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vendredi 9 mars 2018

OUELLET TREMBLAY NOUS BOUSCULE


LAURENCE OUELLET TREMBLAY propose un récit particulier avec Henri de ses décors. Une histoire brève qui happe, comme si je ne pouvais échapper aux propos de cet homme qui fabrique des décors et habille une scène. Henri s’arrache à « son monde de papier » pour prendre la parole, ne tolère aucune réplique et tient pour ainsi dire les spectateurs en otage. Une lecture singulière, un flux verbal qui monte des coulisses, nous entraîne du côté de ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui sont indispensables à la magie du spectacle.

Un titre n’est jamais gratuit. Il indique une direction, ouvre une porte qui permet une aventure ou une expérience nouvelle. Henri de ses décors… Cet homme invisible se libère de ses liens et sort de l’ombre. Il prend la scène d’assaut, apostrophe le public qui n’a d’autre choix que de l’écouter. Henri se libère de la parole d’un auteur, renverse l’ordre des choses et occupe enfin le devant de la scène, le temps d’aller au bout de sa parole. J’ai pensé à celles qui rompent le silence depuis quelque temps, celles qui racontent ce qui a toujours été étouffé depuis des décennies. La victime enfin relève la tête et devient accusatrice.

La droiture m’est un mystère mais elle me demeure nécessaire, cela je le sais. J’ai bien beau être un spécimen particulier, celui avec lequel on ne trique pas, j’équarris mes arêtes pour devenir ce bloc lisse n’offrant aucune prise à vos crocs car que je vous connais, mes chers, vous êtes sans merci. Vous n’attendez que le bon prétexte pour grignoter ma prestance et ne laisser derrière que des bruits confus, des équivoques.  (p.15)

Le théâtre a toujours été un lieu où un spectateur et un auteur se rencontrent, où des comédiens jouent des personnages, deviennent des porteurs de mots, des messagers en somme. Avec Henri, tout bascule. L’anonyme, le nom à peine visible dans le programme, s’avance sous les projecteurs. Les conventions basculent, les comédiens regagnent les coulisses et Henri témoigne. Tout peut arriver dans ce jeu de la vérité.
Le travailleur de l’ombre n’en peut plus de ce silence. Il vit, il est humain, il a des choses à exprimer. Il oublie ses décors, dérobe la parole souveraine et dominatrice à l’auteur. Nous basculons dans le monde des « mots renversés » de Nicole Houde où tout ce que la société tait s’exprime enfin au grand jour, en « plein midi soleil ».

JOURNAUX

Henri ne vit que pour et par son travail, ces décors qu’il invente à partir des journaux qu’il ramasse ici et là dans la ville. Des journaux qui n’ont jamais été lus et qui sont vierges en quelque sorte, gardant tout leur potentiel d’information sur ce qui fait trembler la planète.

Les nouvelles je les ignore et le papier je le touche, je le découpe aux ciseaux, je le tresse et le chiffonne, le tisse comme de la dentelle. Chaque petite fioriture me demande plusieurs minutes, mais comme je n’ai rien d’autre à faire, rien d’autre que les décors, ça ne me dérange pas de travailler autant, je veux dire travailler de manière exagérée, des heures pour réussir une lampe ou un lambris. Je suis rapide, mes mains ne se fatiguent presque plus. Je fais tout, les ponts, les meubles, les ascenseurs et les bibelots, l’intérieur des matelas. Je fais tout comprenez, on ne me la fait pas. (p.13)

Les médias écrits ressassent des drames, des affrontements, des attentats, des guerres sans fin, reviennent jusqu’à la nausée sur les délires d’un Donald Trump ou les travestissements de la famille de Justin Trudeau en Inde.
Henri, en recyclant les journaux non lus, pervertit cette information. Il crée un lieu réel avec ce papier qui perd ainsi son rôle premier, devient un objet en soi et pour soi. Le décorateur fait muter la matière.
L’invisible se déplace devant le spectateur captif. C’est à son tour, c’est son moment. Il devient le personnage et l’auteur, l’acteur et le drame. Il est celui qui jongle enfin avec les mots et qui va raconter toutes les dimensions de sa vie.

