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lundi 30 avril 2018

CAMILLE DESLAURIERS ET LA SOLITUDE

CAMILLE DESLAURIERS fait preuve d’une belle autodérision dans Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur (le titre est déjà une vraie aventure), un recueil qui regroupe des nouvelles mettant en scène une enseignante. Il est tentant de trouver des accointances avec celle qui oeuvre à l’Université du Québec à Rimouski, mais n'allons pas trop rapidement. Une plongée dans le monde contemporain où il n’est jamais facile de faire sa place et encore moins de réussir sa vie intime et professionnelle. Dans ces textes d’une grande vivacité, les relations amoureuses ont du mal à trouver un espace et à s’épanouir dans la vie trépidante de la professeure.

Seize nouvelles, dont six ont déjà été publiées sous une forme ou une autre. J’aime que les écrivains prennent la peine de revenir sur leurs textes avant de les figer dans une publication, qu’ils sentent le besoin de pousser un peu plus loin la thématique et le questionnement. Je le sais, moi qui traîne un roman depuis 1984 et qui n’arrive pas à me dépêtrer d’une intrigue et de personnages qui me hantent et me bousculent. Un écrivain peut passer sa vie à tourner sur un projet d'écriture sans jamais arriver à la forme souhaitée. Et j’aime cette façon de donner une autre vie à des textes publiés ici et là dans des revues. Il faudrait que j’entreprenne cette démarche avec toutes mes proses orphelines dispersées un peu partout et qui doivent s’ennuyer de leurs semblables. C’est une belle façon de prolonger la vie d’un texte qui a la vie si courte au Québec.
L’industrie du livre prend les lecteurs pour des consommateurs qui ne cherchent que le nouveau, le frais, le juteux comme on l’exige pour les légumes ou les fruits. Pourtant, la bonne littérature ne se détériore pas. Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais n’a pas pris une ride et encore moins La guerre, yes sir de Roch Carrier. Combien de livres sont détruits par des éditeurs-comptables un an après leur publication ? Les écrivains n’en parlent jamais, ressentant une forme de honte face à ce gaspillage et surtout devant ce manque de respect pour leur travail. Je le sais, je l’ai vécu à plusieurs reprises. Beaucoup d’éditeurs ne méritent pas la confiance que les écrivains leur accordent. Nous travaillons cinq ans, dix ans pour arriver à un roman ou des nouvelles qui exigent toutes nos énergies. Et l’éditeur envoie notre ouvrage au pilonnage après quelques mois sans avoir fait d’efforts pour le faire connaître. Un véritable affront et un manque de respect pour le dur et patient travail de l’écrivain qui cherche à se faufiler hors du temps, à s’inscrire dans la durée et à échapper aux soubresauts de la mode et des humeurs du jour.

CONSTANCE

Les textes de Camille Deslauriers sont portés par une belle constance et on pourrait parler d’un roman par nouvelles. La narratrice, une enseignante, se débrouille devant une classe, accomplit son travail consciencieusement, mais voit tout se déglinguer quand elle se retrouve à la maison ou quand elle s’aventure dans une relation amoureuse. Tout dérape et plus rien n’est possible. Pourtant, elle semble tout avoir pour vivre une vie amoureuse pleine et intéressante même si elle échappe à la norme et au couple traditionnel.

Juste avant de lui remettre les clés, après la visite chez le notaire, elle a dû prendre plaisir à le mettre en garde et à lui raconter que et que. Vous êtes arrivée célibataire dans cette maison de ville et vous l’êtes toujours, alors qu’elle et lui et eux et toute la rue : des familles conventionnelles, ou des couples de retraités. Si encore vous étiez monoparentale. Célibataire après tout ce temps, c’est signe que quelque chose cloche. Il faut dire que vous êtes particulière. Des piles et des piles de livres en permanence sur la table de cuisine et des chats à toutes les fenêtres. (pp.36-37)

