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jeudi 23 août 2018

DOMINIQUE FORTIER ET SA QUÊTE

DOMINIQUE FORTIER présente un sixième ouvrage avec Les villes de papier, un livre qui va faire son chemin, j’en suis certain. Cette fois, elle nous entraîne dans le sillage d’Emily Dickinson, la poète américaine née en 1830 et décédée en 1886. Une femme excentrique, disait-on, qui n’a guère quitté sa ville natale d’Amherst, dans le Massachusetts, la maison familiale où elle vivait en recluse avec sa sœur Lavinia. Une farouche qui n’avait besoin que d’une « chambre à soi » pour écrire dans le silence, entretenir une correspondance avec des amis qu’elle ne voyait jamais. Elle ne se résignait jamais à accueillir des visiteurs. Et sa manie de porter des robes blanches l’a rendue encore plus inquiétante. Une sauvage qui fascine encore nombre d’écrivains. Son premier recueil paraît après sa mort, en 1890. Bien sûr, Dominique Fortier nous parle de ses liens avec certains lieux, des maisons qui vous happent et peuvent facilement devenir une place que vous ne voulez plus quitter. Écrire, c’est peut-être choisir la réclusion pour mieux voir le monde en soi et autour de soi, cet espace qui se modifie selon les jours et les regards.

Je ne connais guère Emily Dickinson, sa poésie, même si son nom m’est familier. Ce n’est pas le cas de Dominique Fortier que j’ai lu dès sa première publication en 2008. Je n’ai cessé d’en parler depuis et elle revient régulièrement sur mon blogue. Dominique Fortier me fascine par son écriture et le monde singulier qu’elle ne cesse de parcourir pour cerner ce qui habite un écrivain, le pousse vers ces longues séances de réclusion où il se concentre sur les mots pour saisir la vie autour de lui.
Je répète souvent qu’un écrivain est un lecteur de l’univers dans lequel il vit, de la société et de son époque qu’il est si difficile de comprendre malgré toutes les analyses savantes. Lecture aussi des écrivains de son temps et ceux qui constituent « les miracles de la littérature ». Un écrivain passe sa vie à lire et c’est pourquoi la tentation de la solitude est toujours là. Je pense à Walt Witman, un contemporain d’Emily Dickinson, qui n’a pas voyagé même s’il donne l’impression d’avoir parcouru le monde dans les longues stances de ses textes où il tente de dire la beauté de l’univers et de l’Amérique en particulier.

FASCINATION

Dominique Fortier est fascinée par Emily Dickinson, certainement parce qu’elle trouve en elle, dans ses poèmes et sa façon de vivre, une manière qu’elle accepte ou réfute. Un écrivain est toujours un peu le reflet d’un autre écrivain.

Depuis des mois, je relis les recueils de poèmes et de lettres d’Emily Dickinson, je compulse les ouvrages savants qui lui ont été consacrés, j’écume les sites où l’on voit des photos de Homestead, des Evergreens voisins, de la ville d’Amherst au temps des Dickinson. Jusqu’à maintenant, c’est une ville de papier. Est-il préférable qu’il en soit ainsi, ou devrais-je, pour mieux écrire, aller visiter en personne les deux maisons transformées en musée ? (p.25)

La jeune Emily grandit dans une famille austère, une grande maison qu’elle ne quittera que pour ses études au collège d’Amherst et au séminaire Holyoke. Toute sa vie sera remplie des gestes qu’il faut accomplir dans son lieu de vie, de certaines tâches à exécuter et aussi de ces moments où elle écrit, lit et se livre à la passion qui la fait traîner un crayon dans la poche de son tablier, écrire sur des bouts de papier, ou encore sur le carton d’une boîte. Ses poèmes prennent ainsi une odeur qui les distingue les uns des autres. Tout comme elle adore les fleurs qui vont dans toutes les directions, qu’elle n’entretient jamais parce que tout ce qui vient de la nature est bon et a droit à la vie. Elle constituera un herbier important. Emily avait un esprit ordonné malgré sa fascination pour les mots et les images.