Mon angoisse me coupe du monde et me contraint à y souffrir. Impitoyable, elle m’enlace pour ensuite m’abandonner seul sur le parvis. Seul et hirsute. (p.29)

Voilà la plus belle et plus grande des libérations, celle que comédiens et metteur en scène ignorent. Henri est nu dans sa parole, invente son espace d'expression et peut tout raconter. J’aime croire que la littérature donne cette permission, quelle offre des espaces de liberté.

BASCULE

Hervé Bouchard fait tenir son théâtre impossible grâce à sa parole scandée jusqu’à l’hallucination. J’ai encore en mémoire le spectacle qu’il a donné de Numéro Six, où, seul sur scène, cerné et captif de son texte, il le scande. La seule façon pour lui de se libérer est de dire son histoire, de la parcourir du début à la fin. Sa harangue nous emporte dans une spirale qui nous laisse pantois.
Laurence Ouellet Tremblay s’impose de la même façon et emprunte des expressions à des écrivains qu’elle aime. Il faut lire Voix et Images, le dernier numéro, où elle s’entretient longuement avec l’auteur de Parents et amis sont invités à y assister. Hervé Bouchard la fascine. Réjean Ducharme, Sylvia Plath, Valère Novarina, l’écrivain fétiche de Bouchard, lui fournissent certaines expressions. Il y a aussi du Boris Vian, du moins un certain esprit, du Samuel Beckett quand Henri prend les mots au pied de la lettre et décide de se creuser la cervelle. Nous ne sommes plus dans la métaphore, mais dans l’épouvantable cruauté des mots qui peuvent devenir des bombes à fragmentations.

Le majeur problème du creusage, ce n’est pas la douleur, pas le sang, on s’y habitue, ça ne fait pas si mal. Non, le majeur problème c’est qu’après tout ce temps, je ne sais plus où je m’en vais et ça me rend confus. Par soir de grand forage, j’imagine Catherine apparaître, elle marche vers mois et m’envoie la main, je la vois elle me dit ma chimère, mon amour, viens que je te tienne ensemble, que je te recolle. Une fois l’illusion passée, je me retourne lentement vers vous, le monde, me rassois dans mon œil et regarde surgir la peur de m’être passé au travers. De m’être creusé de bord en bord. (p.71)

Singulière aventure que celle que propose Ouellet Tremblay avec Henri de ses décors. Ce monologue passe par toute la gamme de l’émotion, évoque des souvenirs d’enfance, des amours, certaines frustrations, des espoirs et des désespoirs, l’angoisse de la solitude et de toujours être un marginal dans la ville.
Le narrateur de Ouellet Tremblay n’est que paroles dans cette boîte à mots qu’est une salle de théâtre. J’ai dû écouter ses délires possibles et imaginaires, croire à ses malheurs et ses terribles angoisses.
Henri mute sur scène, devient un personnage, un comédien, l’auteur et le metteur en scène, joue et ne joue pas son propre rôle. Autrement, dans la vie, il est celui que l’on prend pour un itinérant, celui que l’on fuit et que l’on ne veut surtout pas écouter. Un homme au petit chariot à qui on donne une pièce de monnaie pour qu’il s’éloigne, pour qu’il ne vienne pas perturber notre fausse quiétude.
Avec son monologue, Henri se métamorphose, s’offre aux regards et aux jugements des spectateurs, provoque une rencontre d’être à être. Ces moments donnent l’impression de respirer autrement, d’avoir connu un moment de conscience aiguë. Le texte de Laurence Ouellet Tremblay devient troublant et faut s’y attarder, ne jamais hésiter à revenir sur ses pas, à le questionner, à tourner les pages comme on le fait d’un journal parce qu’il ne cesse de nous pousser vers l’être, de bousculer les conventions, de nous étourdir pour le meilleur et le pire. J’ai encore la dernière phrase de ce récit qui vibre comme un gong dans ma tête : « La souffrance me fait bavarder. » Et si c’était cela le travail de l’écrivain : bavarder sur la souffrance.  


