SERGE
BOUCHARD a créé une dépendance chez nombre de lecteurs qui se précipitent quand
paraît l’un de ses ouvrages qui donnent un relief au quotidien et à la
grisaille des jours. Cette fois, il « fait chanter les lieux » dans L’œuvre du grand lièvre filou, des
chroniques qu’il a publiées d’abord dans Québec
Science pendant presque dix ans. Une soixantaine de textes regroupés sous
quatre thèmes qui témoignent de ses déambulations sur le territoire, de ses
questionnements sur certains lieux qui l’attirent et le fascinent. Encore une
fois, nous pouvons faire le tour de l’univers de l’anthropologue dans ces
grands et petits voyagements qui mutent presque toujours en mots. Une redécouverte
de ces pays du Québec par l’écriture, un regard sur l’Amérique avec en toile de
fond, souvent, les ronrons d’un moteur et les regards dans le rétroviseur.
Le titre un
peu étrange vient d’un mythe fondateur bien connu dans les tribus ojibwées. Un lièvre plutôt vigoureux vivait sur
une toute petite île à la surface de l’océan qui recouvrait toute la planète
alors. L’animal en bondissant partout, en faisant des arrêts brusques et des
sauts a fini par créer les montagnes, les vallées, les collines et à agrandir
son territoire jusqu’à la dimension d’un continent.
Une légende
comme je les aime et qui m’a fait penser que Serge Bouchard a tout de cet
animal mythique et il s’est agité pendant une grande partie de sa vie pour
agrandir son territoire et sa compréhension du monde. Le chroniqueur, écrivain,
animateur de radio et conférencier a emprunté à peu près toutes les routes,
même les plus isolées, et ce dans toutes les conditions. Un coureur de pays, un
drogué de la route qui se gave de paysages et d’arbres, qui tombe en méditation
devant les cours d’eau, les montagnes et les quelques forêts d’épinettes qui
survivent à la convoitise des faiseurs de deux par quatre.
Parce que pour Serge
Bouchard, parcourir ces routes, c’est plonger dans notre histoire, secouer des
noms cachés et oubliés. C’est aussi imaginer la vie des explorateurs qui
partaient en canot pour remonter le fleuve et les rivières, portageaient pour
franchir une montagne ou une série de rapides. Cette Amérique d’avant que nous
ne pouvons qu'imaginer mainte, cette histoire inconnue, cette toponymie qui s’était
imposée pendant des générations avec la vie des nations indiennes ont disparu.
Nos ancêtres furent
de grands aventuriers, mais ils furent prudents, hautement inventifs, créatifs
et débrouillards. Disons qu’ils étaient ingénieux. Ils ont constamment résolu
des problèmes de transport et de mobilité. (p.18)
Je le vois dans
un relais routier, les yeux fermés, imaginant les cris et les chants des
explorateurs, des grands chasseurs qui remontaient les rivières pour
s’installer dans leurs territoires de chasse pendant toute une saison de neige
et de froid. La vie des « inmourables » comme l’écrit souvent Gérard Bouchard.
IMAGINAIRE
L’Histoire
est tissée d’une multitude de petites histoires, d’aventures ou d’anecdotes qui
ont marqué l’imaginaire des populations qui vivaient en Amérique avant
l’arrivée des Blancs et aussi ces conquérants qui sont allés partout en se
proclamant les propriétaires de ce Nouveau Monde.
Serge
Bouchard est une sorte de magicien qui sait faire chanter les lieux et nous livrer
ainsi de beaux secrets.
C’est qu’un vieux
assis sur un banc, en train de regarder déambuler la vie, cela existe depuis
toujours. Mais ici, la vie a pris un drôle de tour ; elle a des airs d’absence.