Tout glisse entre ses doigts. Elle se retrouve seule dans son salon ou sa cuisine, avec les copies de ses étudiants, en colère contre un voisin qui prend plaisir à l’embêter, peut-être parce qu’elle est une femme seule et qu’il n’y a pas de mâle dans les alentours.
Elle participe à des colloques à l’étranger, voyage et arrive tant bien que mal à publier. Une vie palpitante, c’est du moins ce que j’aime croire. Une vie réglée au quart de tour aussi.
Cette même battante se retrouve devant son miroir, seule avec un grand vide dans la tête et le cœur. L’impulsive, l’imprévisible peut même devoir aller à l’urgence, n’en pouvant plus, incapable de se maintenir à la surface.

Depuis je me fabrique des histoires d’amour dont j’embrouille les trames, comme les femmes berbères entrelacent les fils les nœuds les motifs dans leur tapis qui deviennent livres ouverts, journaux intimes, palimpsestes. Souvent, je repense à cette tisserande recluse tout au fond de l’échappe et à son offrande, un bout de laine écarlate que je porte au poignet les jours de solitude, comme un SOS codé une prophétie un talisman. (p.95)

C’est certainement la trame qui sous-tend Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur. Une femme vit sa vie professionnelle pleine et exigeante et a l’impression d’avoir tout raté et de n’être jamais à la bonne place malgré les rires, les pirouettes verbales, les facéties qui donnent le change quand elle est à l’université. Un humour et une dérision qui masquent la profonde solitude et le flottement de sa vie sentimentale. Toutes ses tentatives sont éphémères et font qu’elle s’enfonce de plus en plus dans sa solitude. Même ses étudiants disparaissent après quelques mois. Tout passe, tout va trop vite, tout, même la vie.

Poste à l’autre bout du monde, rupture amoureuse, vente d’une maison, achat d’une autre dans une ville inconnue, déménagement in extremis, déracinement, course aux lignes dans le CV, point de fuite dans le travail, nuits blanches à répétition — l’impression d’être une gerboise de laboratoire dans une cage trop étroite depuis un an et demi. Les étudiants les collègues les doyens le recteur, postés là nuit et jour, comme des géants, des dizaines et des dizaines de regards qui surplombent le grillage. (p.105)

Camille Deslauriers, avec son sens de l’humour et du ridicule, réussit à alléger des histoires qui pourraient facilement devenir lourdes. Tout est là. Fébrilité, fragilité, hésitation au bord du précipice. C’est ce qui rend ces textes touchants. Cette terrible solitude, les sentiments d’échec qu’elle masque dans une écriture vivante, saccadée et joyeuse presque. C’est troublant de voir comment elle maquille les problèmes existentiels de sa narratrice. Et arrive souvent un passage, comme une petite musique de Satie, une méditation pour clavier, qui laisse deviner le drame. Ça m’émeut et ça vient toujours me chercher.

On passera des jours et des jours sur le divan à caresser ses chats. Les heures se compteront en épisodes de séries télévisées et en ronrons. Leur chaleur, leurs cabrioles, leur amour inconditionnel nous ramèneront parfois du côté de la vie. (p.111)

Camille Deslauriers met le doigt sur une situation qui touche toutes les femmes qui mènent une carrière professionnelle et qui sacrifient souvent leur vie amoureuse.
Son écriture belle, lisse, vivante permet de voleter sur le drame dans une sorte de rire un peu forcé, une danse de papillon, des plaisanteries qui sonnent étrangement pour montrer l’insoutenable légèreté de l’être.

Le vieil Ovide le sait : le mal est dans la tête. Parfois, il lèche et lèche et lèche notre front sans s’arrêter, pendant de longues minutes, comme s’il voulait cicatriser la blessure invisible. Toutes les nuits, il nous veille et ronronne, couché sur notre ventre. (p.111)

Pour voir la face cachée des nouvelles de madame Deslauriers, il faut ralentir, reprendre son souffle et toucher les maques. Là, on se retrouve devant un drame profondément humain, touchant et émouvant. Une solitude qui emporte tout le monde maintenant et que le téléphone intelligent et les amis Facebook n’arriveront jamais à combler.


