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mardi 27 novembre 2018

BOUCHARD FAIT CHANTER LES LIEUX


SERGE BOUCHARD a créé une dépendance chez nombre de lecteurs qui se précipitent quand paraît l’un de ses ouvrages qui donnent un relief au quotidien et à la grisaille des jours. Cette fois, il « fait chanter les lieux » dans L’œuvre du grand lièvre filou, des chroniques qu’il a publiées d’abord dans Québec Science pendant presque dix ans. Une soixantaine de textes regroupés sous quatre thèmes qui témoignent de ses déambulations sur le territoire, de ses questionnements sur certains lieux qui l’attirent et le fascinent. Encore une fois, nous pouvons faire le tour de l’univers de l’anthropologue dans ces grands et petits voyagements qui mutent presque toujours en mots. Une redécouverte de ces pays du Québec par l’écriture, un regard sur l’Amérique avec en toile de fond, souvent, les ronrons d’un moteur et les regards dans le rétroviseur.

Le titre un peu étrange vient d’un mythe fondateur bien connu dans les tribus ojibwées. Un lièvre plutôt vigoureux vivait sur une toute petite île à la surface de l’océan qui recouvrait toute la planète alors. L’animal en bondissant partout, en faisant des arrêts brusques et des sauts a fini par créer les montagnes, les vallées, les collines et à agrandir son territoire jusqu’à la dimension d’un continent.
Une légende comme je les aime et qui m’a fait penser que Serge Bouchard a tout de cet animal mythique et il s’est agité pendant une grande partie de sa vie pour agrandir son territoire et sa compréhension du monde. Le chroniqueur, écrivain, animateur de radio et conférencier a emprunté à peu près toutes les routes, même les plus isolées, et ce dans toutes les conditions. Un coureur de pays, un drogué de la route qui se gave de paysages et d’arbres, qui tombe en méditation devant les cours d’eau, les montagnes et les quelques forêts d’épinettes qui survivent à la convoitise des faiseurs de deux par quatre. 
Parce que pour Serge Bouchard, parcourir ces routes, c’est plonger dans notre histoire, secouer des noms cachés et oubliés. C’est aussi imaginer la vie des explorateurs qui partaient en canot pour remonter le fleuve et les rivières, portageaient pour franchir une montagne ou une série de rapides. Cette Amérique d’avant que nous ne pouvons qu'imaginer mainte, cette histoire inconnue, cette toponymie qui s’était imposée pendant des générations avec la vie des nations indiennes ont disparu.

Nos ancêtres furent de grands aventuriers, mais ils furent prudents, hautement inventifs, créatifs et débrouillards. Disons qu’ils étaient ingénieux. Ils ont constamment résolu des problèmes de transport et de mobilité. (p.18)

Je le vois dans un relais routier, les yeux fermés, imaginant les cris et les chants des explorateurs, des grands chasseurs qui remontaient les rivières pour s’installer dans leurs territoires de chasse pendant toute une saison de neige et de froid. La vie des « inmourables » comme l’écrit souvent Gérard Bouchard.

IMAGINAIRE

L’Histoire est tissée d’une multitude de petites histoires, d’aventures ou d’anecdotes qui ont marqué l’imaginaire des populations qui vivaient en Amérique avant l’arrivée des Blancs et aussi ces conquérants qui sont allés partout en se proclamant les propriétaires de ce Nouveau Monde.
Serge Bouchard est une sorte de magicien qui sait faire chanter les lieux et nous livrer ainsi de beaux secrets.