Autrefois, le voyage nous menait à l’autre. Nous allions à la découverte d’une
civilisation, d’une culture, d’une différence. Hier encore, les gens marchaient
dans les traces et les pistes de l’humaine humanité. Mais le
club-méditerranéisation du monde s’est accomplie. (p.30)
C’est qu’il
est friand de ces vies oubliées, des exploits des grands voyageurs, de ceux qui
venus de si loin pour changer de peau et vivre au milieu des populations
autochtones. Il a suffi pourtant de quelques siècles pour que tout soit vu,
exploité, détruit souvent et pollué. Un drame que nous avons mal à imaginer
même si on ne cesse de nous répéter que notre planète est en danger.
Serge
Bouchard permet de nous arrêter devant cette incroyable marche vers le saccage
et la destruction. Il a l’œil et ose dire la laideur de nos villages, la blessure
des paysages avec toutes les lignes électriques qui balafrent les montagnes. Il
suffit de traverser le parc des Laurentides pour se retrouver devant ces profanations.
Le pire bâti est à
Montréal et bien mal informé qui voudrait m’associer à l’observateur urbain
passant trop vite dans le décor comme s’il n’en faisait pas partie. Cependant,
le désastre est là, il se retrouve de Lachine à Sept-Îles, comme il se présente
à Matane. De Inukjuak à Saint-Armand, de Rouyn à La Tuque, en passant par
Mont-Laurier, Roberval ou Chibougamau, nous sommes aux temps barbares de
l’architecture misérable et de l’aménagement brouillon. (p.35)
Comment ne
pas voir cette laideur quand je circule sur les routes du Lac-Saint-Jean.
Desbiens, le village de l’extrême, la
rue principale comme une blessure avec les maisons rénovées à la va-comme-je-te-pousse
de chaque côté. L’automobile a défiguré ces agglomérations. Les rues faites
pour les chevaux et les attelages étaient trop étroites pour les camions et les
autos. Il a fallu empiéter sur les parterres et même sur les galeries. Certaines
maisons se sont retrouvées dans la rue presque.
Et cette
guerre aux arbres partout. Les grands arbres abattus, taillés, estropiés à
cause des fils électriques, des feuilles au sol, des aiguilles sur le fameux
gazon. Hydro-Québec est passée maître dans l’art de massacrer les érables, les
épinettes ou les pins pour dégager ses lignes. Toutes les raisons sont bonnes
pour nous faire accepter la laideur. Quelques arbres maigrichons survivent le
long de la rue principale à Desbiens, tout comme à Chambord ou Roberval. Où
sont passés les arbres majestueux que l’on pouvait surprendre en entrant à
Saint-Félicien dans mon enfance ? Où sont les grands peupliers qui entouraient l’église
et le presbytère de La Doré ?
L’élargissement
des routes a tout massacré et les commerces se bardent de métal et de verre,
sans parler des entrées des villes avec leurs commerces qui donnent souvent
l’impression d’avoir subi un bombardement. En travaillant dans la laideur, on
ne peut produire que de la laideur.
Ma dénonciation des
cours à scrap, des aménagements douteux, du laisser-aller général dans le
domaine des paysages n’est pas un acte de désamour, de désaveu ou d’irrespect.
Bien au contraire, c’est une déclaration d’espoir et une sorte de cri du cœur.
(p.36)
Pourquoi ce
désir de vouloir cimenter, asphalter, empierrer et étouffer. On cultive même
les fleurs en plastique dans les cimetières et il pousse des palmiers synthétiques,
grandeur nature, à Saint-Ambroise. C’est vous dire jusqu’où on peut aller dans
l’absurdité.
NATURE
Il reste
encore des parcs qui retrouvent leur aspect sauvage comme le Parc national de la Pointe-Taillon.