Dans la maisonnée Dickinson, chacun vague à ses affaires. Père se prépare en vue d’une rencontre avec un client important ; Mère est très occupée par ses migraines ; Austin repasse sa leçon de grammaire ; Lavinia, un chat sur les genoux, brode un coussin, tandis qu’Emily, là-haut dans sa chambre, écrit une lettre à quelqu’un qui n’existe pas. Si elle a assez de talent, il finira par apparaître. Les mots sont de fragiles créatures à épingler sur le papier. Ils volent dans la chambre comme des papillons. Ou bien ce sont des mites échappées des lainages - des papillons à qui manquent la couleur et l’esprit d’aventure. (p.45)

Dominique Fortier s’avance sur le bout des pieds, souffle dans le cou d’Emily, la pousse, la surveille, l’invente, résiste à l’envie d’aller dans les maisons qui sont devenues des musées. Et elle fait bien. Ces visites sont toujours décevantes. Je pense à la maison d’Henry Longfellow à Boston. Une belle grande habitation où il fallait suivre des tapis pour ne pas abîmer le bois des planchers, se tenir derrière des cordons, regarder de loin un bureau, des photos, des livres, un grand fauteuil pour rêver. Tout était figé. Comment sentir la vie de l’auteur d’Évangéline dans ce monde figé. Il n’y avait que Longfellow pour le secouer. Un lieu s’anime quand il y a une âme qui l’habite.
Dominique Fortier aime mieux les châteaux qu’elle échafaude avec les mots, celles que l’on construit avec un stylo, ces lieux fragiles où il est possible d’explorer toutes les dimensions de son corps.

Pendant ce temps, tous les matins je vais rendre visite à Emily dans ce Homestead inventé d’après les photos vues dans les livres et les descriptions des témoins et des historiens. J’entre sur la pointe des pieds, pour ne pas trouer les planchers de papier, je n’ose pas m’asseoir. Je repars en laissant la porte entrouverte. (p.70)

L’écrivaine trouvera son espace à soi près de la mer, une côte sauvage où elle peut respirer et écrire dans les vibrations du matin.

QUÊTE

Ce qui fascine Dominique Fortier, je crois, c’est l’acte d’écrire avant tout, ce qui pousse quelqu’un à se retirer pour bousculer les mots, chercher une vérité ou une forme de certitude, comprendre pourquoi un homme ou une femme s’acharnent sur des phrases quand ils pourraient s’étourdir dans des villes qui se ressemblent toutes.
Habiter la solitude pour être là dans le monde. Écrire dans un lieu retiré pour se connecter à tous les points de la planète. Emily Dickinson, seule, surveillait le monde par sa fenêtre, s’émerveillait des métamorphoses que les saisons apportent. Hors de la vie en société, mais combien attentive à son petit monde.

En écrivant, elle s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer, quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer, dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner : ici à vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible. (p.116)

Dominique Fortier se demande pourquoi il n’y a pas plus d’écrivains qui choisissent la solitude pour voir ce qui les entoure et trouver des échos en eux. Je pense à mon ami Carol Lebel dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Il vit depuis des années dans sa maison de Québec, ne sort guère et ses grandes expéditions se font dans son jardin. Il navigue dans sa balançoire au milieu des vignes qui prennent tout l’espace et lui offrent de belles grappes de raisins juteux. Il peint, il écrit de la poésie, aime sa solitude, poursuit une quête qui recommence tous les matins. Je pense aussi à Maud Lewis, cette artiste de la Nouvelle-Écosse qui a peint tout un univers en surveillant le monde par la fenêtre de sa petite maison.
Nous pouvons découvrir les continents en allant d’une ville à l’autre, en nous compressant dans un avion pour survoler les océans et débarquer dans une cité où respirer est de plus en plus difficile. On peut le faire aussi en demeurant parfaitement immobile.
Je me sens tellement plus existant près de mon Grand Lac sans fin ni commencement, sur la dune avec les sifflements des pins qui changent selon les humeurs du vent et inventent des concertos les jours de pluie.
La paruline à poitrine rousse, le geai bleu impertinent, la mésange rieuse, le pic mineur qui explore le pommier, le grand pic qui arrive en ricanant et ausculte les épinettes. Les papillons aussi qui s’abandonnent aux courants d’air chaud, les chardonnerets qui font des fêtes ces temps-ci. Tout cela me fascine. Tout cela change selon les heures et les jours. Je m’applique à être un regard pour lire le monde et je ne voyage qu’entre la maison et mon pavillon où les livres attendent d'être lus. Lire sans arrêt pour être présent au monde. Écrire pour mieux voir la vie qui m’entoure.