HENRI DE SES DÉCORS de LAURENCE OUELLET TREMBLAY, une publication de LA PEUPLADE.

 
http://lapeuplade.com/livres/henri-de-ses-decors/

lundi 5 mars 2018

LES ÉCRIVAINS ET LE TERRITOIRE



Vanessa Courville
J’aime les études qui permettent de bousculer certaines œuvres littéraires et d’aller plus loin dans la compréhension des écrivains. Malheureusement, trop souvent, comme bien d’autres, j’imagine, je lis trop rapidement, glissant à la surface d’un texte, happé par l’histoire ou par la cadence de la phrase. J’oublie alors de m’arrêter, de me demander dans quoi j'avance, où l’action m’entraîne, d’interroger ce que l’écrivain peut dissimuler dans une chambre. Les territoires imaginaires, lieu et mythe dans la littérature québécoise, répond à plusieurs de ces questions. Le collectif dirigé par Vanessa Courville, Georges Desmeules et Christiane Lahaie m’a fait découvrir des lieux réels et imaginaires, des espaces étonnants que les écrivains scrutent d’une manière particulière.
 
Georges Desmeules
Peu importe le genre abordé, les auteurs ont besoin de s’ancrer dans un territoire et de l’explorer pour le comprendre et y construire leur habitation. Michel Tremblay, par exemple, n’a cessé de revenir à la rue Fabre du Plateau Mont-Royal. Tout comme Michel Marc Bouchard ne se lasse jamais de parcourir le Lac-Saint-Jean dans ses œuvres théâtrales. Je pense aux Feluettes qui s’attarde à Roberval, au Peintre des Madones qui nous attire à Saint-Cœur-de-Marie, son village d’origine, ou Saint-Ludger-de-Milot dans Les Muses orphelines. Et que dire du quartier Saint-Henri dans Bonheur d’occasion chez Gabrielle Roy. À peu près tous les écrivains s’attardent sur des lieux qu’ils ont fréquentés dans l’enfance et qu’ils ont quittés pour une raison ou une autre. Nicole Houde s’est souvent arrêtée à Saint-Fulgence, près du fjord du Saguenay, avec Lise Tremblay dans La pêche blanche en particulier. Pierre Gobeil n’a pas écrit Dessins et cartes du territoire pour rien. L’écriture littéraire ou théâtrale permet de revenir dans ces territoires et de les réinventer.
Les écrivains deviennent des marcheurs de pays et ils ont besoin de ces espaces pour y construire des abris et faire face à des questions qui les hantent depuis leur naissance. À la fois réel, imaginaire, transformé, sublimé, détesté, dessiné à grands traits ou à petites touches impressionnistes, le lieu devient un point de départ ou d’arrivée.
Christiane Lahaie
J’aime la patience de ces lecteurs qui vont et viennent dans l’espace d’un roman, scrutent le terrain comme les archéologues pour mettre à jour une problématique que l’écrivain tente souvent de masquer. Ces chercheurs, cette fois, nous font faire une visite à Victor-Lévy Beaulieu, Laure Conan, Nicolas Dickner, Fernand Daoust, Anne Hébert, Louis Hémon, Jérome Lafond, Anne Legault, Catherine Mavrikakis, Élisabeth Vonarburg et Fred Pellerin.

LIEUX CONNUS

Les endroits les plus connus de notre littérature sont certainement la rue Fabre et le Plateau Mont-Royal que Michel Tremblay n’a cessé d’évoquer, le Péribonka de Louis Hémon, le Trois-Pistoles de Victor-Lévy Beaulieu ou la ville de Québec de Jacques Poulin.
Sara Bédard-Goulet s’invite dans la famille de l’auteur des Belles-soeurs, s’attarde au lien incestueux qui unit Victoire et Josaphat, une transgression qui donne naissance aux personnages qui forment la grande tribu de l’écrivain montréalais.

On constatera que le lieu mythique de cette famille correspond à un espace familier, c’est-à-dire la maison voisine, et les personnages féminins présents dans cet espace renvoient à une filiation troublée par l’inceste à l’origine de la famille. (p. 98)

Cette maison vide hante l’œuvre de Tremblay, ces femmes que Marcel croise et rencontre, n’avaient guère retenu mon attention. Il faut dire que je suis un mauvais lecteur de Tremblay et que je l’ai abandonné après Un ange cornu avec des ailes de tôle. Je trouvais qu’il se répétait et tournait en rond. Sara Bédard-Goulet m’incite à revenir vers cet écrivain dont j’adore le théâtre pour le parcourir dans tous ses territoires.

