où un homme de loi a très peu à faire.

ACCUSATIONS

Tout va comme dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où Urbain-François est accusé de vol par des proches. Il a dix-huit ans. C’est là la pire des infamies pour le notaire et pour ceux qui doivent œuvrer dans une entreprise qui doit être irréprochable. Pour laver sa réputation, François-Joachim, plutôt orgueilleux et têtu, intente un  procès qui se terminera mal.

Le scandale du 23 septembre 1720 vient contrecarrer toutes les ambitions que le père d’Urbain-François nourrissait pour lui. Défrayer ainsi la chronique n’est pas chose commune pour un jeune homme de bonne famille. Surtout dans une petite ville comme Huelgoat où il convient de filer droit. (p.25)

Les Le Bihan de Keroac sont éclaboussés même si les témoignages restent un peu flous et peu précis en ce qui concerne les délits qu’aurait pu commettre le garçon. La réputation des gens de loi est entachée et la carrière du jeune homme est compromise. Il faut faire quelque chose et frapper un grand coup pour rétablir la bonne renommée de la famille.

Pourquoi ne pas envoyer Urbain-François au Canada et mettre un terme à toutes ses frasques ? Cap sur la Nouvelle-France ! Contraint à l’exil, forcé de prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, « Monsieur Urbain » a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique. (p.61)

On le retrouve en Nouvelle-France en 1727. Dès son arrivée au Canada, le nouvel arrivant se comporte de façon plutôt étrange. Le jeune homme fait tout pour se perdre dans la nature en quelque sorte. Comme s’il voulait effacer au fur et à mesure ses déplacements sur les rives du Saint-Laurent. Autrement dit, il prend un malin plaisir à multiplier les identités pour brouiller les pistes et se faire oublier. On peut le retracer dans certains actes notariés de l’époque où il signe différemment chaque fois. Il change de noms selon les endroits et les circonstances.
Il se fera coureur des bois et voyageur d’abord pour s’adonner au commerce des fourrures et s’enrichir le plus rapidement possible comme nombre d’arrivants cherchaient à le faire. Il apprend les langues indiennes et se déplace souvent pour ses affaires, ne semble vouloir s’installer nulle part jusqu’à ce qu’il croise Louise Bernier.

Mais il n’était pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que la famille de Louise finirait bien par le retrouver et le ramener sur les lieux de son crime. C’est en effet un crime que d’engrosser une jeune mineure. Et c’est traité comme tel par les autorités judiciaires qui donnent le choix aux criminels soit d’épouser les pauvres filles qui se sont laissées prendre soit de servir à perpétuité comme forçat dans les galères du Roi. Lorsque les victimes sont très jeunes et disent avoir été abusées sous promesse de mariage, le fautif se voit jugé pour crime de rapt. Il peut être condamné à mort.  (p.90)

Un mariage forcé avec cette jeune fille qui sort à peine de l’adolescence. Urbain-François a l’art de se mettre les pieds dans les plats si on peut dire et il n’a guère le choix s’il veut calmer son nouvel entourage. Nous sommes à Cap-Saint-Ignace. Il aura trois garçons avec Louise et disparaîtra au début de la trentaine, de mort naturelle à ce qu’il semble.
Il laisse sa veuve et ses enfants dans la misère. Urbain-François est cousu de dettes, a filouté un peu tout le monde et dépensé l’argent des autres. La pauvre Louise ne peut rien faire, surtout pas garder la propriété que son mari avait acquise et jamais payée. Elle doit retourner chez ses parents et les orphelins vivront chichement.

