ANNIE PERREAULT se risque dans un premier roman avec La femme de Valence où elle jongle avec des
questions qui trouvent rarement de réponses dans une quête d’identité. Pourquoi
réagit-on de telle façon devant un drame ? Pourquoi nous ne posons pas le geste
approprié, restons figé, incapable d’un mot qui pourrait empêcher le pire ?
Est-ce notre société individualiste qui nous pousse vers l’indifférence ? C’est
cette question que nous toisons dans le drame de Claire et la volonté de
Laura, sa fille, de comprendre, d’aller au-delà des apparences, de franchir un
mur pour vivre dans sa tête et son corps une tragédie qui a marqué sa famille.
Annie Perreault se
heurte à la culpabilité, au sens du devoir et de la responsabilité sociale et
humaine dans ce premier roman. Elle secoue le lecteur dans son indifférence, cet
instinct que nous devrions avoir pour intervenir dans les situations les plus
dramatiques. Pourquoi demeurons-nous souvent des témoins dans une société qui
pense tout prévoir ? Aurions-nous perdu le sens des autres, l’empathie qui
permet de venir à la rescousse des désespérés qui croisent notre route et qu’un
geste ou une parole pourrait réconforter. Comment empêcher le pire ?
Claire, mère de
deux enfants, un garçon et une fille, se retrouve en vacances avec sa petite
famille à Valence. Pendant que les enfants s’amusent avec leur père dans la
piscine de l’hôtel située sur le toit, une femme approche. Elle est blessée à
un bras, le sang coule et elle demande à Claire de garder son sac. La jeune
femme ne bouge pas, n’arrive pas à intervenir même si elle voit que quelque
chose ne va pas. L’étrangère passe par les toilettes et revient, s’assoit sur
le muret et saute dans le vide.
Une blonde toute en os, ce sont les mots qui lui viennent quand Claire revoit la
femme de Valence traverser la terrasse. Peau
aussi, peau cireuse, grise. Des
hanches étroites, un ventre raide et plat, des bras maigres, un cou creux, oui,
entièrement osseuse sous un blond fatigué, le regard perdu et sombre, sans
éclat. Des saccades dans son corps, des mouvements de patin comme si des cordes
invisibles stabilisaient sa tête, mettaient en marche ses bras, ses jambes qui
la mènent au bord du toit, franchissent la balustrade façon ciseaux, puis son
bassin se plie et ses fesses se posent un moment sur la corniche quelques
secondes ou quelques minutes, un temps qui semble suspendu, et voilà que la
femme se laisse doucement glisser dans le vide. Tout en bas sur le boulevard
des passants crient. (pp.21-22)
Qu’aurait-elle dû
faire ? Quel geste aurait pu empêcher ce suicide ? Le corps sur l’asphalte, un
talon fracassé. Ces images ne quitteront plus Claire. Ces instants vont la
hanter, la font s’étourdir dans une foule de questions où elle a l’impression
qu’elle aurait pu faire en sorte que rien de tout cela n’arrive. Pourquoi
n’a-t-elle pas pris cette femme dans ses bras pour la retenir, lui apporter
l’aide dont elle avait besoin ?
Claire rentre à
Montréal et ne peut plus être la même. Le doute s’est glissé au fond de son
être. Elle est responsable, elle est coupable de n’avoir pas su trouver les
mots, de ne pas avoir pu empêcher ce geste désespéré. Elle s’est faite complice
et pire, spectatrice.
Quelque chose se
glace dans sa tête quand elle prononce les trois syllabes de Valence. Elle revoit un ciel de cendre,
une chambre sans charme, une piscine, un gym climatisé avec des tapis de course
et un mur couvert d’un long miroir devant lequel elle court sans avoir chaud.
Claire a oublié la température de la mer Méditerranée, elle a oublié la gare et
la cathédrale de Valence, mais elle se souvient avec une netteté clinique de la
sensation de se figer sur le toit de l’hôtel Valencia Palace tandis que cette
femme s’avance vers elle, lui confie son sac, puis se jette dans le vide.
(p.44)
Comment oublier les
yeux de cette femme, ce désespoir qu’elle a pu lire dans le regard de l’étrangère
? Pourquoi elle s’est approchée d’elle, pourquoi elle lui a donné son sac ? Elle
s’est comportée comme tous ces gens qui détournent la tête devant la misère, la
détresse des autres, les atrocités qui se produisent un peu partout autour
d’eux sans jamais effleurer leur confort et leur indifférence.
Claire a gardé le
sac, les choses personnelles de cette femme. Un bâton de rouge à lèvres, une
trousse de maquillage, trois fois rien. Comme si elle avait hérité de cette étrangère,
comme si elle avait reçu un legs avec ce sac en cuir usé.
BASCULE
Claire s’éloigne
de son mari et de ses enfants. Elle est hantée par ce visage désespéré.
Pourquoi est-elle venue vers elle quand il y avait d’autres personnes autour de
la piscine ? Pourquoi c’est elle qu’elle a choisie ? Il y a une raison, un
message peut-être ?
