LE DROIT à l’avortement est interdit dans la moitié des États du sud des États-Unis par la Cour suprême en 2022. Élisabeth Lemay, jeune écrivaine, le prend plutôt mal et ressent ça comme une agression contre son corps, sa liberté d’être et d’agir. Une attaque en somme contre toutes les femmes américaines et du monde. Quand on dépouille une femme de ses prérogatives, peu importe où elle se trouve, toutes écopent. On les prive d’une parcelle de leur être et de cette liberté que l’on proclame sur toutes les tribunes. Madame Lemay entreprend alors la rédaction de L’ÉTÉ DE LA COLÈRE pour exprimer son ras-le-bol de cette société patriarcale qui dicte depuis des millénaires ce que doivent dire et faire les femmes. Surtout, comment elles doivent être dans leur tête, leur corps et leur sexualité que les mâles définissent. Elle dénonce les règles écrites pour et par les hommes qui assujettissent les femmes et les privent d’une pensée personnelle et originale.
Ce jugement de la Cour suprême des États-Unis n’est qu’un exemple, un de plus qui marque le retour du machisme dans nos sociétés. Des phénomènes qui se multiplient sur la planète. Que dire de la situation en Iran après la mort de Mahsa Amini ?
L’horreur.
Partout, des tensions déchirent les populations et créent des affrontements et des conflits aussi vieux que l’humanité. Nous n’avons qu’à nous souvenir des atrocités du colonialisme face aux nombreux peuples qui habitaient les Amériques et qui ont été quasi éliminés dans des guerres génocidaires.
Nous n’échappons pas à ces tiraillements au Québec. Des remous et des différends qui ont du mal à s’exprimer et qui provoquent toujours des dérapages. C’est que nous sommes au niveau des croyances, de la foi, dans une pensée conçue pour et par les hommes.
Élisabeth Lemay s’en prend à des habitudes gravées dans l’inconscient, qui ne s’expliquent pas et ne se justifient jamais. C’est peut-être pourquoi il est si difficile pour les femmes de se faire respecter et de trouver leur espace dans toutes les sphères de la société.
« C’est une guerre contre les femmes libres, les carriéristes et les bordéliques au réfrigérateur vide, celles avec des amants de passage qui vivent sans demander pardon. C’est une guerre contre notre place dans les tours de bureaux et les boys clubs. Contre notre ennui devant les tâches ménagères. Notre façon d’aimer le sexe autant que les hommes, de ne pas savoir cuisiner et de n’en avoir rien à foutre. C’est une bataille contre le plaisir que prennent les femmes dans leur sexualité déculpabilisée et leur indépendance dans cette chambre à soi dont parlait Virginia Woolf. » (p.12)
Madame Lemay n’y va pas par quatre chemins. C’est direct, franc, percutant. L’écrivaine nous regarde droit dans les yeux et il est impossible de se dérober ou d’esquiver. J’adore ça. Elle frappe en plein cœur de la cible.
« Et qu’on ne me dise surtout pas qu’ici, c’est différent. Je repense à mes ex. À mes histoires d’un soir. Je pense à Virginie Despentes pour qui la première règle du patriarcat, c’est d’exclure les femmes du domaine du plaisir. Aux hommes qui m’ont brisée. Je pense au retour de Julien Lacroix. À l’épidémie de drogue du viol. Aux jeunes filles à qui ont dit de surveiller leur verre dans les bars et aux garçons à qui on ne dit jamais rien. » (p.13)
J’aime cette façon un peu baveuse de m’interpeller, de dire ce que l’on tente toujours d’éviter et de repousser en répétant que nous sommes différents au Québec, permissifs et égalitaires. Pourtant, quand je me penche sur les statistiques depuis le début de l’année, le nombre de femmes tuées par des hommes me coupe le souffle. Quinze victimes en 2023 et déjà onze et plus, en 2024.
TOUT LE MONDE
Madame Lemay apostrophe tout autant les hommes qui disent comprendre la situation des femmes et qui en profitent pour les manipuler. Je fais peut-être partie de ce groupe, je ne sais trop. On n’extirpe pas ses réflexes en claquant des doigts. Difficile d’échapper à un conditionnement qui a duré toute l’enfance et qui s’est imposé pendant des siècles. Il faut certainement toute une vie pour se défaire de cette manière de penser et d’agir. Tous les hommes, face aux femmes, sont comme des drogués qui peuvent retomber dans leurs habitudes à la moindre occasion.