LES OVAIRES, L’HYPOTHALAMUS ET LE CŒUR de CAMILLE DESLAURIERS, une publication des ÉDITIONS HAMAC.

 

mercredi 25 avril 2018

JULIE HÉTU ENTEND PLUSIEURS VOIX

JULIE HÉTU n’a pas emprunté la route la plus facile pour Pacific Bell, son troisième ouvrage. Un roman qui m’a fait souvent m’arrêter et me demander où l’auteure voulait m’entraîner. L’impression qu’elle cherchait à m’égarer dans une fable où les lieux sont aussi importants que les gestes et les paroles des personnages. Une forme de conte où le réel et l’imaginaire se mélangent pour vous désorienter. Ce fascinant échafaudage fait se superposer différentes dimensions comme les couleurs qu’un peintre n’hésite pas à étaler les unes sur les autres pour faire jaillir un ailleurs et peut-être l’ici, le maintenant dans toutes ses dimensions.

Julie Hétu a piqué ma curiosité avec ce titre et j’ai fait un peu de recherches sur le Web. La Pacific Bell est une entreprise de communications qui existe réellement en Californie tout comme Cima, la radio. Ce qui n’explique pas grand chose. Les écrivains s’appuient souvent sur la réalité pour inventer leur monde. Pourtant, le fameux numéro de téléphone de la cabine téléphonique dans le désert des Mojaves existe. Voilà ce que l’on en dit ; « C’est ici l'ancien numéro de téléphone du célèbre Mojave Desert Phone, cabine située au milieu de nulle part. La compagnie Pacific Bell a aboli le numéro en l’an 2000 en raison de sa trop grande popularité. Nombreux étaient les gens qui allaient camper près de la cabine pour répondre aux appels. Ces va-et-vient avaient des effets néfastes sur l’environnement. »
Le désert dans le sud de la Californie, une cabine téléphonique qui servait aux travailleurs de la Cima Cinder Mine. L’entreprise a cessé ses activités au début des années soixante et la cabine est restée là. Et il est arrivé ce que personne ne pouvait prévoir. C’est devenu un lieu mythique et recherché, une occasion de faire entendre sa voix quand personne ne veut vous écouter peut-être. Une manière de secouer son anonymat.

Puis en 1997, le téléphone des Mojaves se met à sonner, nuit et jour. La petite communauté de Cima, qui vit isolée à une vingtaine de kilomètres de la cabine, s’étonne de cet étrange phénomène. Des histoires commencent à circuler. On finit par découvrir que les coups de fil proviennent de partout dans le monde. Ceux reçus dans la cabine relèvent principalement de conversations qui auraient été improbables dans un autre contexte, alors que ceux dirigés depuis la cabine témoignent du passage en plein désert de visiteurs curieux. (p.12)

La radio connaît différentes orientations avant que Sofia Lorea ne lance son émission Voix du désert en 2015. Là, je ne sais pas si c’est vrai où si c’est l’écrivaine qui prend tout l’espace. Peu importe ! Cette parole semble sortir de ces espaces inhabités, surgir de la plus grande des solitudes, d’un lieu où chaque mot prend un poids singulier. Une voix un peu rauque qui raconte des histoires, s’adresse à son fils, entraîne les auditeurs dans un conte d’Andersen. Comme si le désert se mettait à murmurer pour oublier sa solitude. Un cri qui monte du fond de la terre peut-être, qui vient de l’horizon pour exprimer la douleur des humains qui sont empêchés de respirer, de parler, d’aimer et de vivre. Une tragédie, celle de Sofia Lorea avant tout qui est coupé de son fils et qui a dû partir en exil à Montréal avant de revenir dans ce coin isolé pour calmer sa détresse.