C’est qu’un vieux assis sur un banc, en train de regarder déambuler la vie, cela existe depuis toujours. Mais ici, la vie a pris un drôle de tour ; elle a des airs d’absence. Autrefois, le voyage nous menait à l’autre. Nous allions à la découverte d’une civilisation, d’une culture, d’une différence. Hier encore, les gens marchaient dans les traces et les pistes de l’humaine humanité. Mais le club-méditerranéisation du monde s’est accomplie. (p.30)

C’est qu’il est friand de ces vies oubliées, des exploits des grands voyageurs, de ceux qui venus de si loin pour changer de peau et vivre au milieu des populations autochtones. Il a suffi pourtant de quelques siècles pour que tout soit vu, exploité, détruit souvent et pollué. Un drame que nous avons mal à imaginer même si on ne cesse de nous répéter que notre planète est en danger.
Serge Bouchard permet de nous arrêter devant cette incroyable marche vers le saccage et la destruction. Il a l’œil et ose dire la laideur de nos villages, la blessure des paysages avec toutes les lignes électriques qui balafrent les montagnes. Il suffit de traverser le parc des Laurentides pour se retrouver devant ces profanations.

Le pire bâti est à Montréal et bien mal informé qui voudrait m’associer à l’observateur urbain passant trop vite dans le décor comme s’il n’en faisait pas partie. Cependant, le désastre est là, il se retrouve de Lachine à Sept-Îles, comme il se présente à Matane. De Inukjuak à Saint-Armand, de Rouyn à La Tuque, en passant par Mont-Laurier, Roberval ou Chibougamau, nous sommes aux temps barbares de l’architecture misérable et de l’aménagement brouillon. (p.35)

Comment ne pas voir cette laideur quand je circule sur les routes du Lac-Saint-Jean. Desbiens, le village de l’extrême, la rue principale comme une blessure avec les maisons rénovées à la va-comme-je-te-pousse de chaque côté. L’automobile a défiguré ces agglomérations. Les rues faites pour les chevaux et les attelages étaient trop étroites pour les camions et les autos. Il a fallu empiéter sur les parterres et même sur les galeries. Certaines maisons se sont retrouvées dans la rue presque.
Et cette guerre aux arbres partout. Les grands arbres abattus, taillés, estropiés à cause des fils électriques, des feuilles au sol, des aiguilles sur le fameux gazon. Hydro-Québec est passée maître dans l’art de massacrer les érables, les épinettes ou les pins pour dégager ses lignes. Toutes les raisons sont bonnes pour nous faire accepter la laideur. Quelques arbres maigrichons survivent le long de la rue principale à Desbiens, tout comme à Chambord ou Roberval. Où sont passés les arbres majestueux que l’on pouvait surprendre en entrant à Saint-Félicien dans mon enfance ? Où sont les grands peupliers qui entouraient l’église et le presbytère de La Doré ?
L’élargissement des routes a tout massacré et les commerces se bardent de métal et de verre, sans parler des entrées des villes avec leurs commerces qui donnent souvent l’impression d’avoir subi un bombardement. En travaillant dans la laideur, on ne peut produire que de la laideur.

Ma dénonciation des cours à scrap, des aménagements douteux, du laisser-aller général dans le domaine des paysages n’est pas un acte de désamour, de désaveu ou d’irrespect. Bien au contraire, c’est une déclaration d’espoir et une sorte de cri du cœur. (p.36)

Pourquoi ce désir de vouloir cimenter, asphalter, empierrer et étouffer. On cultive même les fleurs en plastique dans les cimetières et il pousse des palmiers synthétiques, grandeur nature, à Saint-Ambroise. C’est vous dire jusqu’où on peut aller dans l’absurdité.

NATURE

Il reste encore des parcs qui retrouvent leur aspect sauvage comme le Parc national de la Pointe-Taillon. Un grand espace de forêt qui a retrouvé une forme de sauvagerie après la construction des barrages dans les années 1920 qui ont fait disparaître des chutes magnifiques sur la Grande et la Petite décharges du lac Saint-Jean. Tout un pays noyé par des investisseurs américains. Des villages ont disparu et des centaines de gens ont dû migrer devant la poussée des eaux. Comment peut-on céder un lac comme celui-là à une entreprise qui voulait faire de l’électricité et produire de l’aluminium ? Le saccage a été planifié par ces hommes d’affaires avec l’aval des politiciens. Le clergé a fait digérer ce crime contre la nature à la population. Depuis, l’entreprise (elle appartient maintenant à des Australiens) s’entête à recharger les plages du lac avec du gravier, éliminant ainsi les belles rives de sable blond pour contrer l’érosion. Ils ont fait pire avec l’enrochement qui tue toute vie sur des kilomètres. L’horreur a un nom au Lac-Saint-Jean.
Serge Bouchard a vu le Québec et l’Amérique s’appauvrir, se défigurer au nom du progrès et de l’avenir. Des forêts grandes comme des pays ont été rasées et pillées, laissées à l’abandon, sans compter les effets catastrophiques que cela a pu avoir sur les animaux qui ne trouvent plus à se nourrir. Que dire des populations autochtones ? La disparition de certaines espèces animales précède toujours celle de l’humain.