POULIN

Cette Amérique amnésique que Jacques Poulin secoue quand il part à la recherche de son frère dans Volkswagen Blues en compagnie de la Grande Sauterelle hante plusieurs écrivains contemporains. Je pense à Éric Dupont dans La fiancée américaine ou encore Daniel Grenier avec L’année la plus longue. Si Jack Waterman retrouve ce frère sans mémoire, peut-être à l’image « de ce pays qui n’est toujours pas un pays » comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu, la Grande Sauterelle elle, confronte son passé et l’histoire douloureuse des nations indiennes. Comment ne pas penser à Jack Kerouac hanté par son passé familial, la langue du Québec qu’il a tenté de faire revivre dans certaines oeuvres ? Il faut lire La vie est d’hommage pour bien comprendre l’imaginaire et « le paradis perdu » de l’auteur de On the road.

Pour Jack Waterman et Pitsémine, le paysage américain recèle partout les restes d’un passé tragique : celui qui a vu les peuples premiers disparaître ou presque. La Grande Sauterelle est née dans la réserve de La Romaine ; elle est métisse. Le chapitre consacré au Rocher-de-la-Famine, le Starved Rock situé dans le comté de LaSalle, Illinois, résume à lui seul la portée du drame des Autochtones. (p.63)

La piste de l’Oregon, le mythe de la frontière qui a marqué l’imaginaire des Américains, a été pendant longtemps le territoire des inventeurs de pays francophones. Serge Bouchard nous le rappelle dans Les remarquables oubliés ou encore dans Elles ont fait l’Amérique. Une histoire ignorée, des personnages qui deviennent des incontournables pour qui s’intéressent aux grands espaces américains et aux personnages qui les ont incrustés dans notre imaginaire.

ANNE HÉBERT

L’arrêt sur Les fous de Bassan par Audrey B Jones permet de s’attarder en Gaspésie et de faire des liens avec Angéline de Montbrun de Laure Conan. Nous y découvrons des zones troubles où l’inceste se pointe le nez. Dommage cependant qu’elle n’aille pas plus loin dans son évocation de William Faulkner. Je suis revenu souvent à cet écrivain qui a hanté nombre d’auteurs québécois. Je pense à Alain Gagnon qui a transformé son pays du Lac-Saint-Jean à la manière de Faulkner, rebaptisant le territoire de Saint-Félicien pour mieux échapper aux carcans de l’histoire et permettre à son imaginaire d’aller dans toutes les directions.
Impossible d’oublier Victor-Lévy Beaulieu qui m’a accompagné depuis ma première publication en 1970. Une œuvre avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, ses pas de côté et ses fulgurances. Sébastien Chabot s’aventure dans le territoire des Magouas, particulièrement dans L’Héritage, le téléroman qui a marqué l’histoire de la télévision et donné naissance à un roman remarquable. Encore l’inceste, ce mal présent chez Anne Hébert, Laure Conan, Michel Tremblay, plus récemment chez Audrey Wilhelmy. Il faudrait peut-être s’y attarder un jour ou l’autre.
Le pays des Magouas, chez Beaulieu, permet de libérer tous les fantasmes. Les balises tombent et les interdits s’évanouissent. Une manière de nous pousser dans l’inconscient, de se livrer à des pulsions que la société ligote. J’aime aussi que Sébastien Chabot nous confie ses ambitions d’écrivain et sa manière d’occuper le territoire.

Or cela rejoint ma propre démarche d’écrivain, où je m’efforce de mettre en scène des personnages transformés en faire-valoir de leur environnement, démarche que semble partager le romancier suédois Torgny Lindgren dans Fausses Nouvelles lors qu’il confie : « La seule façon, c’est d’y inscrire des êtres humains. C’est ce que j’ai voulu faire tout au long de ma vie, écrire des hommes pour le paysage. » (p.175)

