MIGRER, QUITTER SA VILLE, même volontairement,
n’est jamais chose facile. Surtout si on aime un coin de pays et que l’on y a vécu
des années heureuses. C’est le cas de Morgan Le Thiec, une Bretonne d’origine,
qui a abandonné sa famille pour séjourner un an aux États-Unis d’abord, à
Boston, avant de s’installer au Québec et de trouver un travail. Elle a dû
s’acclimater et se faire un présent, un avenir à défaut d’y avoir une histoire
qui s’ancre dans le passé. Voilà une problématique actuelle que celle-là.
Comment migrer, pourquoi le faire et arriver à connaître une certaine harmonie
dans sa nouvelle société tout en respectant les autres et ses convictions. Cette
question ne cesse de faire les manchettes dans les médias pour de bonnes et
mauvaises raisons.
Nous entendons beaucoup parler des réfugiés qui sont forcés de quitter
leur coin de terre. Partir, pour eux, devient une entreprise de survie. Leur ville
est dévastée par les bombes, des combats et des atrocités où il est impensable
de faire une vie normale. La guerre frappe partout et chaque respiration est quasi
un miracle. S’accrocher, rester, c’est dire oui à la mort et accepter de vivre
caché dans des ruines. Aucun futur n’est possible dans ces régions où les explosions
martèlent chaque geste du quotidien.
Ces émigrants arrivent souvent dans un pays d’accueil qu’ils
n’ont pas choisi et qu’ils ne connaissent pas. Le hasard fait les choses bien
ou mal. On imagine le choc d’une famille qui quitte la chaleur et les jours ensoleillés
pour se réveiller dans la grisaille d’un hiver qui ne sait pas s’en aller, le
froid, la glace et la sloche, ce que nous subissons au jour le jour avec plus
ou moins de résignation. Tous les gestes quotidiens deviennent si étranges
alors, à commencer par l’obligation de chausser d’énormes bottes, de passer des
vêtements chauds et de pelleter la neige pour sortir de la maison. Que dire du
verglas et si, par malheur, ces nouveaux citoyens se retrouvent dans une zone
où la crue des eaux transforme sa rue en fleuve, il y a de quoi hurler. Il est
certainement normal de se demander pourquoi ils se sont installés dans un tel
pays.
Et il faut tout apprivoiser ! La langue d’abord. S’ils ne
parlent pas le français, les voilà des enfants qui doivent tout redécouvrir. Apprendre
le nom des choses et à communiquer. Ils sont des analphabètes plus ou moins. Manger,
faire les courses, rencontrer certains responsables, trouver un emploi, envoyer
les jeunes à l’école devient un véritable défi.
Ce n’est pas le cas de Morgan Le Thiec, bien sûr. Elle a choisi
volontairement de partir. C’était naturel chez elle, comme allant de soi, une
manière d’empoigner son futur dès ses premiers regards. Elle savait que son
avenir se ferait dans un autre pays que la France et sa Bretagne.
L’ailleurs, c’était les premiers toits de tuiles, ces toits de
couleur ocre qui remplaçaient l’ardoise des maisons bretonnes. La vue de ces
tuiles me ravissait. (p.17)
Des vacances, la fascination des départs, des agglomérations où
l’on ne vit pas comme dans sa petite ville. Il y a peut-être des femmes et des
hommes qui savent qu’ils vont migrer dès qu’ils sont conscients, qu’ils peuvent
échapper à leur peau et se transformer en quelque sorte.
Je connais des Bretons qui se sont intégrés au Québec même
s’ils râlent contre l’hiver tout comme nous. Nous passons notre temps à maudire
la neige et le froid, la pelle et la souffleuse, à imaginer les palmiers, ses
pieds nus sur le sable. C’est un commerce lucratif que de vendre de la chaleur
et un coin pour étendre sa grande serviette devant la mer. Ils font rêver à la
télévision avec une éternelle jeunesse, les cocktails et les couchers de soleil
sans commencement ni fin.
Mes amis bretons se sont installés, mariés et occupés de leurs
enfants, ont travaillé à secouer le pays comme j’ai pu le faire pendant des
années. Nous avons partagé un art de vivre, de faire, malgré nos provenances
différentes. Quelques-uns sont devenus des écrivains pour dire qui ils sont et raconter
leurs expériences. Des hommes et des femmes précieux.
ORIGINE
Pourtant, malgré les efforts, la bonne volonté, le lieu
d’origine, celui des premiers mots, des premiers pas, des premiers regards reste
et marque l’esprit de façon indélébile.
Le pays d’avant devient le pays idéalisé, celui du retour rêvé. Et
le pays d’accueil devient celui qui ne permet pas ce retour, celui qui sonne le
glas d’une identité magnifiée par l’éloignement. J’ai vécu cela, je le vis
encore aujourd’hui, avec davantage de lucidité peut-être. (p.21)
Je ne peux m’empêcher de songer à ces exilés de l’intérieur, de
ceux et celles qui abandonnent une région, un village pour migrer en ville.