L’écrivaine ne se ménage pas non plus et raconte comment elle a tenté de devenir celle qui vit avec une chaîne à la cheville, s’occupant des tâches ménagères, s’efforçant d’être la parfaite reine du foyer, la plus séduisante et sensuelle, attendant le retour du mâle pourvoyeur. Malgré tout ça, cette révoltée affirme que ce fut une période de sa vie où elle a été heureuse, n’ayant pas à se battre et à lutter pour être soi. Peut-être parce qu’elle adhérait à la norme. La liberté est exigeante et demande une vigilance constante. Pas facile d’être soi quand les balises tombent et qu’il faut s’inventer une manière d’être et forger d’autres pensées.
Tout ça dans une société qui affirme haut et fort qu’au Québec, l’égalité entre les hommes et les femmes est non négociable et acquise ! Le machisme et le patriarcat n’ont pas disparu avec la Grande noirceur et la fin de la fréquentation des églises. Il y a aussi le monde du travail et les écarts de rémunérations qui persistent malgré les luttes syndicales. Ces métiers que les femmes occupent sont moins valorisés et surtout moins payés.
TÉMOIGNAGE
Élisabeth Lemay n’en reste jamais à la dénonciation ou à la rhétorique revancharde. Elle parle de son vécu, de ses expériences. C’est déstabilisant ses aventures avec des ombres fuyantes et des compagnons.
« Je pense que j’ai été violée. C’est ce que j’ai lâché à mes amies, sans vraiment comprendre. L’été de mes vingt ans, j’ai fait l’amour avec le fils de mon patron. Je l’ai laissé me faire l’amour, devrais-je dire. On m’avait prévenue quand j’avais décroché l’emploi, sans vraiment dire de qui ou de quoi on me mettait en garde. On me lançait des fais attention à la figure. » (p.15)
Élisabeth Lemay unit sa voix avec celles de certaines écrivaines et philosophes, des battantes qui, comme Hilary Clinton et Monica Lewinsky, ont flirté avec le pouvoir et ont été attaquées et ridiculisées juste parce qu’elles étaient libres et croyaient qu’elles pouvaient faire tout ce que les hommes se permettent. Elles ont été apostrophées sur la place publique, sur toutes les tribunes par ceux qui avaient tout intérêt à le faire. Que dire de cet abominable Donald qui insulte Kamala Harris, la traite de folle, sans soulever un tollé de protestations ou de prises de position dans les médias pour condamner cet énergumène plus dangereux qu’un bol de nitroglycérine ?
« On a beau vouloir, on n’efface pas des siècles de conditionnement aussi facilement. Il est plus simple, dans ce monde, d’être une boniche de maison qu’une sorcière moderne. » (p.71)
Un récit qui ne louvoie jamais, dérange, reste nécessaire, malheureusement.
Je ne pense pas qu’on va en parler beaucoup cependant dans les émissions littéraires ou encore dans les pages culturelles. On fait ce que l’on a toujours fait devant ces écrits qui égratignent des habitudes et qui heurtent la censure patriarcale.
J’en sais quelque chose.
Après avoir publié Le réflexe d’Adam en 1996, je me suis buté à ce silence quand j’ai eu la témérité de réagir à la tuerie de Polytechnique et de stigmatiser les propos de Rock Côté dans Le manifeste d’un salaud. On a plissé le nez et détourné la tête. Une mention de mon essai à La bande des Six de Radio-Canada où Chantal Jolis a affirmé qu’on en avait assez des hommes roses.
Tout était dit.
Élisabeth Lemay se heurte à un mur et la meilleure manière de la paralyser, c’est de faire comme si… elle n’existait pas. Heureusement, Josée Blanchette dans Le Devoir a fait preuve de solidarité.
LEMAY ÉLISABETH : L’été de la colère, Éditions du Boréal, Montréal, 176 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/ete-colere-4054.html