Beau moment aussi du côté de Fred Pellerin. Christiane Lahaie explique comment le conteur et fabulateur transforme Saint-Élie-de-Caxton par la parole et son imaginaire. Une manière de faire basculer ce village dans le mythe et la légende. Et que dire du regard de Marie Hélène Voyer sur les bunkers et les bungalows. Impossible de regarder nos quartiers résidentiels d'un même oeil après cette lecture.
Une manière de nous ouvrir les yeux, de prendre conscience de la partie invisible de l’iceberg, de mieux comprendre le travail et les obsessions d’un écrivain. C’est ce qui rend la littérature fascinante. Un texte littéraire n’est jamais saisi dans toutes ses dimensions. C’est certainement pourquoi je passe tant d’heures à lire mes contemporains et ceux et celles qui ont marqué l’histoire littéraire. Ces écrivains réussissent toujours à m’étonner, à me surprendre et à ébranler mes certitudes. Tous me permettent de mieux comprendre le Québec et certains lieux que nous ne voyons plus pour les avoir trop fréquentés peut-être. Parce que pour comprendre le Québec et les Québécois nous devons lire sa littérature et ses œuvres marquantes. Il faudrait certainement que nos politiciens s’y mettent un jour et arrêtent de se fier aux sondages qui ne sont que des aiguilles qui saisissent nos humeurs aussi changeantes que les jours et les prévisions météréologiques.


LES TERRITOIRES IMAGINAIRES, LIEU ET MYTHE DANS LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE de VANESSA COURVILLE, GEORGES DESMEULES ET CHRISTIANE LAHAIE, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

  

mercredi 21 février 2018

ALAIN BEAULIEU SONDE L’ÉCRITURE

ALAIN BEAULIEU nous offre un roman plutôt intrigant avec Malek et moi. Je dis bien roman, parce que j’ai pris la peine de vérifier plusieurs fois, me demandant tout au long de ma lecture, si j’avais affaire à une histoire vraie ou à une fiction. J’imagine que l’écrivain souhaitait semer le doute chez son lecteur, qu’il se demande qui est cette Nadine qui l’a choisi pour écrire son histoire. Un peu réticent, l’écrivain accepte de plonger dans l’aventure et une sympathie certaine se développe entre les deux, même s’il fait tout pour garder ses distances et s’en tenir au rôle de narrateur. Une histoire toute simple qui bascule rapidement dans une suite d’événements plutôt rocambolesques.

J’ai terminé ma lecture de Malek et moi avec bien des questions et peu de réponses. J’ai eu beau secouer le livre, me dire que c’était un roman, me répéter que l’auteur a tout inventé, je suis resté sur mon quant-à-soi. L’écrivain a réussi son coup en me déstabilisant de la sorte, en me laissant croire que la narratrice est une femme réelle avec une carte d’assurance-maladie et un NIP.
Pourtant…
Mon inconfort vient certainement de l’architecture du roman. D’un côté, les histoires de Nadine, ses relations impossibles avec ses parents, sa peine d’amour, son avortement, son départ du Québec pour oublier, son errance en Europe dans un anonymat total pour retrouver son soi, son équilibre et son regard sur le monde. De l’autre, un journal où Beaulieu décrit minutieusement ses rencontres avec Nadine, jongle avec ses questions et ses hésitations devant la jeune femme atteinte d’un cancer. D’un côté, une histoire qui ressemble à un polar où les poursuites et les rebondissements se multiplient et de l’autre, la lutte d'une jeune femme contre le cancer, l’approche de la mort. Et  un écrivain au milieu qui fait tout pour garder ses distances.

MALEK

Malek change tout. Un premier regard, un mot et tout bascule. Les amours doivent bien commencer quelque part. Nadine est séduite par cet homme même si elle comprend rapidement qu’il trempe dans des affaires louches. Trafiquant, mafioso, espion, terroriste, on ne saura jamais.

Je peux te promettre une chose Nadine, c’est que si tu te colles à moi, tu ne t’ennuieras pas. Faudra te préparer à bouger, accepter de ne pas tout comprendre, donner du temps au temps, le bousculer parfois un peu. Je suis souvent en déplacement, plus colibri que gros bourdon, aujourd’hui ici, demain là-bas, dans un avion supersonique ou à dos de chameau dans le Sahara, et ce n’est pas une image, je te jure. J’ouvre mon jeu pour toi, Nadine, pour que tu saches dans quelle galère tu montes si jamais tu décides de me suivre. Tu as planté ta flèche là, a-t-il ajouté en se tâtant le thorax, entre ma sixième et ma septième côte. (p.56)