Sofia s’est recomposée, elle est devenue Eco, une fiction d’elle-même. Fascinée, envoûtée par son propre reflet, elle a senti grandir une soif immense, impossible à satisfaire. À partir de ce moment, chaque retour à la réalité, au présent, a été plus difficile que le précédent. Elle préfère se mentir, comme on ment quand on dit que le soleil se lève, comme elle ment lorsqu’elle dit qu’il y a du sang sur la paume du cactus, simplement pour contempler plus longtemps ce fantôme qu’elle tente de ramener à la vie dans un conte qu’elle livre à  la radio. (p.17)

Est-il possible de se guérir en racontant des histoires, en transformant son passé pour s’avancer dans un présent que l’on apprivoise et transforme par la puissance d'une fable ?

PERSONNAGE

Sofia raconte son enfance dans la plantation où l’on fabriquait la couleur rouge qui provient de la sève du cactus au contact de la cochenille. Un rouge vif qui prend presque la couleur du sang. Elle devait être l’héritière de cette riche exploitation mexicaine et maintenir la tradition. Il y avait Miguel, un garçon doux qui aimait la peinture. Ils auront un enfant plus tard, mais Miguel prend la succession de son père à la tête d’un cartel, devient un être cruel malgré son amour pour Sofia qui s'enfonce peu à peu dans ses fantasmes.

Selon un code convenu entre Sofia et Miguel, chaque fois que Sofia lit en ondes un extrait du conte La petite sirène d’Hans Christian Andersen, cela confirme que les armes sont arrivées dans les conteneurs de la Cima Radio. Sofia est prévenue par Rodney le jour de la livraison, et les hommes de Miguel attendent que le message soit lancé en ondes pour venir récupérer la marchandise. (p.26)

Si on s’en tentait à cela, ce serait une autre histoire de bandits sans scrupules et capables de tout.
Sofia dérive dans sa tête et nous la suivons. Rapidement, je n’ai plus été capable de discerner ce qui était réel ou inventé. Je n’ai pas cherché à comprendre non plus. Pourquoi toujours vouloir tout savoir ? Je me suis laissé bercer par ce récit qui emprunte plusieurs pistes pour mieux nous faire perdre pied. Sofia exprime le désespoir de celle qui a tout perdu et qui tente de s’accrocher. Nous voilà dans un univers où une couche de couleur en masque une autre comme dans un grand tableau que le peintre transforme constamment. Comme la sève des cactus sous l’action des cochenilles prend la couleur du sang humain.

MALADIE

Sofia souffre d’une étrange maladie où elle a toujours soif. Une soif immense, insatiable, à la mesure du sable. Elle perd contact avec la réalité et cherche à se faufiler dans une autre dimension, à donner une voix au désert peut-être. Elle suit la petite sirène d’Andersen qui monte des profondeurs et qui est fascinée par les humains qui voyagent sur l’eau. Tous rêvent, dans le roman de Julie Hétu, d’échapper à leur condition et de muter pour vivre enfin hors des contraintes d’un milieu qui s’est refermé sur eux comme un étau. Miguel mute pour le pire et Sofia n’arrive pas à fuir ses hallucinations. Tout passe par cet étrange conte qu’elle ne cesse de développer à la radio et qui subjugue son fils Adam.

Pour les divertir au retour de la messe, Eco leur lisait un conte qu’elle affectionnait tout particulièrement, l’histoire d’une sirène qui se laisse mourir pour un idéal qu’elle ne peut atteindre et dont elle est incapable de se détacher. Cette fascination pour les contes funestes et le mythe de Narcisse lui venait de la parenté qu’ils entretenaient avec les thèmes que développait son père dans ses tableaux, qui avaient laissé leur marque dans l’imaginaire de sa fille. Afin d’épater les enfants quand elle terminait sa lecture, Eco avait pris l’habitude d’enfoncer son petit couteau dans la paume d’un cactus pour faire couler le sang des nopals, comme s’il s’agissait de la chair du prince décrit dans son récit. (pp. 41-42)