Le monde. Le monde est petit comme une orange. Il est incroyablement compliqué et d’une absolue simplicité. Le monde peut être remplacé, recréé, anéanti par les mots. Il existe de l’autre côté de la fenêtre, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’existe pas. Ce qui existe : la flamme de la bougie, le chien à ses pieds, les draps de coton, les fleurs de jasmin aplaties entre les pages des dictionnaires, qui dorment entre le mot jardin et le mot journée, les braises dans l’âtre, les poèmes qui palpitent dans le tiroir. Le monde est noir et la chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l’éclairent. (p.136)

Quel bonheur de lire Dominique Fortier, cette écriture qui envoûte comme la musique d’Arvo Pärt qui hypnotise dans le soir, quand le soleil se défait derrière l’horizon, dans une saignée rouge. Un délice que ces textes fignolés comme des petits tableaux. Voilà le rôle de la littérature qui aide à mieux respirer et à voir autrement.


LES VILLES DE PAPIER, un roman de Dominique Fortier, Éditions ALTO, 2018, 192 pages, 22,95 $.


jeudi 16 août 2018

CATHERINE VOYER-LÉGER SE LIVRE

CATHERINE VOYER-LÉGER signe un récit particulier avec Prendre corps, un ensemble de textes brefs qui partent d’un mot pour désigner une partie du corps. Elle affronte ainsi ses craintes, ses malaises, son image, l’amour, la souffrance et la maladie. Le corps, cet objet en soi et à soi, permet d’occuper un certain espace et de se colletailler avec le temps. Un état « d’êtreté » dirait mon ami Carol Lebel. Cet organisme qui nous permet de percevoir le monde, de ressentir le chaud et le froid, de nous réfugier dans une sorte de bulle et de nous trouver devant les autres, souvent pour le meilleur ou le pire. Le projet de madame Voyer-Léger était d’abord un défi sur le web et les textes prennent ici la forme d’un livre. Les fragments se suivent sans pagination, pour échapper à la chronologie et au temps peut-être qui malmène le vivant et le pousse dans ses derniers retranchements.  

Une sorte de dictionnaire personnel pour s’aventurer sur toutes les surfaces du corps. Visage, épaule, ventre, sein et doigts. Tout part de soi et y revient de toute façon. Ce corps donné qui grandit, change, s’affirme, mute, se transforme avec les grandes étapes de la vie que tout humain doit franchir.
« Oui parfaitement ! le corps inclut le sens tout en étant le sens, l’intention principale, le corps inclut l’âme mais n’est pas moins l’âme », écrivait Walt Whitman. L’être et la conscience, le regard et la sensation de faire partie du grand tout. Et ces murs, ces obstacles à franchir. L’adolescence, l’arrivée des seins chez les femmes et les menstruations, les mutations si différentes chez les hommes. Je me souviens de ces moments où je guettais l’apparition de la barbe sur mes joues, des poils sous mes bras. J’étais convaincu que c’était par le poil que je deviendrais un homme. Ce fut long et un matin j’ai deviné plus que vu, le fameux duvet qui allait devenir ma barbe. Ce malaise aussi quand le regard de l’autre se pose sur soi, ce jugement qui blesse souvent ou peut vous procurer le plus grand des bonheurs.