LES LIEUX

L’anthropologue sait « faire chanter les lieux », retourner les pierres du passé, raconter des événements dont plus personne ne se souvient. L’origine du nom des paroisses et des cantons nous échappent la plupart du temps. Nous sommes des handicapés de la mémoire. Ce n’est certainement pas notre plus grande qualité malgré la devise de la Belle Province.

La disparition du mot Chicoutimi pour désigner la ville qui portait ce nom est une profonde erreur de parcours. D’autant que le mot, d’origine algonquienne, réfère justement à la question des profondeurs. Chicoutimi signifie « là où la rivière cesse d’être profonde » et, si l’on extrapole un peu, « là où nous allons devoir portager si nous voulons rejoindre le lac Pikouagami des Kakouchaks, en passant par le lac Kénogami, débarquant juste à côté de la petite maison blanche, au pied du vieux barrage qui pisse… » Il est comme ça, des mots qui charrient beaucoup de sens. (p.164)

Effacer, oublier, foncer vers l’avenir en mâchouillant ses mots, rêver de faire fortune en rasant tout ce qui pousse ou encore fouiller les entrailles de la Terre pour en faire jaillir le pétrole et le gaz.
Tout aurait-il pu être différent ? Le rêve était beau pourtant, mais nos coureurs des bois n’étaient ni des contemplatifs, encore moins des désintéressés. Ils voyageaient pour la fourrure, créant déjà les premières catastrophes écologiques, mettant en danger des espèces comme le castor. Des héros, des intrépides, oui, mais qui transportaient dans leur pocheton les germes de la destruction et du saccage. Que dire devant la disparition des bisons de l’Ouest américain ? Ils étaient tout près de 70 millions, semble-t-il, à l’arrivée des Blancs. Il n’en reste que quelques spécimens dans les enclos de certains parcs. On peut en voir quelques survivants à Saint-Félicien dans le grand parc de la boréalie.
Serge Bouchard dans ces courts textes nous livre sa pensée, son regard en s’attardant à certaines grandes tragédies de notre époque, aux erreurs de l’histoire et imagine comme notre continent était beau il y a moins de 400 ans. Une belle manière de nous faire comprendre que nous avons tourné le dos au nouveau paradis et à un monde vierge dont nous rêvons encore et toujours. Nous n’avons rien appris malgré des espoirs de recommencement, malgré tous les avertissements. Nous avons été « de grands lièvres fous » qui au lieu de créer un monde, l’ont saccagé avec une frénésie incroyable.


L’ŒUVRE DU GRAND LIÈVRE FILOU, chroniques de SERGE BOUCHARD publiées aux éditions MULTIMONDES, 2018, 224 pages, 19,95 $.



http://editionsmultimondes.com/livre/l-oeuvre-du-grand-lievre-filou/

jeudi 22 novembre 2018

CANTY PLONGE DANS LA LECTURE


DANIEL CANTY nous a habitués aux livres étranges qui nous font chercher nos repères et nous entraîne souvent dans des régions où il est n’est guère facile de s’orienter. Je pense à Wigrum et à ce récit étrange qu’est Les États-Unis du vent où, avec un copain, il se laisse guider par les caprices du vent dans le pays d’Ernest Hemingway et de Pat Conroy. Un voyage imprévisible et la découverte de lieux et de gens que les circuits touristiques ignorent. Ici, il étonne encore avec  La Société des grands fonds. Juste le titre est une question et une énigme. Autant lui donner la parole pour qu’il nous propose son aventure de lecture.