PARODIE

Pourquoi cette parodie et cette kyrielle d’identités qu’emprunte le Breton ? Comme s’il cherchait à semer tous ceux qui auraient eu l’intention de le retrouver. Il voulait brouiller les pistes et faire en sorte que son passé ne puisse le rattraper en Nouvelle-France, certainement. Il avait peut-être aussi l’idée de faire fortune rapidement et après avoir accumulé un bon magot, de disparaître pour retourner en Bretagne et prendre sa revanche sur une société qui l’avait banni. Avec ses multiples patronymes, il pensait échapper à toutes les poursuites et son épouse Louise ne pourrait jamais le retracer. Sauf que la mort lui a joué un vilain tour.
Les fils de Louise et d’Urbain-François donneront la grande lignée des Kérouac d’Amérique. Le frère Marie Victorin, très connu au Québec pour ses travaux scientifiques et ses écrits, est l’un des descendants de ce personnage singulier.
Les Kérouac entretiendront des légendes autour d’un héritage et d’un trésor, faisant plusieurs voyages en Bretagne pour mettre la main sur ce qui leur est dû, ciblant des Bretons qui n’a rien à voir avec eux.

Les descendants d’Urbain-François Le Bihan de Kervoac ne vont désormais avoir de cesse de se pencher sur leurs origines, leur but étant évidemment de pouvoir accrocher leurs branches généalogiques à celles des illustres familles bretonnes desquelles ils sont présumés descendre… … Et comme il n’y a évidemment pas de famille « Le Brice de Kéroack » dans les nombreux nobiliaires, ils vont faire le grand écart et jeter leur dévolu sur une famille portant à leur goût un nom suffisamment ressemblant, susceptible de faire illusions : la famille de Kerouartz. Un second mythe est né. (p.137)

Urbain-François a tellement bien brouillé les pistes que les chercheurs n’arriveront jamais à faire des liens. Même les Le Bihan de Kervoac s’arrangeront avec la loi lors du décès de celui-ci, établissant des documents pour le rayer de la liste des héritiers et usurper les orphelins et la veuve du Canada. Tout pour garder la fortune entre les mains de la branche bretonne et ne rien partager. Pour des notaires, on aurait pu attendre beaucoup mieux que ces manœuvres indécentes et discutables. Il semble bien que tous dans la famille avaient un appétit démesuré pour l’argent.

ENQUÊTE

Le travail de Dagier et Quéméner est jumelé aux grandes étapes de la courte vie de Jack Kerouac en Amérique. Les auteurs s’attardent à son comportement, ses agissements et on peut presque faire des parallèles entre l’ancêtre lointain et l’écrivain qui refusait toutes responsabilités. Je pense à Yan, sa fille, qui aurait bien eu besoin de son attention quand il a commencé à avoir du succès parce qu’elle a connu des moments difficiles. Jamais il n’a voulu la reconnaître malgré toutes les preuves de sa paternité. Il fera en sorte qu’elle ne touche pas un sou et que tout revienne à Stella qui gérera l’oeuvre de Jack qui reste bien vivante.

La fortune de Kerouac, les droits sur toute sa production littéraire qui continue de se vendre dans le monde entier, est entre les mains de la famille Sampas puisque Gabrielle Lévesque, qui a hérité de son fils, a elle-même légué l’héritage à Stella Sampas, la dernière épouse. (p.172)

La seule descendante de Jack a été privée de son héritage, de son trésor, par l’entêtement de son père tout comme ses lointains ancêtres, les garçons de Louise et Urbain-François l’ont été par la famille bretonne. L’histoire se répète. Quand on sait que le manuscrit original de Sur la route a été vendu plus de deux millions de dollars, on reste dubitatif.
Une recherche fascinante que Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne qui complète la biographie de Gerald Nicosia, Memory Babe qui s’attarde à la vie de l’écrivain au jour le jour, tout comme le Jack Kérouac de Victor-Lévy Beaulieu qui tente de rapatrier le fils de Gabrielle et Léo pour le mettre bien au chaud dans le corpus de la littérature québécoise par ses thèmes, sa pensée et ses croyances religieuses. Voilà qui permet de mieux comprendre les légendes que Jack entretenait sur ses ancêtres et qui prouve qu’il touchait un certain fond de vérité. À lire pour ceux qui s’intéressent au père de la Beat Generation.