Ceux qui comme moi sont partis à dix-huit ans pour faire des études, devenir un
autre en s’éloignant de ses repères. J’aborde le sujet dans L’Orpheline de visage. Quitter son coin
de pays, des proches, la famille, des lieux et des espaces où l’on respire à
largeur d’horizons pour s’installer dans une grande métropole, perdre le ciel
et l’herbe des champs, se retrouver sur une rue pétrifiée où la nature étouffe
dans un parc n’est pas facile. Et la terrible solitude alors, l’impression
d’être Caïn et de devoir tout recommencer, tout apprendre. La certitude de ne
plus rien savoir.
Morgan Le Thiec vit l’hésitation entre le Québec et la
Bretagne, rêve d’y revenir et de rentrer chez soi. Même en étant un migrant de
l’intérieur, la marche arrière s’avère difficile pour ne pas dire impossible. J’ai
vécu l’expérience après quelques années, mais j’étais devenu étranger. J’avais
rompu le fil. Il me manquait un bout de vie avec ceux que j’avais abandonnés.
Plus rien ne pouvait être comme avant. Le village que j’avais quitté n’existait
plus que dans mes souvenirs.
C’est souvent l’entreprise de l’écrivain d’osciller entre les
images du pays perdu et la réalité nouvelle.
L’appel du retour est inexplicable, viscéral. La peur de revenir
l’est tout autant : maux de tête ; maux de ventre ; insomnies. (p.87)
Abla Farhoud a magnifiquement décrit cette tragédie dans son
récit Au grand soleil cachez vos filles.
Le retour devient un drame malgré le rêve, l’idéalisation du lieu d’origine, de
cet espace qui reste statique dans les souvenirs et ne correspond plus à la
réalité. L’enfance s’éloigne lentement, qu’on le veuille ou non. Nous gardons des
images de ce pays qui ressemble à d’anciennes photos qui perdent peu à peu leur
signification et de leur importance.
ATTACHEMENT
Morgan Le Thiec est attachée à des lieux, des odeurs, des sons,
le bruit des vagues de son coin d’origine. Comment puis-je oublier le vent dans
les forêts de cyprès, la chaleur l’été qui mijote dans les fougères, la poussée
des outardes en automne et au printemps comme une promesse de renaissance,
l’air qui vibre de façon si particulière dans les bleuetières de mon enfance. Ce
paysage s’est incrusté en moi et a fait ce que je suis. C’est une partie de ma
peau, de mon souffle et de mon regard.
Ce qui est intéressant avec madame Le Thiec, c’est qu’elle
enseigne le français, langue seconde, à des arrivants depuis son installation
au Québec. Ce travail la garde constamment en contact avec les difficultés
d’adaptation, ces petites choses qui deviennent énormes et parfois des
tragédies dans la vie du nouvel arrivant. C’est peut-être ce qui fait qu’elle a
du mal à se sentir chez elle au Québec. Surtout qu’elle ne semble pas avoir de
très bons contacts avec les Québécoises qu’elles croisent.
Elles n’ont rien à voir avec ces Québécoises « pure laine »
bouffies de culture nord-américaine, maladivement compétitives, que tu dois
supporter de temps à autre, malheureusement. (p.69)
Je dois dire qu’une phrase semblable me laisse dubitatif.
RÉFLEXION
Reste que l’écrivaine, dans ce livre où elle s’accroche à des
mots clefs, nous entraîne dans une réflexion essentielle, appelant au passage
d’autres grandes migrantes : Marie Cardinal, Nancy Huston et Alice
Parizeau. Cette question est importante, parce que nous sommes confrontés de
plus en plus à cette réalité avec la mobilité des populations, les déplacements
que le travail exige. Les exilés de l’intérieur doivent aussi faire la part
entre le pays d’origine et le point d’atterrissage.
Nous sommes peut-être maintenant tous devenus des nomades mal
adaptés, des gens qui sont forcés de réinventer leur regard sur le monde. Madame
Le Thiec, nous rapproche de cette fameuse appartenance, à des façons de faire,
de penser qui forment le vivre ensemble dans le respect et l’harmonie. Pas
chose facile, on le sait actuellement au Québec avec ces dérives inquiétantes
autour de la laïcité. Tous rêvent d’un ancrage dans un lieu, des mots et des
manières de dire et de faire. L’humain est un individu de culture et il a
besoin d’un espace pour s’épanouir et offrir un avenir à ses héritiers. Tout
change, rien n’est statique. Si l’endroit où il a choisi de s’installer le
déçoit, la situation peut devenir difficile et malsaine.
J’ai aimé le questionnement de madame Le Thiec même si elle semble
se complaire dans un certain flou, un entre-deux qui doit être temporaire pour
le migrant parce que s’y accrocher, c’est s’empêcher de faire le saut dans cet
ailleurs qui a tant fasciné la jeune fille de Bretagne. Elle est souvent
touchante et particulièrement émouvante.
DICTIONNAIRE MÉLANCOLIQUE DE MON EXIL de MORGAN LE THIEC est publié à LA
PLEINE LUNE, 2019, 168 pages, 21,95 $.