Une formule me visite comme un eurêka. J’ai l’intention de fonder, inspiré par une longue expérience de lecture au bain, une société des grands fonds à la charte incertaine. Je souhaite m’y laisser porter par les flots entremêlés des livres et l’eau, et vous y entraîner. (p.24)

Et Canty est certainement encore plus précis à la toute fin de son ouvrage où il donne le goût de plonger dans certains livres que vous n’avez pas encore rencontrés dans vos pérégrinations de lecteur.

La prégnance d’une émotion m’a poussé à calquer La Société des grands fonds sur la Société des poètes disparus. Je ne vous connais peut-être pas, mais j’espère que nos sensibilités, au fil de ces pages, ont pu s’accorder. J’ai voulu que ce livre, pour vous, semble un livre de magie. (p.176)

En d’autres mots, Daniel Canty a découvert la lecture alors qu’il était enfant et jamais il ne s’est éloigné des livres depuis. Il partage ici ses émois de lecteur, des moments de grâce qu’il a vécus en s’aventurant sur les phrases comme sur un fil. Surtout quand il s’installe dans sa baignoire pour des heures, s’abandonnant aux bercements des mots et de l’eau qui réchauffe son corps et peut-être aussi son âme. Une expérience, je l’avoue, que j’ignore complètement ne m’étant jamais abandonné à la lecture en eau tiède.
Ce récit lui permet de revenir sur des ouvrages qui ont marqué sa vie et des films qu’il a visionnés à plusieurs reprises. Des histoires, des romans qui sont devenus des références auxquelles il revient souvent. Si vous êtes un lecteur, vous savez que certains écrivains ne vous laissent jamais en paix.

ANCRAGES

Je pourrais vous parler de L’odyssée qui me suit depuis des années. J’y reviens souvent et chaque fois que j’ouvre ce livre, la magie opère et je dois le parcourir du début à la fin. Les histoires d’Homère me fascinent au point où je m’en suis inspiré comme écrivain pour inventer un périple jeannois à son héros dans Le voyage d’Ulysse. Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez est aussi l’un de ces livres que j’explore sans cesse et que j’apporterais sur une île déserte. Il en est ainsi des carnets de Robert Lalonde qui ne sont jamais très loin ou des explorations de Victor-Lévy Beaulieu qui me fascinent, surtout quand il décide de prendre à bras le corps les œuvres d’Herman Melville, de James Joyce ou encore de Friedrich Nietzche.
Certains essais ou romans vous hantent et vous avez toujours l’impression en les relisant d’enlever une pelure et de vous rapprocher ainsi un tout petit peu plus près des propos de l’écrivain, de jongler avec un questionnement qui vous secoue encore et toujours après des années. Certains titres obsèdent, résistent et vous repoussent tout en vous liant à eux d’une manière toujours plus forte. Des livres qui vous suivront pendant toute votre vie.

LIEUX

J'ai mon coin dans la maison, un grand fauteuil près du foyer où le feu se laisse aller à ses fantaisies et attire les chattes qui viennent s’étirer devant les flammes pour s’imbiber de chaleur. C’est l’endroit où je lis le plus souvent même si je peux le faire un peu partout, particulièrement dans l’autobus qui me fait traverser le Québec quand je dois me rendre à Montréal.
Et l’été, quand le soleil pèse bas et lourd sur le lac et le sable, je passe des jours sous un grand parasol, devant les petites vagues qui meurent sur la plage, ne levant les yeux que quand j’entends le cri d’une mouette ou d’un écureuil qui s’abandonne à la colère.
Pour moi, une journée sur le sable, dans l’air vibrant de juillet, devient le lieu qui permet de m’aventurer dans une histoire que j’épluche comme une orange. C’est souvent l’occasion d’une relecture de tout ce qu’un écrivain que j’aime a publié.
Tout lecteur connaît aussi des phases ou des cycles. Des livres vous suivent dans vos migrations et vous accompagnent, même si un chroniqueur comme moi est lié à l’actualité et aux parutions récentes. Je rêve de m’adonner à la relecture. Peut-être que viendra une époque dans ma vie où je ne ferai que ça.