JACK KEROUAC, DE L’AMÉRIQUE À LA BRETAGNE de PATRICIA DAGIER ET HERVÉ QUÉMÉNER vient de paraître aux ÉDITIONS LE MOT ET LE RESTE, 2019, 186 pages, 29,95 $.




jeudi 30 mai 2019

LE SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN


MICHEL MARC BOUCHARD
LA LITTÉRATURE DU SAGUENAY ET DU LAC-SAINT-JEAN prend son envol au début des années 1980 avec des noms qui se démarquent dès leur toute première publication. 
Nicole Houde sonne la charge avec un récit percutant, tout près de son vécu, avec La Malentendue, et remporte le Prix des jeunes écrivains du Journal de Montréal en 1983. Une carrière remarquable est lancée. Danielle Dubé fait une entrée fracassante avec Les olives noires, prix Robert-Cliche en 1984. Elle signe un succès populaire qui entraîne le lecteur en Espagne pendant la crise d’Octobre de 1970. Elle indique la route à Jean-Alain Tremblay, lauréat en 1989, avec La nuit des Perséides, puis à André Girard en 1991 avec Deux semaines en septembre. Arlette Fortin suit avec C’est la faute au bonheur en 2001. Enfin Reine-Aimée Côté, avec Les bruits en 2004, confirme une main mise presque sur cette distinction qui signale une première publication au Québec.

Alain Gagnon présente Le gardien des glaces en 1984, une histoire fascinante qui nous pousse sur la surface gelée du lac Saint-Jean en hiver, dans un monde de blancheur, d'écriture, de rêves et de fantasmes.. Une intrigue forte, dense, singulière qui joue entre le réel et le fantastique, convoque des personnages inquiétants, même un certain Louis Hémon. Un texte charnière dans le parcours de cet auteur prolifique qui sera ignoré totalement par la critique. Originaire de Saint-Félicien, il cherche sa voix depuis 1970 et explore la poésie, la nouvelle (l’un des premiers au Saguenay-Lac-Saint-Jean à se risquer dans le genre) et le roman. Dix ans plus tard, Sud (1995), déborde des frontières du Québec. Ses héros entraînent le lecteur dans les univers troubles de William Faulkner et Erskine Caldwell. Il retiendra l’attention des médias nationaux pour une fois. Thomas K, en 1997, démontre toutes les facettes de son talent dans une saga forestière où Thomas s’aventure au-delà du bien et du mal pour arriver à ses fins.
Élisabeth Vonarburg délaisse la chanson et fait paraître L’œil de la nuit en 1980. Elle se consacrera désormais à l’écriture et Chroniques du pays des mères, en 1991, la propulse sur la scène mondiale. Cette oeuvre originale et particulière (le langage est féminisé) sera traduite en plusieurs langues et madame Vonarburg devient une grande figure de la science-fiction. Là aussi, c’est le début d’une carrière exceptionnelle.
Du côté dramatique, Michel Marc Bouchard est un inconnu en 1980. Les feluettes sont jouées pour une première fois par le Théâtre Petit à Petit (Montréal) en 1987. Un succès immédiat. Ce travail unique se faufile dans l’inconscient des Québécois et surtout dévoile certains secrets des collèges classiques. Je me souviens d’une représentation à Roberval tout à fait remarquable avec Jean-Louis Millette.
Daniel Danis étonne en 1992 avec Cendres de cailloux. Lors de la première, à Jonquière, la salle était plongée dans le noir pendant tout le spectacle. Une expérience sensorielle difficile pour nombre de personnes. Plusieurs sortent ne pouvant tolérer cette aventure et ces voix qui vous encerclaient. Un an plus tard, Larry Tremblay se démarque avec The Dragonfly of Chicoutimi. Jean-Louis Millette y est criant de vérité et y jouera son ultime rôle. Jean-Rock Gaudreault écrit pour le théâtre à la fin des années 1990 et rafle de nombreux prix. Je pense surtout à Une maison face au nord (1993). Lui aussi impose un univers singulier et devient une présence incontournable dans plusieurs pays. La scène fascine les auteurs de la région et tous y excellent.

