TRAGÉDIE DE POL PELLETIER est plus qu’une pièce de théâtre. C’est surtout la parole d’une formidable comédienne, formatrice et philosophe qui prend conscience de sa condition en tant qu’être vivant et de son rôle dans la société des hommes. Dans ce texte, elle devient le cri de toutes celles qui ont été niées et violentées, assujetties et expulsées de l’Histoire. Nicole porte sa croix pour libérer les sacrifiées de Polytechnique de Montréal, ces quatorze étudiantes immolées dans un rituel séculaire cherchant à remettre les choses à leur place pour que l’emprise des mâles se perpétue. Ces femmes en quête d’égalité, abattues par l’exécuteur, devant des collègues masculins passifs, des complices jusqu’à un certain point. Peut-être pas volontairement, mais inconsciemment.
Pol Pelletier secoue les tragédies qui tapissent la face cachée de la Terre, l’histoire oubliée de la moitié de l’humanité ; porte la croix que les femmes soulèvent depuis la nuit des temps et qui colle à leurs épaules. Elle met les doigts dans les plaies pour comprendre le drame du 6 décembre 1989 à Montréal, sur le Golgotha qu’est devenu le mont Royal alors. Que signifie ce « fait divers » quand on regarde par le bon bout de la lorgnette, que l’on s’attarde aux châtiments que l’on a fait subir aux femmes selon les époques ?
Selon monsieur Dubois, l’événement de Polytechnique est un sacrifice. Le sacrifice est l’acte religieux fondamental qui se répète périodiquement dans toutes les sociétés lorsqu’il est nécessaire de ramener l’ordre. Il est traditionnellement pris en charge par les chefs religieux. Et quand il n’y a plus de religion, comme au Québec ? (p.86)
Questionnement obligatoire pour ceux et celles qui veulent comprendre les tensions qui séparent les deux pendants de l’humanité, ce qui se vit en nous et autour de nous. Le passé est souvent le reflet du présent et esquisse le scénario du futur.
Pol Pelletier retourne les pierres de l’Histoire pour dévoiler ce qui s’y cache, ce que l’on tait, ce que l’on refuse de nommer et de voir. Elle montre comment la raison a eu le dessus sur l’intuition. Un regard saisissant, nécessaire et bouleversant.
UN CHOC
Le massacre de Polytechnique, survenu le 6 décembre 1989, on a vite fait de l’oublier et de l’attribuer à la démence d’un homme solitaire et frustré. Nul ne s’est attardé à ce qui s’est réellement passé ce jour-là, avant la fête de Noël, la naissance de Jésus, le sacrifié et sauveur du monde, semble-t-il. Fou, Marc Lépine. Tout était dit. Prochain appel comme on répète à la radio. Cet événement m’a traumatisé. Et Le manifeste d’un salaud de Roch Côté m’a sidéré. Comment pouvait-on être aussi odieux ? Comment pouvait-il profiter de cette tuerie sans nom pour s’en prendre aux féministes ? J’ai réagi en écrivant Le réflexe d’Adam. Un essai intime à la manière de Montaigne pour cerner la faille en moi. Une introspection personnelle et collective pour comprendre peut-être ce qui s’est passé dans la tête du bourreau. J’étais aussi un Marc Lépine en puissance. On m’a éduqué à être le vainqueur, le fonceur, celui qui frappe et ne recule jamais, peu importe qui ose s’avancer devant lui. Victor-Lévy Beaulieu a eu le courage de publier ce livre en 1996. Un essai toujours d’actualité malheureusement.
Et ce qui devait arriver arriva. J’ai heurté le mur de la société muette et complice. Personne ne voulait revenir sur cet événement. On ne parlait plus de ça dans les médias. Bien plus, les féministes ont baissé les bras et tourné la tête. J’entends encore Chantal Joly, que Dieu ait son âme, proclamer haut et fort à la télévision de Radio-Canada que les femmes en avaient assez des « hommes roses ». Elle préférait certainement les poilus, les grognons aux mains rouges de sang, les violeurs et les batteurs de conjointes.
Ma tentative de secouer les mâles était clouée au sol. Mon cri de désespérance se perdait dans les murmures d’une foule aveugle et sourde. Il ne restait plus qu’à pilonner mon essai. Ce ne fut pas une publication que ce livre, mais une fausse-couche.
C’est pourquoi Pol Pelletier est venue me chercher avec ce texte qui embrasse toute l’histoire des femmes en plantant sa croix sur la scène, sur cette « Terre des hommes » qui a toujours été un territoire occupé pour nos compagnes.