ÉQUILIBRE

J’ai aimé ce roman où le réel et le fictif se mélangent, où les contes et les récits deviennent plus vrais que le réel. Tout ce jeu d’équilibre également. Le Nord et le Sud qui se tiennent en joue, le froid et la chaleur, le désert et la mer, les profondeurs de l’eau et celles du ciel. La couleur qui porte le monde du peintre. Tous ces déséquilibres constituent la vie, tous ces glissements nous poussent vers une autre réalité.
J’aime que la parole vienne du désert, cet espace qui me fascine depuis un certain voyage en Californie. Julie Hétu m’a rappelé la traversée de la Vallée de la mort. Ce pays inquiétant qui donne l’impression d’être immobile même si nous roulons sur une petite route étroite. L'horizon brouillé, les plaques de sel qui me faisaient penser à des étendues de neige. Et ce silence… Un silence qui nous cernait comme une bête sauvage qui vous sent de loin et qui s’approche doucement. Cette lumière quasi palpable et les rochers aux couleurs éclatantes. Je pense que c’est là que je suis tombé en amour avec ces espaces où l’on respire tout l’air du monde. Tout comme j’aime ces plaines envahies par la neige et le froid, cette lumière éblouissante de l’hiver qui invente des paysages étranges. Alain Gagnon a magnifiquement parlé de ces espaces de froidure dans Le gardien des glaces.
Dans Pacific Bell la parole naît du silence qu’il y a en nous et autour de nous. Nous sommes peut-être tous des perdus qui lancent un appel dans le désert pour entendre l'écho de sa voix.
Une singulière écriture où tout s’effrite comme le sable entre les doigts, comme la pensée qui vacille quand le réel et l’imaginaire se confondent. J’aime comment l’écrivaine vous étourdi, vous déstabilise, se moque du réel pour nous entraîner dans le rêve de l’écriture. Un cri dans le silence pour dire la détresse humaine, sa fragilité, ses rêves contre les profanateurs qui pervertissent tout. Fable qui ne cherche jamais à vous rassurer. La petite sirène sait qu’elle va vers la mort en montant à la surface, mais comment s’empêcher de le faire. Tout s’invente et se défait dans un même élan dans Pacific Bell. Tout est écho et paroles.

Son affection pour les hommes croissait de jour en jour, de jour en jour aussi elle désirait davantage s’élever jusqu’à eux. Leur monde lui semblait bien plus vaste que le sien ; ils savaient franchir la mer avec des navires, grimper sur les hautes montagnes au-delà des nues ; ils jouissaient d’immenses forêts et de champs verdoyants. (p.105)

Roman terriblement humain et inquiétant que l’on doit scruter à la loupe pour en secouer les différentes couches, tous les équilibres qui provoquent le déséquilibre, tous les mots qui trouvent des résonnances dans le réel et le fantasme. Une sorte de château de cartes que le moindre souffle peut balayer. C’est là un travail de précision qui fascine, la quête d’un espace pour respirer et rêver. La recherche peut-être des humains qui n’ont cessé de courir derrière leurs rêves pour franchir les mers, escalader les plus hautes montagnes et s’aventurer maintenant dans l’espace où l’on perd toutes ses références. Un roman troublant, à l’écriture retenue pour bien rendre le désert, ce monde en arrêt, figé comme un humain qui n’arrive plus à faire quoi que ce soit tellement la peur le paralyse.


PACIFIC BELL de JULIE HÉTU, une publication des ÉDITIONS ALTO.

 

vendredi 20 avril 2018

GABRIEL ROBICHAUD PREND LA ROUTE

GABRIEL ROBICHAUD, comédien, poète et écrivain originaire de Moncton, nous propose un recueil de poésie fascinant avec Acadie Road. Ces poèmes d’errance, de déambulation sur le territoire de l’Acadie, permettent de suivre les méandres de la pensée du poète qui tient fermement le volant et nous entraîne d’un village à l’autre dans une dérive que nombre d’Acadiens ont été forcés de vivre au cours de leur histoire passée et récente. Nous roulons sans nous arrêter et peut-être aussi que Robichaud veut nous pousser dans l’avenir qui claque comme une porte de char rouillée.