C’est ce que demande Beaulieu à son lecteur : « accepter de ne pas tout comprendre, donner du temps au temps ». Je veux bien, mais je n’ai jamais réussi à m’abandonner et à lui faire confiance.
Cette alternance entre le témoignage de Nadine et le journal d’Alain Beaulieu a pour effet de casser le rythme et m’a empêché de m’accrocher à l’un ou à l’autre. Et il y a deux Nadine. La jeune femme amoureuse de Malek, celle qui fuit avec son amant et l’autre qui lutte contre une maladie mortelle. 
Quelle histoire ! Malek fuit pour des raisons qui restent floues. Plus, la police française recrute Nadine comme agent double. Tout le monde fait partie des services secrets à un moment donné. Alors pourquoi cette cavale ?
Et que dire de la fausse mort de la jeune femme organisée par la police ? En quoi elle met l’État français en danger ? Ça fait beaucoup de questions et peu de réponses. J’avoue avoir souvent perdu pied.
Elle rentre au Québec, s’installe à Saint-Fulgence, au Saguenay, dans une solitude assez terrible. Elle est morte officiellement, n’a plus de famille, de sœur et d’amis, n’est plus personne près des battures de l’Anse aux foins et rien ne dit qu’elle fréquente la Bibliothèque Nicole-Houde. L’auteure de La vie pour vrai aimait les polars et je me demande ce qu’elle aurait pensé de la présence de Nadine dans son village. Une belle occasion ratée de réfléchir à la perte d’identité, surtout que Nadine semblait vouloir échapper à tout en fuyant en Europe. Elle réussit son projet en rentrant au Québec avec un autre passeport, une autre vie.

ÉCRITURE

Beaulieu multiplie les leurres, s’amuse à déconstruire son récit pour s’attarder à sa démarche d’écrivain, aux hésitations qui secouent le créateur quand il plonge dans un ouvrage de fiction. Ce que nous lisons et prenons pour une aventure policière n’est pas la véritable histoire. Le travail de l’écrivain constitue le vrai sujet de ce roman. Assez étrange, je prenais la même direction dans Anna-Belle en 1972. Le narrateur retourne dans son village mythique de La Doré, amorce l’écriture d’un roman et vit un amour particulier avec Anna-Belle, un personnage de fiction. Il fait le vide autour de lui pour se plonger totalement dans l’aventure de l’écriture et il fantasme sur son personnage. Ma démarche était de l’ordre de l’imaginaire quand Alain Beaulieu tente de nous faire croire que tout est bel et bien réel.

Depuis que j’avais participé à une série d’entretiens dans le réseau des bibliothèques de ma ville pour parler de mon plus récent roman, un chapelet de questions plus ou moins existentielles me taraudaient l’esprit. La plupart concernaient mon rapport à l’écriture, comme si chacune de mes œuvres devait s’inscrire dans un grand dessein qui la transcenderait et lui donnerait un sens au-delà de ce qu’elle représentait en elle-même, à l’image d’une vie prédéterminée dont chaque épisode répondrait au plan liminaire. (p.85)

Le roman réside dans « ce rapport à l’écriture ». Pourquoi alors l’écrivain n’est jamais arrivé à me convaincre ? Même le journal m’a laissé sur ma faim, Beaulieu se contentant souvent de généralités, restant sur ses gardes. Même le suicide de Nadine m’a fait hausser les épaules.
Une idée intéressante, mais l’impression qu’il manque de la chair pour croire vraiment au personnage de Nadine, à cette cascade d’événements incontrôlables qui va dans toutes les directions. Comme si j’étais demeuré coincé entre la fiction et les préoccupations de l’écrivain. Et quelle écriture relâchée ! Je suis habitué à mieux chez Alain Beaulieu.
L'écrivain est assez habile pour relancer son récit, mais il oublie d’ancrer son personnage dans une réalité où le lecteur se sent à l’aise et peut y croire. C’est toute l’aventure de l’écriture après tout : convaincre un lecteur que tout est vrai même quand tout vient de l’imaginaire. Ça s’appelle l’art du roman. Je pense à Paul Auster qui nous plonge souvent dans des situations invraisemblables et impossibles, mais il a l’art de convaincre et nous le suivons.


MALEK ET MOI d’ALAIN BEAULIEU, une publication de DRUIDE ÉDITEUR.