LECTEUR DE FOND

Daniel Canty est un lecteur de fond comme on dit coureur de fond qui se fie aux hasards et qui aime être déstabilisé.

Ma nouvelle méthode de lecture ambulatoire peut produire des résultats semblables à ceux de la lecture au bain. Elle s’appuie sur le pouvoir de déplacement de la fiction, qui permet à des lieux et à des expériences distants de se rejoindre. Je ne suis plus celui que j’étais. Je me retrouve en lisant. Vous aussi, j’en suis certain. (p.58)

Cette aventure ne cesse de se renouveler, de vous entraîner dans des sentiers peu fréquentés et délaissés ou encore vous fait découvrir une autoroute que vous empruntez pour la première fois et qui peut prendre fin brusquement. Les circonvolutions de la lecture sont toujours imprévisibles et étonnantes.
Et un livre rejoint toujours des préoccupations en vous, des questionnements et si vous écrivez, des problèmes formels ou stylistiques, des manières de dire. Je ne répéterai pas ici les conséquences qu’a eues sur mon écriture la lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Ça m’est arrivé d’amorcer un roman et d’être bouleversé par un inconnu qui devient un ami proche. Une manière de faire qui provoque en moi une sorte d’illumination. Ce fut le cas quand j’ai découvert Agustin Gomez-Arcos et L’agneau carnivore.

J’écoute mon ami d’un jour lire, avec ce même air amusé que je lui ai connu, et je n’ose plus lui parler. Alistair donne la parole à ce qu’on entend en creux au fond de nous-mêmes, la présence vécue de la mort et la nécessité de se raconter. (p.93)

J’avoue avoir trouvé un ami et un frère de lecture en Canty. Oui, j’ai la prétention d’être un lecteur de fond qui ne traverse que très rarement une journée sans ouvrir un livre, sans m’aventurer sur une page qui est toujours aussi mince et fragile qu’une nouvelle glace sur le lac. J’engage le dialogue avec un écrivain que je ne rencontrerai peut-être jamais et qui devient l’un de mes proches. La lecture possède cet étrange pouvoir. Lire, c’est accepter de ne jamais arriver à destination et de ne jamais empoigner une vérité immuable.

RENCONTRE

Canty croise Borges, Bradbury, Alain Grandbois, Robert Lalonde et de nombreux jongleurs qui bousculent les phrases et deviennent des compagnons d’aventure.

La fréquentation des classiques est après tout une discipline du reste, l’anthropologie d’une rencontre impossible, où les fragments d’une civilisation qui nous a précédés, dont l’écho et l’éclat continuent de rayonner, ravivent l’énigme d’exister. Grecs anciens. Chimistes modernes. Affinités électives. Anne Carson sait que les époques de l’imperdu n’ont rien à faire de nos méthodes de datation. Un livre est un fragment du temps, qui s’invente une forme pour y survivre. (p.142)

Quelle belle équipée permet Daniel Canty ! Il ouvre les portes de son enfance, de ses rêves, de ses jeux à Lachine. Sa vie à Vancouver où d’autres lectures viennent le troubler. Son séjour à New York qui lui permettra de devenir un autre. Les lieux suggèrent souvent des lectures et forgent la pensée. Un habitant de la Boréalie ne peut lire les mêmes choses qu’un Australien même si certains ouvrages réussissent à transcender le climat, les époques et les langues. Je pense à Don Quichotte de Cervantès qui est devenu une histoire qui parle à tous les individus de tous les temps et de tous les lieux.
Une belle manière de livrer certains secrets. Parce que la lecture comme l’écriture permet aussi de nous approcher de certains mystères, de nous faufiler dans des couloirs que nous hésitons à emprunter souvent.  Se pencher sur un roman ou un essai, c’est partir pour la Chine et se retrouver en Amérique comme Christophe Colomb l’a fait, plonger dans un autre monde qui vous aspire ou vous repousse.
Daniel Canty ouvre ici le monde de ses lectures. Il m’a convaincu plus que jamais d’écrire ce carnet de lecteur que j’imagine depuis un certain temps. Bien sûr, je vais adhérer à la Société des grands fonds pour partager mes bonheurs de lecture et ces moments inoubliables que seuls les écrivains vous permettent de vivre.


