Stanley Péan, avec «La nuit démasque» et le «Cabinet du Docteur K», a entrepris de rassembler des nouvelles qu’il a éparpillées dans différentes revues ou rédigées pour une lecture publique. «Autochtones de la nuit» vient compléter ce cycle avec une vingtaine de textes. La plus ancienne nouvelle remonte à 1993 et l’ensemble du recueil a été écrit à partir des années 2000. Le tout offre une unité remarquable.
Stanley Péan a une prédilection pour les jeunes qui décrochent et basculent dans l’envers de la société bien pensante. À peine sortis de l’enfance, ses personnages s’égarent dans la nuit pour survivre de rapines, de prostitution et d’expédients. Agressés par des proches, leurs blessures ne se cicatrisent jamais, les poussant dans une marginalité et une violence terrible. Des êtres qui se battent pour manger et qui risquent leur corps à chaque instant, des univers que l’on retrouve dans les bulletins d’information ou qui font les manchettes des journaux.
L’écrivain nous entraîne dans ces zones troubles, effleure des pulsions que nous n’aimons guère évoquer, se faufile derrière le sensationnalisme, aborde des drames que les dirigeants refusent souvent de considérer et ne savent comment aborder. Un monde dur, violent où toutes les perversions dominent et broient les âmes. Une société malade, gangrenée qui va vers sa perte peut-être…
«Les plus anciens s’en souviennent mieux que moi. Terrible fut notre débandade le matin où nos châteaux en Espagne s’écroulèrent tels des châteaux de cartes. Secoués depuis leurs fondations par le chant fatidique de mille trompettes, les tours chancelèrent, frappées de plein fouet par la riposte inévitable des laissés-pour-compte que nous avions dédaigneusement condamnés à vivre dans les soubassements infects de l’empire. Paniqués, certains d’entre nous ont préféré sauter dans le vide plutôt que d’être pulvérisés dans l’irrémédiable effritement.» (p.12)
Réussite
Il y a ceux qui ont tout fait pour réussir et qui transgressent des frontières pour se prouver qu’ils sont vivants et ressentir de vraies sensations. Dans «Sévices amoureux», un homme d’affaires paie un tortionnaire pour violer et torturer la femme qui menace de le quitter.
«La véritable surprise se trouve sous le coupe-vent: cet attaché-case de design italien, elle le reconnaîtrait entre mille, elle l’avait elle-même offert à Richard à Noël, il y a sept ans. À l’intérieur, un contrat au bas duquel son mari avait apposé sa griffe. Dans la pénombre, elle déchiffre difficilement les termes de l’entente, mais n’en a plus vraiment besoin pour déduire les tenants et aboutissants de sa séquestration. Elle tressaille au son de cette voix qu’elle a appris à redouter au fil des derniers jours et qui, pour la première fois, s’adresse directement à elle.
- J’ai été naïf de penser que ta thérapie était finie et que t’étais prête à retourner à la maison. Ça a l’air que t’es plus coriace que la moyenne. Tant pis, va falloir que M. Champagneur prenne son mal en patience!» (p.142)
Part de soi
Stanley Péan n’hésite pas à puiser dans sa vie pour étayer sa fiction. Les voyages entre Québec et Montréal font partie de son quotidien, le Saguenay surgit ici et là, la musique de jazz colle à ses personnages et crée un monde envoûtant.
Il faut s’attarder particulièrement aux «interludes» où l’auteur reprend son souffle, rêve la vie, évoque des circonstances qui font que des amours s’étiolent en ne laissant que quelques impressions. Une méditation sur l’impossibilité de retenir le temps qui va sans jamais se retourner.
«Nous trinquerons une dernière fois, mon amour, à nos spectres que nous traînons de dérive en dérive. Je t’embrasserais peut-être encore, chastement, en te retenant au creux de mes bras maigres comme pour écraser ta beauté contre ma poitrine. Ensuite… Ensuite, avant que la nuit s’impose, irrévocable, il me faudrait continuer ma route, aller de l’avant.» (p.228)
Doué pour créer des atmosphères, à la manière de Miles Davis, son musicien préféré, Stanley Péan sollicite tous nos sens. De plus, dans ses histoires, il a cet art de retourner la situation par une fin qui laisse au bord du précipice.
«Autochtones de la nuit», de Stanley Péan est publié aux Éditions de la Courte échelle.