La chaleur insupportable de cette chambre m’a réveillée. Bouche sèche. J’ai trainé ma nudité vers la fenêtre du jour qui se levait pour laisser l’hiver entrer. Réalisant, dans un sursaut de lucidité, qu’un voisin pourrait me voir, je n’ai eu pour moi-même qu’une étrange pensée : la beauté de mes seins.

PROJET

L’entreprise de Catherine Voyer-Léger demande de l’audace et de la franchise. Tous avons des hésitations, des aspects que nous aimerions changer. Certains iront jusqu’à la chirurgie pour corriger un nez, des seins ou une hanche. Pas facile d’aborder ces sujets sans se censurer. Nous nous heurtons toujours à des pudeurs, des hésitations. Cela nous pousse à taire certaines choses ou à éviter de discuter de certains aspects de notre vie. Le corps est une mémoire aussi. Un doigt, le ventre, une épaule, une cicatrice nous rappellent un moment de notre enfance ou de notre vie d’adulte.

La scène — aussi parce que reprise, parodiée, moquée — a quelque chose de mythique. Peut-être qu’avoir douze ans à l’automne 1991 oblige à garder un souvenir tout autre de l’accouplement des chevaux. L’émoi vécu au quotidien par ce corps qui bouge trop vite. Le désir qui s’installe sans qu’on sache trop qu’en faire. Quelques minutes de télévision et la métaphore d’une jouissance anticipée, tension trop souvent confondue avec le bonheur. La nuque d’Émilie Bordeleau.

Je pense à « ces aventures » ou expériences dont je n’ai jamais parlé dans mes livres et mes récits même si je m’efforce toujours de dire vrai et de ne jamais tricher.

APPARENCE

Pas facile d’aborder des problèmes de poids et d’en parler avec justesse. Je comprends que ce peut être douloureux. L’écriture devient de la témérité presque. Je me souviens trop du mal-être qui était le mien quand j’ai commencé à fréquenter la petite école. J’étais affublé de strabisme. Un beau mot pour édulcorer ma réalité. J’avais les yeux croches. J’ai dû vivre avec ce handicap et affronter les sarcasmes de mes compagnons. Heureusement, ma grande taille en imposait, et les garçons hésitaient avant de me traiter de « coq-l’œil ». J’avais aussi une dentition effroyable. Deux palettes d’écureuil à l’avant. J’ai appris à dissimuler mon sourire avec les doigts pour cacher ces dents de rongeur. Une manie que j’ai encore même si les palettes ont disparu depuis longtemps.
Prendre son corps à bras le corps, le dire, l’explorer et l’apprivoiser. Ce corps où se gravent des moments de vie comme les tatouages si à la mode de nos jours. La peau comme un parchemin que l’on peut lire quand on prend la peine de se tourner vers soi. Il suffit de fermer les yeux pour provoquer le déclic, revivre des expériences négatives la plupart du temps.

J’ai refusé longtemps de porter un soutien-gorge. Longtemps est relatif. (Recommençons.) Je n’ai pas porté de soutien-gorge avant onze ans et demi. Il y avait déjà un bon moment qu’on aurait dû m’y contraindre. J’étais dans le déni. En regardant ailleurs, je tentais de faire de ma  puberté précoce un détail. Ce n’était pas un détail. Ni pour moi ni pour les autres. Ai-je cessé de regarder ailleurs ?

TABOUS

Catherine Voyer-Léger aborde des sujets que je ne retrouve pas souvent dans les textes littéraires. Les menstruations chez la femme, le sang qui coule chaque mois sans que rien ne puisse être fait contre cette fatalité. Les maux de ventre, les douleurs qui s’expliquent mal. Elle s’attarde aussi à son physique qui a tendance « à envahir l’espace ».