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La ville
espagnole surgirait encore dans son esprit lorsque le Téléjournal dévoilerait les détails de l’enquête menée pour
comprendre les circonstances de la mort d’un homme ivre gisant sur le quai de
la station Langelier par un soir de janvier, heurté à la tête par le métro sous
les yeux d’une quarantaine d’usagers et de trois employés de la société de
transport. Tous avaient assisté à la scène sans le secourir alors que deux rames passaient à quelques
centimètres de lui, que seize minutes s’écoulaient et que l’homme se mourait
dans l’indifférence générale. (p.73)
La culpabilité
ronge Claire. Elle a été lâche, indifférente et égoïste. Elle ne peut oublier même
en revenant à Montréal où elle a sa vie, où elle cultive sa passion pour la
course à pied, les marathons qui la font voyager un peu partout dans le monde.
Une manière de s’étourdir, d’oublier ce qui s’est brisé en elle ? Comment effacer
un événement où nous n’avons pas été à la hauteur, où nous n’avons pas su poser
les bons gestes ou encore quand nous avons tout simplement été inhumain ?
Sa fille Laura
sait. Elle est témoin de la détresse de sa mère et n’arrive pas à la rejoindre,
à faire le fameux geste ou trouver la
phrase qui la ramènerait près d’elle et son frère. Claire s’éloigne de plus en
plus, court vers une autre vie peut-être, se perd dans la masse des athlètes qui ne sont plus que des dossards et des numéros.
RETOUR
Claire revient à
Valence, seule, pour tenter de comprendre et passer peut-être à autre chose. Elle
retourne à l’hôtel Valencia, loue une chambre. Bien sûr, tous ont oublié le
drame. Personne ne se souvient de cette femme, du corps sur la chaussée. Rien,
aucune trace, aucun signe.
Claire continue le
voyage en changeant de coiffure et de couleur de cheveux, en empruntant un
autre nom et bondit pour ainsi dire de l’autre côté du mur.
Elle avait d’abord
réservé trois nuits à l’hôtel Valencia Palace. Pour le reste du séjour, elle
s’était créé à la dernière minute un compte sur couchsurfing.com pour se
prouver qu’elle était encore capable d’aller vers des inconnus, de voyager
comme dans la vingtaine, de s’abandonner au hasard des rencontres, de dormir
n’importe où. Pour son profil, elle avait adopté un prénom slave, chois une
belle photo d’elle, yeux vifs et demi-sourire mystérieux, répondu sobrement au
questionnaire, avait mis en valeur ses voyages, ses champs d’intérêt, son
espagnol impeccable. (p.134)
Une aventure avec
un homme et elle disparaît, échappe à sa famille, à Montréal et à sa vie.
Laura est marquée par
cette disparition. Comment oublier que sa mère est partie en voyage et qu’elle n’est
jamais revenue ? Même les enquêteurs n’ont rien trouvé.
Laura s’entraîne à
la course à pied pour comprendre peut-être ce que sa mère a vécu, décide d’aller
courir un marathon dans la ville de Valence, de vivre ce qui passionnait sa
mère, de courir pendant des heures avec elle d’une certaine façon pour aller au
bout de son corps, de la souffrance et de la douleur, pour franchir le fil
d’arrivée et triompher de tout ce qui peut la retenir et l’étouffer.
Pour avoir couru
plusieurs marathons, dans toutes les conditions, je me suis senti aspiré par
l’ambiance, l’effort, la justesse des propos d’Annie Perreault. L’euphorie des
premiers kilomètres et après, quand le corps est en état second, l’impression de
devenir invincible, de pouvoir survoler la terre. Et la fatigue, le fameux mur qui se dresse à quelques kilomètres du fil d’arrivée. L’impression que
le ciel vous plaque au sol, que vos jambes sont de ciment, que vous n’arrivez
plus à respirer. Il faut une volonté de fer et un entraînement à la douleur
particulier pour continuer à courir, pour s’arracher à soi.
...je perds la
notion de distance, de temps, je ne sais plus combien de minutes encore, je ne
peux pas abandonner si près de l’arrivée, j’ai mal aux jambes, j’ai mal
partout, j’ai soif, je surchauffe depuis la plante de mes pieds jusqu’au-dessus
de ma tête brûlante, une veine palpite à la saillie de mon corps, je n’en peux
plus… (p.191)
Laura réussit son
marathon. Elle comprend comment sa mère luttait pour aller au-delà de la
douleur, ce mur que l’étrangère a franchi pour se lancer dans le vide. Elle a
l’impression de parcourir les derniers mètres avec elle, dans une sorte d’extase
qui va au-delà de la souffrance et du plaisir.
Ce roman m’a happé
comme la force qui vous aspire quand vous vous élancez au départ d’un marathon.
Cette énergie qui portait tous les coureurs sur le pont Jacques-Cartier à
Montréal. L’impression d’être en apesanteur pendant des kilomètres. Et après, quand
la masse des participants s’étirait, la solitude, l’euphorie qu’il faut
contrôler et la douleur qui vous rattrape.
Les questions
restent sans réponses bien sûr. Pourquoi réagit-on de telle ou telle façon
devant la détresse des autres ? Pourquoi nos sociétés individualistes ne nous
apprennent plus la compassion et ne donne plus les réflexes de poser le bon
geste au bon moment ? Ce sont toutes ces questions que nous toisons dans le drame
de Claire et la volonté de Laura d’aller au-delà des apparences, de franchir son
propre mur pour vivre totalement dans
sa tête et son corps, aller au-delà de l’événement et des apparences. Un très
beau roman, une écriture vive qui ne vous lâche jamais.
LA FEMME DE VALENCE
d’ANNIE PERREAULT est une publication des Éditions ALTO.