JEUNESSE

Plusieurs débutantes s’aventurent du côté des nouveaux lecteurs. Marjolaine Bouchard, avec Le cheval du Nord (1999), s’attarde à la légende d’Alexis le Trotteur. Un personnage fétiche pour cette écrivaine et elle y reviendra en en 2011 avec une biographie du héros mythique particulièrement touchante et sensible. Isabelle Larouche publie une première fois en 2003 et Sylvie Marcoux remporte le Prix Tamarac de la jeunesse en 2011.
Enfin, dans les années 2000, Hervé Bouchard s’impose sur la scène nationale avec Mailloux (2002) et Parents et amis sont invités à y assister (2006). Ces textes attirent toutes les louanges. Guy Lalancette brise le silence avec des œuvres bouleversantes. Les yeux du père en 2001 et Un amour empoulaillé en 2005 deviennent des incontournables pour plusieurs distinctions. La conscience d'Eliah ne cède pas sa place non plus. 
Samuel Archibald connaît un succès spontané avec Arvida (2011) et Geneviève Pettersen dans La déesse des mouches à feu (2014) étonne par son langage et la dureté du milieu chicoutimien qu’elle décrit. Un regard qui nous entraîne jusqu’au déluge qui frappera la région en 1996, signe peut-être pour l’écrivaine d’une société qui se défait de l’intérieur.

DES NOMS

Au fil du temps, des carrières remarquables se dessinent au Québec. Plusieurs oeuvres vivront un grand succès à l’étranger, particulièrement du côté de la scène. Larry Tremblay se montre un chef de file. Ses pièces sont traduites en une dizaine de langues et sont jouées un peu partout. Écrivain polyvalent, il fait sa marque autant dans le récit que le roman avec Le mangeur de bicyclette et Le Christ obèse. L’orangeraie connaît une popularité phénoménale et le court ouvrage sera adapté pour le théâtre et deviendra même un opéra. Michel Marc Bouchard s’impose au cinéma avec Les feluettes dès 1996 et L’histoire de l’oie en 1998. Ses textes  pour le théâtre sont joués partout et en fait l'un des dramaturges les plus joués dans le monde. Christine, la reine-garçon sera un succès au grand écran en 2014 tout comme sur la scène. Lui aussi s’est aventuré du côté de la tragédie lyrique avec son drame qui se situe à Roberval. Il reçoit l’Ordre national du Québec en 2012. Daniel Danis s’installe en France et est nommé Chevalier des arts et des lettres de la République française en 2000. Il est le seul écrivain du Saguenay-Lac-Saint-Jean à avoir remporté trois fois le prix du Gouverneur général du Canada.

