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lundi 25 novembre 2013

La traversée du continent de Guay-Poliquin


Christian Guay-Poliquin, dans Le fil des kilomètres, réussit bellement son entrée dans le monde de la littérature. Quel univers angoissant! Panne d’électricité partout, plus de contacts. Rien. Le pays est en attente. Les ordinateurs, les gadgets qui nous branchent avec la planète sont morts. Plus de messages ou de galopades sur Facebook. Imaginez! Les téléviseurs sont éteints. Les radios. Les téléphones intelligents. Que feriez-vous si un matin tout s’arrêtait, que la neige s’installait dans un silence de fin du monde? Ce roman «apocalyptique», comme dirait Samuel Archibald, nous pousse tout doucement vers le gouffre.

Les usines sont réduites au silence. Les gens attendent, se demandent que faire de ce corps qui leur est redonné. La mécanique de la société s’est enrayée. Pourquoi? Nous ne le saurons jamais.
«Dehors, pas un son hormis celui de la pluie. Même le vrombissement insatiable de la raffinerie a cessé. Autour, aucun bâtiment ne semble plus avoir d’électricité. À l’avant de chacun d’eux, on voit des silhouettes en bleu de travail s’amasser et scruter les environs tout en restant à l’abri. Blottie dans l’entrée du garage, notre équipe n’échappe pas à la règle.» (p.18)
Le narrateur décrit son milieu sans trop de fioritures ou d’images. Pas de maquillage! Mécanicien, le monde, il pouvait le démonter et le reconstruire quand tout allait normalement. Il vivait pour les automobiles. Des mécaniques faites pour tomber en panne et qui exigeaient des soins attentifs.
Il est seul maintenant. Sa compagne est partie après une tentative de suicide. Il n’a pas su la retenir, incapable de trouver les mots. Il n’est qu’un corps qui bouge, vide une bière après l’autre jusqu’au bout de la nuit. Les mots le fuient et il se méfie des phrases.

Départ

Un appel de son père, un peu avant la panne. Pertes de mémoire. Paranoïa. Il décide de rentrer avant qu’il ne soit trop tard. Il devra traverser le continent pour revoir son village, son père qui a perdu sa femme dans un accident d’auto. Il ne s’en est jamais remis. Peut-être que lui non plus.
Une course folle de 4736 kilomètres. Il roule jour et nuit dans des pays de poussière. Des vallées de sable. Les populations se sont évanouies. Les villes et les villages sont des décors de cinéma. Des camions, des tracteurs attendent dans les champs. Les denrées deviennent rares et l’essence se négocie à prix d’or. Les profiteurs veillent, surtout en temps de catastrophe.
La vieille auto tient le coup. Le narrateur fume, fixe la route, jongle avec des épisodes de sa vie, parle avec son chat enfermé dans une boîte. Tout est partout pareil. Nous voici dans le monde de l’après. Ce n’est pas sans rappeler La route de Cormac McCarthy, mais en moins apocalyptique. Tout s’est figé. À bout d’énergie. Épuisé peut-être. Peut-être aussi une attaque terroriste qui a tout détraqué. Il reste l’animal en soi pour survivre, continuer, revenir aux sources, près du père et remettre tout à l’endroit.
Une ombre, une fille au bord de la route. Un arrêt, un coup de tête. Elle s’installe à sa droite et voilà une compagne pour le voyage. Il ne sait rien d’elle, elle ne veut rien de lui. Il suffit de rouler, de s’accrocher au ruban blanc au milieu de la route, foncer dans la nuit ou les éclaboussures du soleil. Question de vie ou de mort!
Partout des bandes s’organisent, rationnent l’essence et les vivres. Le monde devient plus sauvage que d’habitude. Les villes sont dangereuses, barbares.
«De là-haut, la queue de véhicules semble interminable. Elle s’enfonce jusqu’au cœur de cette ville livrée à ses fantômes. L’écho de trois coups de feu parvient jusqu’à nous. Cela ressemble plutôt aux derniers coups de tonnerre d’un orage qui s’éloigne. Hormis l’errance de silhouettes lointaines dans ces rues méconnaissables, on dirait que toute l’activité humaine a été suspendue. Des sacs poubelles jonchent les trottoirs. Les premiers étages des immeubles sont barricadés. Les cheminées des usines pointent le ciel sans écumer quoi que ce soit.» (p.187)
Christian Guay-Poliquin nous aspire avec cette histoire où manger et boire devient une aventure. Un monde de plus en plus menaçant. Je suis devenu fébrile avec les kilomètres qui s’accumulaient. Jusqu’au dénouement plutôt inattendu. Ce romancier possède un sens formidable de l’action. Il m’a subjugué en disant peu, quasi rien. Cela doit s’appeler du talent.