Depuis soixante-dix mille ans, depuis la mutation de femina-homo-erectus à femina-homo sapiens, l’espèce, pour survivre, privilégie la raison, donc elle doit nier le féminin. Tout ce qui est émotion, intuition, compassion. Irrationnel ! (p.43)
Voilà un spectacle fondateur, un moment où les faits résonnent autrement. Pol Pelletier secoue les mots et les pousse à la bonne place, dit ce que l’on tait, ce que l’on refuse souvent d’aborder dans les médias. Elle scande ce que personne ne veut entendre parce que le masculin écrase toujours le féminin.
THÉÂTRE
Madame Pelletier va beaucoup plus loin avec Tragédie. Elle lutte pour un théâtre différent dans ses propos et sa facture. Ce texte sonne comme un tocsin qui bouscule l’ordre établi et permet d’imaginer un dialogue avec les gens présents qui doivent réagir. Ces propos secouent des regards, des manières d’être et de penser, d’agir et d’aimer. Un spectacle dépouillé de tous les effets du réel qui se hisse au plan symbolique. Un terrible et terrifiant ascétisme qui tient du sacré et de la cérémonie initiatique.
La comédienne se fait conteuse, lectrice, chanteuse, danseuse, le verbe qui s’incarne dans les décombres du passé. L’impression que la tragédienne glisse ses doigts dans les failles de l'aventure humaine, s’en prend à notre indifférence complice. Un théâtre qui exige tout du corps et de la pensée, du langage qui se transforme en empoignade intellectuelle avec le spectateur qui devient captif. Un propos qui demande une écoute totale pour muter lentement. Ça peut être aussi une confession où tous les secrets sont révélés, où l’inconscient et le non-dit remontent à la mémoire.
PAROLE
Pol Pelletier s’impose dans ce théâtre total, cette aventure qui va autant du conscient à l’inconscient. Le lecteur ou le spectateur est obligé de voir autrement des événements et d’établir des liens avec tous les drames que l’on a dissimulés ou ignorés. Se pencher sur le passé pour évoquer les grandes figures que sont Jovette Marchessault, Françoise Loranger et Hélène Pedneault.
Hélène Pedneault, douée d’une vitalité gigantesque, est morte inexplicablement et rapidement en 2008, à 56 ans, d’un cancer des ovaires, dix ans après que Radio-Canada lui a arraché son bébé issu du bébé de Françoise Loranger. Et que nullE n’a protesté. Hélène Pedneault, écrivaine publique, était née pour écrire pour la télévision. (p.76)
Terrible cette mort d’Hélène que j’admirais beaucoup. J’étais là en 2008, dans le cimetière de Shipshaw, sous une pluie diluvienne. Une poignée d’amis, avec sa famille et Marie-Claire Séguin qui chantait si bellement et tristement du Pain et des roses. Comme si tout le Saguenay et le Québec pleuraient la militante qui ne se reposait jamais. Toute cette pluie peut-être pour ne pas entendre pleurer notre âme.
ÉVÉNEMENT
Je rêve de voir Télé-Québec (le réseau semble vouloir donner une place au théâtre québécois et aux créateurs d’ici), reprendre ce texte. Il a tout pour secouer les murs de notre indifférence, pour parler autrement de la planète qui plonge d’une façon vertigineuse vers la catastrophe.
Tragédie est le drame de toutes celles qui hurlent dans la nuit des temps, de celles que l’on nie, que l’on biffe, que l’on agresse, que l’on égorge, qui deviennent des trophées de guerre, celles que l’on vole à l’ennemi, « l’avenir du monde » comme chante Luc De Larochellière.
Un hommage aux quatorze immolées de Polytechnique, aux nombreuses autochtones évanouies dans l’indifférence policière. À Pauline Marois que l’on a voulu assassiner le 4 septembre 2012, lors de son élection comme première femme à accéder à la fonction de chef d’État au Québec. Et à toutes celles violées, battues, séquestrées depuis l’adolescence et tuées dans leur enfance.
Pol Pelletier inflige un traitement choc qui risque de bouleverser celui qui tend l’oreille et agit comme un halluciné. Si nous sommes incapables de concevoir une société égalitaire et pacifique, si nos filles et nos mères vivent en territoire occupé, que pouvons-nous pour la planète que nous massacrons allègrement ? Tout commence par soi, son regard et sa pensée. Pol Pelletier nous le rappelle de façon magnifique. Un théâtre corrosif qui montre les vrais côtés de notre humanité.
PELLETIER POL, Tragédie, Éditions LA PLEINE LUNE, 176 pages, 22,95 $.