ASSOCIATION

Cette production remarquable s’amorce avec quelques auteurs qui décident de fonder Sagamie/Québec, une coopérative d’édition en 1984. Le recueil Traces regroupe des nouvelles de figures connues : Gil Bluteau, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg, Danielle Dubé, Guy-Marc Fournier, prix Jean-Béraud en 1973 avec L’aube. J'y serai bien sûr. D’autres jeunes y font là leur premier pas et s’effaceront rapidement de la scène par la suite. La maison s’attarde au travail de Carol Lebel, au poète d’origine haïtienne Maurice Cadet. Elle réussira un bon coup avec Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Des dissensions mettent fin à un projet qui aura au moins profité à tous et fait naître certaines vocations, permis de comprendre la nécessité d’oeuvrer ensemble pour promouvoir la littérature et les artisans de la région.
L’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie prend le relais. L’APES rejoint tous ceux qui vivent au Saguenay-Lac-Saint-Jean et ceux qui ont migré un peu partout au Québec et même à l’étranger. Alain Gagnon en sera le premier président. Le regroupement publie le collectif Un lac, un fjord pendant une quinzaine d’années aux Éditions JCL. Plus de 200 textes courts y voient le jour. Trois numéros de XYZ, la revue de la nouvelle seront consacrés au Saguenay-Lac-Saint-Jean pendant ces années. Par ailleurs, l’APES multiplie les événements. Suzanne Jacob, Denise Desautels, Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins, Hélène Pedneault, Louise Dupré, John Saul et Nancy Huston participent à des lectures publiques avec des auteurs de la région lors de certaines manifestations qui deviennent des rendez-vous annuels. La gastronomie et le récit de voyage font bon ménage dans le Festival des mets et des mots pendant plus de cinq ans.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au début des années 1990, crée ses prix littéraires. Les premières lauréates sont Lise Tremblay avec L’hiver de pluie et Nicole Houde avec Lettres à cher Alain. De la même manière, le grand rassemblent de fin septembre permet de reconnaître le travail de certains écrivains connus et renommés comme le père Georges-Henri Lévesque, Gilbert Langevin, Paul-Marie Lapointe, Nicole Houde, Hélène Pedneault et Gérard Bouchard.

RAYONNEMENT

Au Québec et ailleurs, Larry Tremblay, Hervé Bouchard, Danielle Dubé, André Girard, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg et Nicole Houde mettent la main sur des récompenses prestigieuses. Marie-Christine Bernard s’offre le prix France-Québec en 2009 avec Mademoiselle Personne, un livre tout à fait remarquable. Le Gouverneur général est remporté par Nicole Houde avec Les Oiseaux de Saint-John Perse (1994) et à Lise Tremblay pour La danse juive (1999). Pierre Gobeil reçoit le Grand prix de la ville de Montréal avec Dessins et cartes du territoire en 1993. La région s’enorgueillit de trois Ringuet (honneur attribué par l’Académie des lettres du Québec) consécutifs. J’ouvre la marche avec mon roman Le voyage d’Ulysse (2014), Épisodies (2015) de Michaël Lachance suit. Tas d’roches (2016) de Gabriel Marcoux-Chabot complète la trilogie.
Comment caractériser la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean ? Est-ce possible ? Bien sûr, la géographie et l’espace jouent un rôle de premier plan. Le premier à faire ressentir l’aspect inquiétant du fjord du Saguenay est Gil Bluteau avec Meurent les alouettes en 1978. Un homme veut en finir avec la vie et descend le Saguenay en canot jusqu’à Tadoussac, où son aventure doit s’arrêter. Un climat présent chez André Girard, particulièrement dans Zone portuaire (1997), Lise Tremblay dans La pêche blanche (1994) et La sœur de Judith (2007), et Nicole Houde dans La Maison du remous (1986) et Je pense à toi (2008). Tout comme nous retrouverons cette malédiction dans le grand succès de Gérard Bouchard. Mistouk, une épopée jeannoise et saguenéenne qui connaîtra un très beau rayonnement au Québec et ralliera nombre d’amateurs de fresques historiques. L’enseignant universitaire s’y révèle un conteur remarquable.
Le lac Saint-Jean joue un rôle tout à fait autre dans l’imaginaire des écrivains. Il suffit de s’éloigner de la rive, d’aborder un refuge ou encore de s’installer au milieu de l’hiver comme dans Le gardien des glaces (1984) d’Alain Gagnon pour échapper aux vengeances humaines et à leurs mesquineries. Guy-Marc Fournier évoque cette présence rassurante dès 1973 dans Ma nuit.
Dans Les Feluettes, Vallier trouve le repos en disparaissant dans sa longue embarcation pour oublier toutes les intrigues, au large. Loin de tous, son âme s’apaise. Pierre Gobeil reprend le thème dans Tout un été dans une cabane à bateau (1988). Gérard Bouchard, dans Mistouk, permet à Méo de fuir les fureurs de ses ennemis en s’isolant sur un îlot du lac Saint-Jean. La violence se déclenche dès qu’il revient sur la terre ferme. Il se noie dans les rapides qui se dressent comme une frontière entre le bassin du lac Saint-Jean et la rivière Saguenay. Son grand corps de géant dérive (un crucifix sur le fjord) jusqu’à une anse tout près de Tadoussac où ses os blanchiront.
La nature et l’espace sont des présences qui bousculent les individus dans les œuvres fortes d’Alain Gagnon, de Gérard Bouchard, Michel Marc Bouchard et Guy Lalancette. Dans Le voyage d’Ulysse, le lac devient le centre de l’univers connu et imaginé. Mon personnage découvre la vie en longeant les rives du Grand Lac sans fin ni commencement pendant plus de vingt ans. Le clin d’œil à Homère est évident. Un roman d’initiation au monde magique, réel et une quête d’identité à travers les publications marquantes de certains écrivains. Je pense à Alain Gagnon, Louis Hémon, Michel Marc Bouchard, Gérard Bouchard et Guy Lalancette.

