MICHAËL SPRINGATE surprend
avec L’engrenage des apparences, un
roman d’abord paru en anglais sous le titre The
Beautiful West and the Beloved of God. Un
peu étrange de voir comment le titre d’un ouvrage peut se transformer en
passant d’une langue à l’autre. Une histoire qui laisse peu de chance au
lecteur. Les personnages vous heurtent en plein cœur, en pleine conscience.
Comme si on basculait dans l’actualité qui se gargarise souvent des mêmes constats
et que l’on voyait l’envers des choses. J’ai terminé cette lecture en colère, me
demandant jusqu’où les humains peuvent aller dans la bêtise et la stupidité.
Comment aussi nos gouvernements se font complices de machinations
monstrueuses au nom de la loi et de la sécurité, collaborent avec des
assassins et des tortionnaires.
Helena quitte son
Manitoba natal avec sa fille Sharon. Elle abandonne son père pour la première
fois et veut poursuivre des études à Montréal. Elle s’installe et n’arrive pas
à s’asseoir sur les bancs de l’université. Son quotidien demande trop d’énergie
et surtout, elle est seule à s’occuper de sa petite fille. Elle déniche un
emploi dans une boutique de vêtements, possède un certain don pour la vente et accueillir
les riches clientes.
Son père, un
mécanicien, est prêt à tout pour l’aider, elle et sa petite fille. Un homme
fascinant. Trouvez-en des mécaniciens qui prennent la peine d’étudier la langue
araméenne pour mieux lire les textes sacrés.
Helena connaît la
solitude. Ceux et celles qui s’installent dans une nouvelle ville ont
l’impression de ne plus avoir de repères. S’adapter à Montréal est une
véritable mutation pour elle.
Rachel, la
propriétaire de la boutique, est juive et se prend d’affection pour la jeune
femme. Tout va lentement, sur la pointe des pieds, et un arrêt dans un
restaurant change tout. Helena rencontre Mahfouz, un Montréalais d’origine
égyptienne qui tient l’établissement avec son père. Ce n’est peut-être pas le
coup de foudre, mais le jeune homme est gentil et la solitude de la jeune femme
est tellement grande. Tout semble vouloir prendre la direction des plus belles
histoires d’amour.
BASCULE
Mahfouz se rend au
Caire, en Égypte, dans son pays d’origine sous l’incitation de son père. Il va rencontrer
son oncle Ibrahim et peut-être se lancer dans le commerce des parfums. Un
retour au pays pour le jeune homme, une sorte de pèlerinage.
Là, le roman bascule.
Les partenaires se
rencontrent pour conclure une entente et les policiers font irruption. Ça
tourne au drame. Omar est tué et Mahfouz se retrouve en prison. Les interrogatoires
se multiplient et la torture suit.
Une vague
d’angoisse le submerge. Combien de temps a-t-il dormi ? Quinze minutes ? Une
heure ? Il demeure raide, immobile. Pourquoi Omar a-t-il résisté ? S’il n’avait
pas résisté, s’il s’était montré raisonnable, le malentendu aurait été dissipé
et on aurait corrigé la situation. Ils seraient tous libres à présent et à
l’abri dans leur propre lit. La vie aurait repris son cours normal. Le problème
n’est pas qu’on l’a mis aux arrêts : cela peut arriver même à des
innocents, et tout le monde peut se tromper, même si personne ne semble savoir
pourquoi. Le problème, c’est ce moment de violence qui laissera pour toujours
son empreinte indélébile sur le présent. Sous l’impact, la course du temps a
dévié de sa trajectoire et il n’est plus possible de revenir en arrière. Cette
violence, Omar en est responsable et elle a tout changé. Tout est arrivé à
cause d’Omar. (p.174)
Le gouvernement
égyptien soupçonne le jeune homme de faire partie d’une cellule extrémiste et
de financer le terrorisme international à partir de Montréal. Surtout que
l’oncle de Mahfouz, Ibrahim, est un sympathisant des Frères musulmans, une organisation
interdite en Égypte. Omar, l’autre partenaire qui devait diriger la parfumerie,
faisait partie d’un groupe de résistants en Somalie et il a fui son pays pour
échapper aux autorités.
Mahfouz a été malmené
lors de son arrestation et les gardiens passent naturellement à la torture.
RECHERCHES
Bien sûr, la
famille s’inquiète. Son père est arrêté à Montréal, soupçonné de faire partie de
ce réseau de terroristes. Un avocat, l’ancien mari de Rachel, tente de faire la
lumière, de retrouver le garçon qui est disparu officiellement et qui croupit
dans une prison sordide.