Plus le temps passe, plus l’idée de retrouver un autre corps nu dans ma bulle, dans ce qu’on pourrait appeler l’intimité, m’apparaît comme une étrangeté. C’est une forme de régression, comme si le dégoût intrigué de l’enfant avait repris ses droits en moi. Regarder des gens qui s’embrassent sur l’écran, sans envie particulière. Se dire que tout ça est si étrange, simplement étrange. Et un peu dérangeant.

J’aime surtout les sensations que l’écrivaine ressent quand elle bouscule certains mots. Les doigts, la main, l’épaule. Elle avoue des choses terribles de vérité et de justesse, seulement en parlant du bras ou d’un genou.
Toutes les sensations du vivant, du temps qui vous transforme, ne cessent de vous pousser vers cette apparence que vous aurez sur votre lit de mort. La beauté de la jeunesse qui s’en va, qui fait que l’on surprend un étranger qui était soi à vingt ans sur une photo. La mémoire ancrée dans la peau, les manies, les angoisses, les obsessions, le désir d’avoir des enfants qui semble devenir de plus en plus improbable chez elle. Elle interpelle les parents, les amis, d’autres femmes avec qui elle se mesure forcément. Ce sont toujours des moments douloureux et souvent pénibles.

Se réveiller dans l’inconfort d’une aube sèche. Chercher son air, le dos noué comme une souche. Chercher une balle à glisser sous la blessure, creuser le nœud. Dans un demi-sommeil, se raisonner. Tout cela est bénin, tout cela n’est rien. Se rendormir, couchée sur le caoutchouc d’un massage maison en sachant qu’on ne mourra pas maintenant. Mais douter de l’idée que mourir dans son sommeil puisse avoir quoi que ce soit de paisible.

Une formidable aventure pour l’écrivaine et essayiste que d’explorer la planète de son corps, de secouer des souvenirs bons et moins bons, des émotions qui ne demandent qu’à ressurgir et à vous plonger dans certains moments que le temps n’arrivera jamais à effacer. Des textes touchants et émouvants.
Voilà surtout une exploration de l’écriture qui part toujours de soi malgré les maquillages et les culbutes littéraires. Un défit certainement que celui de vouloir tout dire sans tricher. Catherine Voyer-Léger tente des poussées vers le passé, revient dans le présent, accepte ce qu’elle est, la solitude et protège aussi des zones d’ombres. L’écriture veut cela et tout dire est tâche impossible.
Et c’est tellement difficile d’accepter ce que l’âge fait de vous. Nous devenons peu à peu des manuscrits aux pages cornées, aux paragraphes flous, aux chapitres qui sont souvent illisibles. Il reste l’essentiel pourtant, ces moments gravés en nous comme ces noms et prénoms que l’on retrouve sur le granite des cimetières. C’est peut-être pourquoi j’aime tant circuler dans ces lieux de silence où l’essence de la vie se tient aux aguets. Là où des vies se croisent et se surveillent, font réfléchir au dur métier de respirer.
Catherine Voyer-Léger dresse le profil d’une femme qui doit combattre pour être, pour avancer dans le jour malgré toutes les hésitations. Et Walt Whitman encore me souffle à l’oreille : « J’applaudis à tous mes organes, mes attributs, comme à ceux de l’homme sain et sympathique. Le moindre pouce carré de ma peau, fût-ce sa millième partie a sa noblesse, mérite mon intimité. » Oui, chaque partie du corps est un roman à écrire.


PRENDRE CORPS, CATHERINE VOYER-LÉGER, Éditions LA PEUPLADE.


mardi 7 août 2018

CAROL LEBEL POURSUIT SA QUÊTE

CAROL LEBEL publie encore et toujours même si les médias ne parlent jamais de lui. Il vit pour son art et par sa poésie dans sa maison de Québec, entre un tableau et un bout de poème, méditant dans sa verrière dissimulée sous la vigne. Il respire au milieu des livres de poésie que l’on retrouve partout dans la maison. Il est le seul que je connaisse à acheter tous les livres de poésie qui se publient au Québec. Tout comme les journaux d’écrivains et les carnets dont il raffole. Il vient de m’offrir Carnet du vent 3, une belle série que j’ai lu en prenant mon temps, m’accordant des petits espaces pour jongler avec ses mots et ses images. Cette fois, il donne toute la place aux mots, délaissant ses tableaux colorés et un peu mystérieux qui s’imposent dans les premiers carnets.