SCÈNE UNIQUE

Que serait le théâtre québécois sans Larry Tremblay, Michel Marc Bouchard, Daniel Danis et Jean-Rock Gaudreault ? Dany Boudreault s’impose comme comédien et auteur. Il écrit et joue dans Je suis Cobain (peu importe). Meilleur texte Cartes premières en 2010 et signe avec Maxime Carbonneau Descendance, une publication de L'Instant scène et sera récipiendaire du prix du Salon du Livre du Saguenay-Lac- Saint-Jean en 2014. Il propose également des recueils de poésie aux Herbes rouges.
De nouveaux romanciers se font remarquer dans l’effervescence annuelle. Marie-Christine Bernard, Richard Dallaire, Geneviève Pettersen, Samuel Archibald. Marie-Paule et Marité Villeneuve offrent des œuvres solides et singulières. Je pense encore à Hélène Lebeau et     Janik Tremblay, tout comme à Nicolas Tremblay et son travail si particulier. Marjolaine Bouchard et Hervé Gagnon mélangent l’histoire, l’action et le suspense. Le travail de Tony Tremblay, Kim Doré, Marie-Andrée Gill et Charles Sagalane retient encore l’attention du côté poétique.
Pendant des années, les Éditions JCL animeront le monde régional et après l’expérience de Sagamie-Québec, il faut mentionner l’arrivée de La Peuplade qui se démarque par son approche. À sa façon, elle réalise le rêve de la petite coopérative en s’imposant sur la scène internationale, particulièrement du côté des pays nordiques. Mylène Bouchard et Simon-Philippe Turcot révèlent des figures du Québec et d’ailleurs. Marie-Andrée Gill, entre autres, apporte une couleur autochtone à une littérature qui ne cesse de se ramifier.
Le Saguenay-Lac-Saint-Jean offre des œuvres étonnantes, se distinguant par des thèmes particuliers et uniques. La région bouscule les créateurs du Québec et leur ouvre souvent de nouvelles voies. Un univers en soi. Une production assez riche et singulière pour devenir l’objet d’études à l’Université du Québec à Chicoutimi et dans les quatre cégeps de la région. Cette étape s’avère importante et impossible à ignorer. Après avoir fait sa marque un peu partout dans le monde, il ne serait que normal que les étudiants de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean prennent conscience de ce trésor bien caché et souvent ignoré du grand public.