Au départ, les
réponses de Mahfouz ont semblé les intéresser, car ils en cosignaient le
moindre mot. À présent, on répète inlassablement les mêmes questions pour
vérifier s’il donne chaque fois la même réponse. Quand il se répète, on présume
qu’il a mémorisé les réponses. S’il ajoute un détail, on le soupçonne de
vouloir modifier sa version des faits. Il dit la vérité de son mieux -
scrupuleusement, encore et encore - mais plus rien de tout cela ne les
intéresse. Ils se comportent comme s’ils attendaient autre chose. Mais quoi ?
(p.182)
Les policiers veulent
des aveux pour corroborer leur version des faits. Les droits de la personne, le
respect de l’autre, voilà de la fiction. Ce qui choque, c’est l’indifférence des
autorités canadiennes, leur complicité avec les gouvernements qui s’acharnent à
démanteler une filière terroriste qui n’existe pas.
Michaël Springate démontre
l’absurdité et la paranoïa terroriste des pays qui voient des conspirateurs
partout. Une machine implacable, démente se met en place. Mahfouz meurt en
prison, torturé par des spécialistes américains.
Au bout d’un
certain temps, ses épaules se disloquent. Il perd connaissance. Quand il
revient à lui, la douleur est intolérable, on le ramène au sol. L’homme devant
lui veut savoir pourquoi il se tait. Pour quelle raison refuse-t-il de
répondre, même aux questions simples ne servant qu’à lui délier langue ? Mais
le jeune homme sérieux qui s’est d’abord montré coopératif refuse désormais de
dire le moindre mot. (p.243)
Le raffinement
dans la torture faite sous surveillance médicale fait frémir. C’est d’une
bêtise, d’une cruauté à peine imaginable, mais c’est la réalité, semble-t-il, depuis
Septembre 2001, depuis que les États-Unis ont entrepris de tuer le mal dans le
monde, de traquer tous ceux qui peuvent représenter un danger, surtout quand
ils portent des noms arabes.
Je connais des Canadiens
d’origine marocaine qui vivent au Canada depuis presque toute une vie et qui
ont décidé de prendre des prénoms francophones pour avoir la paix, pour voyager
sans se faire questionner et fouiller. Même les enfants de ces migrants ont
changé leur nom pour ne plus être harcelés à l’école et au travail. C’est dire
les ravages que la hantise de la sécurité peut faire. Les Américains sont
devenus les champions de cette paranoïa depuis les événements du World Trade
Center. Bien sûr, la menace terroriste existe, mais c’est souvent l’occasion de
dérives incroyables qui brisent des innocents. Et nous devenons souvent des
complices, il ne faut jamais l’oublier.
Tout ce que vous
leur direz sera consigné et passé au crible pour en extraire le pire. Avant de
répondre aux questions de l’agent, demandez-vous pourquoi ils ne se sont pas
donné la peine d’avoir une conversation aussi amicale avec Samih avant de l’emmener
de force. Posez-vous la question de savoir ce qui arrive aux autres Canadiens
d’origine arabe qu’ils détiennent actuellement et qui n’ont aucun recours
légal. Demandez-vous pourquoi ils ne vous disent pas la vérité sur votre fils.
(p.250)
Comment ne pas
rager devant l’aveuglement des tortionnaires qui veulent découvrir des coupables
même là où il n’y en a pas ?
Bien sûr, ce n’est
qu’un roman, mais il y a l’actualité, les attentats et la peur qui pousse les
gens aux pires comportements. Comment empêcher l’arbitraire, la folie de voir
des complots partout et de bafouer les droits des autres parce que certains individus portent des
noms arabes.
Un roman terrible.
J’ai eu envie de hurler en lisant les propos de Rachel qui défend envers et
contre tous les agissements d’Israël, profère des propos incroyables sur les
Palestiniens.
Surtout, j’ai
compris que nos gouvernements peuvent faire avouer n’importe qui, inventer des scénarios
et les preuves finissent toujours par surgir sous la torture. Comment sortir
indemne de ce roman incroyable de cruauté et de sadisme ? Si la lutte au
terrorisme pousse vers de tels gestes, nos sociétés sont en danger. Il faut comprendre
que nous vivons peut-être un retour à l’Inquisition et à la barbarie. Une
histoire qui bouscule la conscience et nous pousse dans nos derniers
retranchements. Dommage que la traduction de Jocelyne Dorais ne soit pas à la
hauteur. Du mot à mot souvent maladroit et du travail un peu bâclé. Ce roman
méritait beaucoup mieux.
L’ENGRENAGE DES APPARENCES
de MICHAEL SPRINGATE, une publication des ÉDITIONS LE
SÉMAPHORE.