Je connais Carol Lebel depuis 1980, autant dire toute une vie. Il publiait alors pour la première fois. Nous avions décidé plus tard de faire un lancement conjoint. C’était pour Les Oiseaux de glace dans mon cas et peut-être pour À la sortie du corps, je ne sais plus pour lui. En page couverture de mon roman, il y avait la magnifique reproduction Femme et froidure du peintre Jean-Guy Barbeau que nous avons accompagné dans sa recherche, ses rires, nous attardant devant ses grandes peintures lumineuses jusqu’à la toute fin. Des tableaux que je regarde souvent dans ce livre où l’on retrouve toutes les toiles importantes de Jean-Guy. Un cadeau inestimable de cet homme généreux et sensible. Carol, avec sa passion pour la peinture, était devenu très proche du peintre. J’aime particulièrement ses femmes au visage lunaire, hallucinées et comme en transe qui semblent s’échapper pour courir à leur perte. Ou bien encore ces grands tableaux où les personnages semblent retenir le temps.
Carol a été de l’aventure de Sagamie-Québec, une coopérative d’édition que nous avions fondée avec un groupe d’amis et l’aide de souscripteurs dans les années 80. Nous avons publié son recueil Difficile de respirer dans les yeux des autres et À la sortie du corps. Des livres magnifiques. Carol est allé par la suite au Loup de Gouttière, à l’Hexagone et aux Éditions David. Une œuvre existentielle, forte, dense, marquée par les questions qui taraudent les penseurs depuis la naissance de la réflexion et de l’écriture. Il a été professeur de philosophie, il ne faut pas l’oublier. Un éternel poseur de questions qui ne trouve presque jamais de réponses, un explorateur avec ses tableaux minuscules qui rendent visible ce qui ne l’est pas, permettent d’imaginer des univers qui se faufilent dans les méandres de la pensée et que nous refusons souvent de fréquenter. J’ai toujours l’impression d’échapper au temps devant ses tableaux, de m’enfoncer dans une dimension où les référents géographiques se défont. Un monde en gestation qui ne cesse de muter.

ŒUVRE

Carnet du vent 3 est son dix-huitième recueil de poésie. Il faut tenir compte aussi de ses livres d’artistes et de plusieurs collaborations à des collectifs de haïkus.
Son dernier ouvrage s’attarde encore une fois au grand questionnement qu’est l’existence ou l’aventure de respirer. Une équipée qui ne s’explique pas, qui reste peut-être une illusion que les philosophes n’ont jamais cessé de secouer pour en examiner toutes les aspérités. Une quête qui depuis Platon n’a jamais pu s’appuyer sur des certitudes qui permettraient de toucher cette conscience qui n’arrête jamais de se retourner sur soi et de fuir tous les enfermements.

Un autre carnet. Je continue ma route.
Suivre la vie, fragment par fragment,
passage par passage, une éternité à la fois.
Je note… j’apprends.
J’apprends en notant. (p.7)

Je sais que Carol Lebel passe des nuits dans son jardin en juillet, dans sa balançoire qui bouge comme une barque fragile. Il scrute le ciel, se laisse charmer par la lune et le jeu des nuages dans la lumière qui s’échiffe et transforme tout de son coin de pays.
Le poète retient sa respiration pour saisir l’êtreté, l’état d’être vivant. C’est certainement pourquoi il aime tant les carnets de Robert Lalonde et qu’il y revient souvent pour se rassurer peut-être.
Être là, dans l’instant où tout se joue, où tout arrive. Là, dans le silence qui se leste du poids de tous les mots. Un regard qui se replie quand on ferme les paupières pour s’avancer vers les vraies choses et peut-être pour effleurer la vérité.