UNE VERSION DE CE TEXTE EST PARUE DANS NUIT BLANCHE, Numéro 150, printemps 2018.



vendredi 24 mai 2019

DÉRIVE DES CORPS À L’ÉTRANGER

LES HUIT NOUVELLES de Préparation au combat de Mattia Scarpulla nous poussent dans l’univers de nomades, de ceux et celles qui ont quitté l’Italie pour vivre un moment à Montréal ou à Québec. Des jeunes qui veulent changer de peau ou viennent pour une autre vie au Québec tout en ayant l’œil sur le pays d’origine. Des garçons et des filles entre deux langues, deux territoires, un peu perdus, qui pensent repartir, se replient sur eux pour le meilleur et le pire. Certains retourneront dans la ville des commencements après leur escapade et rêveront encore d’exil. Comme si le goût de la migration faisait partie de leur génétique dorénavant et qu’ils ne trouveront la paix nulle part. Le mythe du Nouveau Monde n’est pas mort. Tous le recherchent d’une façon ou d’une autre.

Ces textes nous entraînent dans une réalité peu connue, du moins que je n’ai pas souvent croisé dans mes expéditions de lecture même si je m’efforce, le plus souvent possible, d’emprunter des sentiers peu fréquentés. Des jeunes d’origine italienne se retrouvent au Québec, particulièrement dans la Vieille Capitale, boivent, se défoncent et deviennent une sorte de société hermétique. Ils parlent d’un retour au pays, d’une ville sans pour autant monter dans l’avion. L’entre-deux les avale, ce non-espace où toutes les règles s’effritent. Tous basculent et on ne sait où ces personnages, comme des électrons libres, peuvent se retrouver. J’ai eu du mal à m’accrocher à ces garçons et ces filles qui perdent peu à peu contact avec le quotidien, se noient dans leurs excès. Des déracinés, des indécis dans leur sexualité, des amours qui les entraînent dans des culbutes de l’esprit et du corps. C’est bouleversant. Les comportements de ces jeunes qui flirtent avec  la mort m’ont fait souvent frissonner et hésiter. Comme si c’était possible, de s’abandonner dans cette poussée hors de soi où se confronte le plaisir et la souffrance.

L’inquiétude vit en Éric, brûle et se mêle à la rage. Non. Je ne veux pas avoir peur. Éric ferme les yeux. La langue de Barbara recommence son voyage, explore les joues imberbes d’Éric, traverse ses lèvres, lutte contre les dents serrées, atteint sa langue. Éric cède à la douceur, puis embrasse violemment chaque parcelle de son merveilleux visage recouvert d’eau. (p.33)

Des ébats sexuels, je l’ai dit, des colères, des ruptures, des dépendances affectives, beaucoup d’alcool surtout pour s’étourdir. Tous perdent peu à peu contact avec leur réalité, se heurtent, se blessent et se retrouvent comme des corps qui ne peuvent échapper à l’attraction terrestre.

AVENTURE

Voilà une expérience de lecture assez singulière et difficile. Mattia Scarpulla utilise la répétition à outrance, scande les prénoms de ses personnages qui retentissent comme des gongs et nous entraîne dans les situations les plus folles et les plus irraisonnées. Une musique qui hypnotise. Les contacts entre ces garçons et ces filles (je ne sais pas si on peut parler vraiment d’amour) deviennent des confrontations qui justifient le titre qui coiffe l’ensemble du recueil. Un affrontement.
L’écrivain suit une spirale qui donne un peu de cohésion à ces textes où les jeunes circulent dans des fêtes particulièrement arrosées. Ils perdent souvent tout contrôle, planent dans une dimension où tout prend un autre sens. Ils combattent l’envie de vomir, comme s’ils cherchaient à sortir d’eux pour oublier leur dégoût. Et nous voilà au milieu de corps en mouvement, de planètes à la dérive. Comment s’accrocher aux fantasmes de ces explorateurs qui s’enfoncent dans une forme d’inconscience. Comment dire ? Nous sommes dans un espace où l’identité devient éphémère et où les pulsions dictent tout.