LA SOCIÉTÉ DES GRANDS FONDS, un RÉCIT de DANIEL CANTY publié à LA PEUPLADE, 2018, 208 pages, 24,95 $.



http://lapeuplade.com/livres/la-societe-des-grands-fonds/

vendredi 16 novembre 2018

SOUBLIÈRE ET LE CAS DU QUÉBEC

ALEXANDRE SOUBLIÈRE étonne dans La Maison mère, un essai hybride qui prend plusieurs directions et qui se bute à la question du Québec, son histoire, son identité, sa langue et surtout son avenir. Le peuplement d’origine française a changé plusieurs fois d’appellation depuis l’arrivée de Jacques Cartier en 1534 sur les rives de la Grande rivière du Canada. Canadiens, Canadiens français et Québécois marquent une conception du territoire et illustrent aussi, peut-être, le long cheminement d’un peuple qui a dû renoncer au grand territoire de l’Amérique, un espace qui était le propre des Canadiens d’avant la Conquête de 1760 pour se recroqueviller dans l'espace du Québec.

Le concept de nation au Canada ou du peuplement français en Amérique a connu bien des mutations depuis l’arrivée de Samuel de Champlain dans la vallée du Saint-Laurent. L’explorateur imaginait une nation métisse où migrants français s’uniraient aux nations indiennes pour constituer une population originale. Son rêve ne s’est jamais réalisé, on le sait. Le terme de Canadien alors désignait les migrants francophones qui s’installaient à Québec ou à Trois-Rivières et qui parcouraient le continent du nord au sud. Ils étaient des nomades, des commerçants, des explorateurs qui s’adonnaient à la traire des fourrures. Ces coureurs des bois honnis par le clergé s’ensauvageaient bien souvent et vivaient à l’indienne. Ils échappaient à la vie du sédentaire favorisé par les gouverneurs et les communautés religieuses, correspondaient peut-être au rêve de Champlain, mais restèrent toujours une minorité.
Serge Bouchard a beaucoup parlé de ces « grands oubliés » qui ont sillonné les terres de l’Amérique du Nord et sont à l’origine de grandes villes étasuniennes comme Chicago ou Saint-Louis.
La conquête par les Britanniques en 1760 fit muter le terme. On prit alors l’habitude de parler des Canadiens français par opposition aux Canadiens anglais qui se partageaient le territoire. Français et Anglais devenaient les deux grands peuplements du Canada.
Les nations indiennes ne figurèrent jamais dans ces dénominations, oubliées dans le grand fourre-tout que représente le mot autochtone. Tous les habitants d’expression française au Canada se reconnaissaient dans le terme Canadien français.

Les Canadiens français eux, typiquement, ont des origines qui remontent à la Nouvelle-France. On les retrouve majoritairement au Québec, mais, par exemple, un francophone ayant des ancêtres de l’époque de Champlain qui habiterait maintenant le Manitoba est aussi canadien-français qu’un habitant du Lac-Saint-Jean qui partage les mêmes racines. (p.10)

Ce nom devait changer encore une fois avec la Révolution tranquille où le terme de Québécois a dorénavant identifié les habitants de la province de Québec, larguant pour ainsi dire les francophones qui habitaient l’Acadie, le Manitoba ou encore la Saskatchewan. Ce fut alors comme une scission dans la population francophone du Canada et certains n’ont jamais pardonné aux habitants du Québec de leur avoir tourné le dos.