On a beaucoup parlé d’Acadie Rock en abordant le recueil de poésie de Gabriel Robichaud. C’est certainement justifié, mais je me suis plutôt tourné vers On the road de Jack Kerouac. Le grand Kerouac qui était habité par une frénésie de la route qui l’a fait traverser les États-Unis à plusieurs reprises. « Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route », écrit-il dans son roman éponyme.
En compagnie de son camarade Cassady, Kerouac roulait à une vitesse folle vers l’Ouest, le mythe, le rêve, l’idée de pouvoir tout recommencer et de basculer dans une autre vie peut-être. Il s’est déplacé aussi pendant des jours en autobus, y dormant, y rêvant, en marge du monde pour être celui qui surveillait les agitations de ses frères les humains.
Robichaud se lance dans son parcours erratique en allant d’un village à l’autre, s’enfonce dans une Acadie mythique et désespérante, obsédante et fascinante, idéalisée par les poètes et les chansonniers, étouffée par un passé trop lourd. Si Antonine Maillet tourne le dos d’une certaine façon au présent et nous anesthésie dans une époque révolue, Robichaud prend la direction contraire et bouscule le présent, les deux mains sur le volant, la radio à plein volume pour capter tout ce qui peut se dire de futile, scander des chansons qui nous accompagnent partout même si on n’y prête guère attention. Il sillonne le pays où « tout est en panne et se défrance » comme le chante Gilbert Langevin.

Sur la route
Y aura l’inconnu
Pis ben du monde qu’on connaît
Des boxeurs de baie
Des chanteurs de concours
Des fiertés de bord de chemin
D’autres cachées dans le fond des bois
Comme des pêcheux de coques sur un parc national
Pancartes à l’appuie
Un guilt trip pour les intrus (p.18)

La route de Robichaud devient les artères qui charrient le sang, les veines qui irriguent le corps. C’est la pulsion, les battements du cœur, le souffle du vivant et s’arrêter pourrait être dangereux. Il faut bouger, rouler, chanter pour espérer un demain. Cette course permet au poète d’évoquer l’histoire, des figures mythiques, des œuvres littéraires, de maugréer contre certains trous de mémoire, d’entendre des voix, de s’imprégner de ce pays souffrant et résiliant.

À Grand-Pré
Y a plein d’histoires
Pis pas assez de monde
Pour s’en rappeler (p.23)

Les routes 101, 103, 105, 125 et 22 permettent de secouer sa pensée et de poser son regard un peu partout.
J’ai eu envie de suivre le voyage de Robichaud sur une carte, mais ce qui importe, c’est ce qui se bouscule dans sa tête. Il ne peut couper le moteur de l’auto, sortir, marcher le long de la côte, devant la mer, parce que ce serait comme un abandon et céder aux mirages du passé. La vie est mouvement, toute dans ce moteur qui grogne dans les montées et se calme dans les descentes. C’est l’asphalte, le nom des villages sur les pancartes comme des épitaphes, des figures à peine esquissées, des moments qui permettent de s’accrocher aux mots dans les courbes, au cœur des villages.

Dans mon char un téléphone
500 cds
Un carnet un stylo
Pour les idées à venir
Les histoires à raconter

Quand c’est trop long
Des ceintures à enlever
Des mains à promener
Ça se fait mieux la route à deux

Dans mon char
Y a les restes de qui je suis
Trimbalés sur les terres qui me permettent de rouler
Tu choisis le cd
Si je peux chanter la toune (p.29)

Ça va, ça vient, ça file, ça défonce les nuits et les jours. Nous sommes dans les rêves du poète, ses fantasmes, avec ses amis les écrivains et les musiciens, les inventeurs de routes, les diseurs de pays qui permettent d’être toujours là. Tout se défait et se déglingue dans le pays de Robichaud. Nous sommes dans l’urgence, les palpitations, l’arythmie cardiaque qui brouille le regard. Nous sommes dans une quête qui caille souvent.