Le plus souvent vivre ne nous attend pas.
Tant de choses qu’on n’a pas su voir
parce qu’on n’a pas fermé les yeux
assez longtemps.

Perdre pied et cœur quand on oublie
les silences avant les mots.

Si angoissants des yeux qui ne peuvent pas
pleurer. (p.25)

Un instant comme un battement de coeur, un souffle dans les ivresses de l’été. Ce moment où les mots se vident quand on les retourne comme des noix pour les lester de silence et effleurer peut-être sa vie.

POÈME

Le poète s’attarde à la bascule du jour et de la nuit, témoigne avec les étoiles qui ne sont plus qu’une lueur qui traverse les galaxies, ces mondes si différents et si semblables qu’il ne cesse d’inventer dans ses tableaux. Il s’aventure dans une dimension quantique où l’envers et l’endroit coïncident, où le possible et l’irréel ne peuvent être l’un sans l’autre.

Comment remercier le vent qui vient
me chuchoter chaque fois qu’il passe :
c’est ici   aujourd’hui   chaque jour
que tu dois t’enivrer de la brièveté de la vie. (p.40)

Un regard qui se glisse entre les phrases et permet de trouver une autre réalité. Écrire avec si peu de temps, s’étourdir au milieu des jours comme un renard qui n’arrive jamais à satisfaire sa faim. Et le poète note, tente d’écrire, se penche sur les mots comme on le fait sur des cailloux singuliers qui racontent toutes les histoires du monde et la fin de tous les univers.
Une citation d’un poète, un extrait de poème extirpé d’un recueil « sans cesse médité » lui permet de s’aventurer dans une dimension où respirer est de plus en plus difficile.
Comment définir la poésie, ce langage qui se dépouille avec les arbres à l’automne ? Comment saisir ces instants qui se glissent au bord de la grande fenêtre de l’univers ? Comment retenir ces étincelles d’êtreté où tout peut arriver quand nous nous déshabillons de nos agitations et de nos étourdissements ?
Terrible aventure que de lire mon ami Carol Lebel. Il me fait tout risquer chaque fois, m’offre généreusement des « chemins dans les yeux », me leste du poids de l’univers qui s’allège pour se mouler à mon souffle, me permet de me glisser dans une grande feuille de la vigne qui recouvre tout le toit de sa verrière. Un poème pour s’aventurer en soi, voir en fermant les yeux, entendre en se bouchant les oreilles.

Sans les secrets de la solitude,
comment aurais-je fait pour savoir
que j’existais vraiment ?

Nous ne sommes peut-être qu’un
grand silence qui cherche ses mots
pour ne pas mourir trop de vies. (p.73)

Lire Carol Lebel, c’est vivre la crainte et la joie, respirer et chanter dans ses larmes, avancer en se méfiant de tous les mots. C’est chercher l’instant, le souffle qui colle aux ailes du papillon qui va d’une fleur à l’autre en faisant frémir les continents.
J’en sors toujours barbouillé de nuit et de jour, lavé de l’eau des étoiles, avec la certitude d’avoir emprunté les chemins des galaxies. Et je le vois peindre encore, saisir la couleur qui se répand sur les flancs d’un volcan qui crache un autre commencement du monde. Je remercie la sittelle sur le tronc du grand pin ou encore saisis la vie quand la mésange vient me dire que le jour est là et qu’il est temps de me trouver un regard, un sourire peut-être. Et pour la rassurer et me calmer, je lui souffle un bout de poème de mon ami Carol.

aucun commencement
aucune fin
ne nous expliquera
tout le fragile d’être vivant. (p.85)




CARNET DU VENT 3, CAROL LEBEL, Éditions de L’A,Z., 2018.