QUESTIONNEMENT

Alexandre Soublière se questionne sur ces appellations pour désigner le peuplement d’origine francophone du Canada et propose de revenir au terme de Canadien français pour renouer avec le territoire, l’immense pays dont le Québec moderne s’est pour ainsi dire amputé. L’écrivain suggère ainsi de rétablir le contact avec tous les peuplements francophones du Canada. L’idée est peut-être intéressante, mais je ne connais pas beaucoup de gens qui vont prendre cette direction. Même si j’ai entendu la formation de François Legault utiliser le terme lors de la dernière campagne électorale, ce vocable reste anachronique et un peu détonant.

Plus de vingt ans après le deuxième échec référendaire, comment pourrions-nous nous redéfinir pour regagner un peu de notre vigueur perdue ? Dans l’urgence des années 1960, en changeant de signifiant pour nous désigner, avons-nous perdu certains des mythes fondateurs qui nous définissaient ? Cet essai ne porte pas sur les axes fédéraliste-souverainiste ou réactionnaire-progressiste. Mon hypothèse est la suivante : n’aurions-nous pas avantage, dans la situation actuelle, à faire un pas en arrière pour recommencer à nous voir en tant que Canadiens français et non en tant que Québécois ? (pp.11-12)

Ce pas en arrière comme dit Alexandre Soublière aurait comme effet de biffer l’idée de faire du Québec un pays indépendant, d’oublier le concept de nation francophone. Ce serait repousser une idée qui a cheminé depuis 1760 et tourner le dos à une période récente où le Québec s’est modernisé et ouvert au monde. Qui voudrait faire ce pas en arrière ?

PERSONNEL

Le jeune écrivain a migré à Vancouver et aimé cette ville où le nom de Québécois perd son sens. Il a dû accepter de vivre la plupart du temps en anglais et garder son français pour le retour à la maison, en faire sa langue d’appartement ou de jardin. Le francophone a beau se sentir bien dans sa peau, parfaitement à l’aise près du Pacifique, il ne possède plus la totalité de l’environnement par sa langue et son imaginaire. La place est occupée par un autre. Vivre à Vancouver ou dans l’Ouest canadien, c’est accepter de parler anglais. Je sais que je risque d’en heurter plusieurs en écrivant cela, mais c'est la réalité.
Le sort des peuplements francophones dans l’Ouest ou ailleurs aurait dû faire réfléchir Soublière, particulièrement la situation de Louis Riel et des métis. Je veux bien posséder l’Amérique, mais je tiens encore plus à la langue française et à un territoire où cette langue peut s’épanouir dans toutes les sphères d’activités, pas seulement dans le confinement de la vie privée.

CATASTROPHE

Soublière invente un récit catastrophe où le Québec et toute l’Amérique plongent dans le noir. Plus rien ne fonctionne. C’est peut-être le sort des francophones en Amérique qui doivent oublier tous les grands concepts pour survivre au quotidien. Peut-être que l’écrivain sait que ce « pas en arrière » qu’il préconise ne peut que provoquer une catastrophe ? Quelle idée étrange et dérangeante !
Ce scénario n’est pas sans rappeler les romans de Christian Guay-Poliquin où les personnages sont plongés dans un monde qui s’est arrêté. Plus rien ne fonctionne avec une panne d’électricité généralisée et tous doivent se débrouiller avec les moyens du bord, revenir si l’on veut à des manières qui remontent avant l’électrification. Tous les gadgets électroniques deviennent désuets alors et encombrants.
Tout comme chez Guay-Poliquin, les personnages de Soublière, (lui-même et ses amis), doivent se débattre dans une société qui retourne à la barbarie. Les amis de l’écrivain se retrouvent à la Maison mère, un appartement de Montréal qu’ils transforment en bunker pour se protéger de toutes les attaques. Il n’y a plus rien qui tienne. Le civisme, la bonne entente, le partage, tout disparaît. Tout comme chez l’auteur du Poids de la neige, la tribu trouve refuge à la campagne où c’est plus facile de survivre. Étrange comme la grande ville devient impossible et impensable dans les scénarios catastrophiques. Faut-il revenir au monde rural pour se redéfinir et se forger une identité ?