Sur la côte
Un village sans nom
Sans habitants sur les pancartes
Une église pas de clocher
Un reste de station d’essence
Un bar qui a brûlé
Pis une impression qu’y pourrait
Y avoir la mer pas loin
Comme si quelqu’un avait eu soif (p.39)

Gabriel Robichaud envoûte avec son poème tout simple où il exprime son amour pour son coin de terre. Il refuse les petits drapeaux qui ont balisé les chemins d’espoir et d’espérance.
Nous roulons, prenons la direction de Montréal comme tant d’Acadiens l’ont fait pour s’installer au Québec dans les hoquets de l’histoire et la cruauté qui semble s’être enracinée sur cette terre d’Amérique.

D’un côté
Du pont Laviolette
À Bécancour
La mémoire flotte l’été
La municipalité flotte
Le reste du temps

À côté du mât
Une grosse chaise
Pis une petite plaque

Ici
À l’année
On peut se bercer
Sur nos fondations (p.102)

Et j’ai roulé encore avec Robichaud jusqu’à ce que la nuit se replie dans une montée. Il nous aurait fallu peut-être une bouteille de vin entre les cuisses, des rires et des cris, une musique de blues à la radio pour que des époques se confondent, pour que le grand Jack s’installe sur le siège arrière, qu’il nous demande de s’arrêter devant les pancartes qui annoncent les villages pour en scander les noms comme il aimait tant le faire.

   Chez-soi à Missoula.
   Chez-soi à Truckee.
   Chez-soi à Opelousas.
   Pas de chez-soi pour moi
   Chez-soi dans le vieux Medora
   Chez-soi à Wouded Knbee.
   Chez moi ne serai jamais[1]

Robichaud reste conscient de sa folle entreprise. La route l’aspire et il espère peut-être se retrouver devant une certitude, dans un lieu où il pourra se reposer l’esprit. Il sait que le pays bascule lentement vers son effacement. Il le sillonne pour le nommer, le scander dans un rap rude comme une route pleine de nids de poule qui débouche sur nulle part.

À Bouctouche
La bibliothèque s’appelle Gérald Leblanc
L’école secondaire s’appelle Clément Cormier
À l’école secondaire de Bouctouche
Durant un atelier scolaire
Ces deux-là
Personne sait c’est qui (p.129)

C’est peut-être le sort des Acadiens que de devoir s’étourdir sur les routes pour trouver du travail alors que la mer est morte et que la pêche n’est plus qu’une légende dans la mémoire des conteurs. Gabriel Robichaud s’étourdit, mais reste d’une lucidité qui fait frissonner.

ENTREPRISE

Cri du cœur et de l’âme, respiration haletante, la parole de Robichaud m’a ému avec sa poésie lestée de questions et d’hésitations. L’impression de suivre un chemin de croix avec le poète, l’écoutant me chanter sa peine, ses espoirs, ses cris qu’il n’arrive pas à étouffer.
Robichaud m’émeut et m’a fait penser à Paul Villeneuve qui, dans J’ai mon voyage en 1969, parcourait le Québec pour le dire, le nommer, le faire exister dans le corps des femmes qu’il abordait dans les villages.
La poésie de Robichaud se faufile en vous et ne vous laisse jamais en paix. Un murmure qui donne envie de s’évader de soi sans jamais y arriver, bien sûr. Comment fuir son corps et son âme, comment échapper à son histoire et à la lourdeur du passé ?


ACADIE ROAD de GABRIEL ROBICHAUD, une publication des ÉDITIONS PERCE-NEIGE.




[1] Kérouac Jack, Petit poème.