Un grand espace de forêt qui a retrouvé une forme de sauvagerie après la
construction des barrages dans les années 1920 qui ont fait disparaître des
chutes magnifiques sur la Grande et la Petite décharges du lac Saint-Jean. Tout
un pays noyé par des investisseurs américains. Des villages ont disparu et des
centaines de gens ont dû migrer devant la poussée des eaux. Comment peut-on
céder un lac comme celui-là à une entreprise qui voulait faire de l’électricité
et produire de l’aluminium ? Le saccage a été planifié par ces hommes
d’affaires avec l’aval des politiciens. Le clergé a fait digérer ce crime
contre la nature à la population. Depuis, l’entreprise (elle appartient
maintenant à des Australiens) s’entête à recharger les plages du lac avec du
gravier, éliminant ainsi les belles rives de sable blond pour contrer l’érosion.
Ils ont fait pire avec l’enrochement qui tue toute vie sur des kilomètres.
L’horreur a un nom au Lac-Saint-Jean.
Serge
Bouchard a vu le Québec et l’Amérique s’appauvrir, se défigurer au nom du
progrès et de l’avenir. Des forêts grandes comme des pays ont été rasées et
pillées, laissées à l’abandon, sans compter les effets catastrophiques que cela
a pu avoir sur les animaux qui ne trouvent plus à se nourrir. Que dire des
populations autochtones ? La disparition de certaines espèces animales précède
toujours celle de l’humain.
LES LIEUX
L’anthropologue
sait « faire chanter les lieux », retourner les pierres du passé, raconter des
événements dont plus personne ne se souvient. L’origine du nom des paroisses et
des cantons nous échappent la plupart du temps. Nous sommes des handicapés de
la mémoire. Ce n’est certainement pas notre plus grande qualité malgré la
devise de la Belle Province.
La disparition du
mot Chicoutimi pour désigner la ville qui portait ce nom est une profonde
erreur de parcours. D’autant que le mot, d’origine algonquienne, réfère
justement à la question des profondeurs. Chicoutimi signifie « là où la rivière
cesse d’être profonde » et, si l’on extrapole un peu, « là où nous allons
devoir portager si nous voulons rejoindre le lac Pikouagami des Kakouchaks, en
passant par le lac Kénogami, débarquant juste à côté de la petite maison
blanche, au pied du vieux barrage qui pisse… » Il est comme ça, des mots qui
charrient beaucoup de sens. (p.164)
Effacer,
oublier, foncer vers l’avenir en mâchouillant ses mots, rêver de faire fortune
en rasant tout ce qui pousse ou encore fouiller les entrailles de la Terre pour
en faire jaillir le pétrole et le gaz.
Tout
aurait-il pu être différent ? Le rêve était beau pourtant, mais nos coureurs
des bois n’étaient ni des contemplatifs, encore moins des désintéressés. Ils
voyageaient pour la fourrure, créant déjà les premières catastrophes
écologiques, mettant en danger des espèces comme le castor. Des héros, des
intrépides, oui, mais qui transportaient dans leur pocheton les germes de la
destruction et du saccage. Que dire devant la disparition des bisons de l’Ouest
américain ? Ils étaient tout près de 70 millions, semble-t-il, à l’arrivée des
Blancs. Il n’en reste que quelques spécimens dans les enclos de certains parcs.
On peut en voir quelques survivants à Saint-Félicien dans le grand parc de la
boréalie.
Serge
Bouchard dans ces courts textes nous livre sa pensée, son regard en s’attardant
à certaines grandes tragédies de notre époque, aux erreurs de l’histoire et
imagine comme notre continent était beau il y a moins de 400 ans. Une belle
manière de nous faire comprendre que nous avons tourné le dos au nouveau paradis et à un monde vierge dont nous rêvons encore et toujours. Nous n’avons rien
appris malgré des espoirs de recommencement, malgré tous les avertissements.
Nous avons été « de grands lièvres fous » qui au lieu de créer un monde, l’ont
saccagé avec une frénésie incroyable.
L’ŒUVRE DU GRAND LIÈVRE FILOU, chroniques de SERGE BOUCHARD publiées aux
éditions MULTIMONDES, 2018, 224 pages, 19,95 $.