RÉFLEXION

Ce retour au terme de Canadiens français demande-t-il de renoncer à la modernité pour faire un saut en arrière ? Soublière devient inquiétant en suggérant qu’il faudra peut-être une « fin du monde » pour retrouver les vraies valeurs de la famille et du clan.
Ce scénario lui permet cependant de réfléchir à l’amitié, l’amour, le partage et ce qui devient important dans un monde qui se défait et qui bascule dans les guerres tribales. Les armes deviennent l’outil de survie et ceux qui s’en sortent sont ceux qui manient ces armes et sont les plus agressifs.
Ce n’est guère différent du monde actuel. Que l’on pense aux États-Unis de Donald Trump qui régente la planète ou encore à Israël qui impose ses diktats au Proche-Orient grâce à la puissance de son armée.
Qu’est un Québécois ou un Canadien français ? Quelles sont les valeurs qui font surface quand on se retrouve en état d’urgence et de survie ? Il reste la famille biologique ou cette famille que la vie moderne a constituée, c’est-à-dire le réseau des amis.

« Quand une société n’a plus de mythe fondateur sain, elle sombre dans le chaos. » De nos jours, le mouvement souverainiste, malgré les nobles intentions qui le sous-tendent, fait plus de tort à la jeunesse québécoise que se tenants ne voudraient le croire. Ce n’est pas son projet qui fait problème, c’est le manque de vision et de solutions pour le réaliser. Ce sont des valeurs dépassées. Sans issue, le mouvement s’entête à vouloir aller dans la même direction avec les mêmes stratégies qui se sont révélées perdantes dans le passé. (p.161)

Est-ce qu’il va falloir vivre le chaos pour que les francophones en Amérique se retrouvent et s’imposent…
Soublière réfléchit à la langue, la culture, ce qui fait une identité, cherche de nouvelles valeurs avec les trentenaires, remet en question sa vie, ses amours, mais ne peut imaginer qu’un retour en arrière et cela me dérange beaucoup. La pensée tribale n’est certainement pas une solution. Pourquoi ne pas avoir fait un bon en avant et imaginer un Québec indépendant ? Pourquoi associer la création du territoire national à une perte ?
Somme toute, l’écrivain en arrive à la conclusion que la famille, l’amour des siens, de ses proches importe plus que tout. Dans la nécessité, les conflits de générations s’effacent. Le rapport au territoire, la langue, la collectivité alors prennent un tout autre sens.
Cette fiction avec ses rebondissements m’a fait oublier souvent le questionnement de Soublière. La réflexion cède le pas devant la fiction.

CONVICTIONS

Soublière n’a pas ébranlé mes convictions et mon engagement politique. La Maison mère possède la grande qualité cependant de jongler avec certains concepts que l’on ne prend guère la peine de considérer et qui agacent souvent les médias de masse.
Le retour à la loi du plus fort ne me fascine pas particulièrement. Pourquoi ce ne serait pas le contraire qui se manifeste, l’entraide, le partage et l’amitié ? C’est une vision très égoïste de la société que de réduire le collectif à son groupe d’amis. Il me semble que le Québec dans lequel je vis est beaucoup plus solide que ça et qu’il est capable de réagir collectivement. Nous l’avons vécu lors de la crise du verglas ou encore le déluge au Saguenay. Pas nécessaire de renoncer à soi pour faire sa place en Amérique. Il faut plutôt se donner une identité solide, devenir une nation pour exister dans l’œil de l’autre. Se diluer dans le grand tout comme le suggère Alexandre Soublière est la fin de tout et la perte de sa langue, son identité, ce qui fait du Québécois un être distinct. Je sais aussi que pour bien des jeunes, les idées que j’énonce ici peuvent sembler archaïques, mais j’y tiens, ce sont des idées qui m’accompagnent depuis fort longtemps et que le temps n'a pas rendu obsolètes.


LA MAISON MÈRE, un ESSAI d’ALEXANDRE SOUBLIÈRE publié chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 288 pages, 26,95 $.
  

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mere-2623.html