Depuis son arrivée à Sillery, elle a échappé au regard de sa famille. Elle a pu choisir ses musiques, ses livres et ses amours. Elle a découvert qu’elle pouvait commander. Sa Gênes et son Éric, pendant deux mois, ont fait ce qu’elle voulait. Elle leur a enseigné le sexe, la cigarette, la beuverie. Ici, au Québec, elle a découvert un pouvoir d’action qu’elle espère utiliser à son retour à Venise. (p.48)

La liberté de tous les excès, les trahisons, les corps comme des territoires que l’on s’approprie. La tête en Italie ou ailleurs, l’esprit en transit dans une gare où toutes les directions sont là.

LECTURE

J’ai eu l’impression de lire une même nouvelle où les personnages sont interchangeables. Peut-être est-ce le cas quand on s’abandonne aux diktats de tous les sens et que l’on cherche à voir jusqu’où on peut aller dans la consommation d’alcool et de substances illicites. L’apprentissage de tous les dérèglements est exigeant et rares sont ceux qui réussissent ce parcours en demeurant indemnes.
L’écrivain suit quelques figures, mais c’est la fête qui retient son attention, les nuits folles, un milieu qu’il décrit avec une précision étrange. Des petites touches d’abord pour finir par occuper un tableau impressionniste où les personnages glissent les uns dans les autres pour se confondre. Nous sommes dans une toile de Jérome Bosch où les corps bougent, s’égarent malgré les grandes scènes de vie évoquées. Chacun se replie sur soi, bascule dans une solitude terrible.

AVENTURE

L’écriture de Scapulla étourdit et cette spirale, ce typhon je dirais ne peut que repousser bien des curieux. Les personnages se défont dans des chapelets de gestes, une sorte de transe où les identités se confondent. Le je ou le soi en prend pour son rhume.
Tous deviennent malgré eux de terribles prédateurs ou des victimes plus ou moins consentantes. Surtout les femmes qui se servent et qui s’éloignent quand elles ont obtenu une forme de plaisir ou qu’elles ont testé leur pouvoir de séduction.

Je nous regarde. Nous formons un cercle, des corps impatients entre la quarantaine et la cinquantaine. Nous avons besoin de nous remplir d’alcool et de nous blottir contre une chair inconnue. Nous avons besoin aussi d’étonnements et de découvertes. Si mon mari et mes enfants me voyaient. Je suis devenue une autre, cela me fait du bien. (p.111)

C’est ce qui se produit quand on oublie les balises pour se laisser aller aux élans et aux pulsions du corps. Tout bascule et dans le cas de cette nouvelle, une femme très sérieuse et respectée dans son milieu se retrouve dans un colloque qui devient un prétexte. Elle secoue des instincts qu’elle refoule dans son quotidien. Comme si convoquer le diable qui sommeille en nous était une entreprise nécessaire et libératrice.
Un portrait de société assez déprimant. Difficile ! Je n’ai pas rencontré de personnages qui m’auraient permis de les accompagner un certain temps pour me faufiler dans le texte. Est-ce dû à la phrase distante, haletante et totalement neutre même quand il emprunte la voie du je. Scarpulla n’hésite pas à se tourner vers le fantastique avec des enfants qui disparaissent pour se regrouper et attaquer les adultes, les responsables du chaos. Parce qu’ils en ont assez du monde qu’on leur impose, de cet univers pourri de l’intérieur.
Reste que cet écrivain nous entraîne dans un milieu étrange et décrit des gens qui cherchent, pensent se libérer dans la danse des corps, mais qui n’arrivent qu’à se faire mal. Comme si l’ailleurs, la mise en retrait de son quotidien donnaient la permission de tout oser et de tout expérimenter. Tous ainsi échappent aux règles pour se livrer à des gestes qu’ils seraient les premiers à condamner dans leur vie professionnelle et familiale. Je n'ai pu que songer à ces hommes et ces femmes qui vont en vacances à l'étranger pour se permettre tout ce qui est interdit dans leur vie de tous les jours. Ça fait réfléchir.


PRÉPARATION AU COMBAT de MATTIA SCARPULLA vient de paraître aux ÉDITIONS HASHTAG, 2019, 168 pages, 20,00 $.
  

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