Le fil des kilomètres de Christian Guay-Poliquin est paru aux Éditions de la Peuplade.

dimanche 17 novembre 2013

Robert Lalonde plus touchant que jamais

Robert Lalonde a porté ce récit pendant toute sa vie. Il aura fallu peut-être que sa mère lui laisse le champ libre pour réussir à y mettre le point final. «Pis oublie pas, c’est le cœur qui meurt en dernier, mon petit gars, le cœur, pas la tête. C’est par ces mots que j’avais commencé, il y a plus de quarante ans, dans l’île de Crète, que tu n’as jamais vue, à l’ombre d’un mur millénaire, sous un soleil impitoyable, le récit que j’achève aujourd’hui.» (p.164)

Ces phrases lançaient les confidences, il y a quatre décennies. Elles le terminent maintenant. Le livre s’est retourné, la vie s’est dilatée pour permettre aux événements de prendre leur place, de passer de la colère à la fascination. La résilience est affaire de temps, de patience et d’abandon, de renoncement surtout.
La vie n’est guère facile pour un garçon quand il doit vivre avec une mère extravagante, émotive, en guerre contre les obligations du quotidien. Aussi imprévisible que le jour et la couleur du temps, elle ne peut que marquer ses proches. Elle rêvait une autre vie, un ailleurs où tout serait plus facile. Comment ne pas heurter le garçon sensible qu’était son fils.
« — Imagine ! Si j’étais née ailleurs, dans un autre temps, un autre village, une autre famille, avec un autre corps, plus mince, plus élancé, un visage à la Greta Garbo. Si j’étais née dans une autre maison, avec des parterres de fleurs tout autour, pas un château, exagérons pas, mais une belle maison, à trois étages, ma chambre avec un édredon de satin, des grandes fenêtres encadrées de jalousies bleu ciel, une écurie avec de beaux chevaux blancs qu’on peut faire atteler pour des promenades dans les vergers, après la messe…» (p.58)
Elle maniait les mots comme des sabres, possédait l’art de tout retourner à son avantage, de déstabiliser son interlocuteur, d’avoir raison contre le monde entier. Le jeune garçon était fasciné et en même temps révolté.

Désordre

Des souvenirs, des moments qui refont surface. Des photos. La voilà au bout de sa vie, un peu perdue, mais encore capable de pourfendre la réalité avec son verbe incisif. Ou encore en épouse capricieuse qui ne sait quelle robe choisir pour un repas de famille. Ses stances, ses récriminations devant les tâches familiales, sa révolte contre sa condition de «torcheuse, épousetteuse, décrotteuse», son plaisir quand tout était à sa place.
«On ne pouvait rien t’offrir. Recevoir t’humiliait, t’offensait. Tu n’as jamais accepté — et encore, de mauvaise grâce—  que ce que tu avais voulu, demandé, exigé. Ni papa ni moi ne faisions partie de ce que tu avais voulu, demandé, exigé.» (p.107)
Capable de pleurer les malheurs de tout le village, capable aussi d’une cruauté sans nom avec sa soeur aux prises avec la maladie d’Alzheimer. En bataille contre la vie, son mari et son fils qui ne savent jamais sur quel pied danser, elle suscite la colère et la révolte. L’adolescent a l’impression que le monde le rejette et que sa mère va finir par l’étouffer.
«Je laissais comme ça le temps passer, le méchant désir de parler s’estomper. Et puis je me remettais à te donner la réplique, dans ta chronique du tragique et bouffon jour le jour qui, pour sûr, ne manquait pas de catastrophes, chicanes, paroles apparemment lancées en l’air, mais qui avaient sournoisement raison de la raison et pouvaient conduire au pire.» (p.102)
Une vie de paroles, des monologues mille fois recommencés, de phrases qui étourdissent et assomment. Pas étonnant que Robert Lalonde soit devenu comédien et écrivain. L’art de fuir en jouant, en devenant un autre et les tentatives de tout dire dans ses romans et des histoires cent fois reprises.

Réconciliation

Quelle manière formidable de présenter une femme qui aurait voulu échapper à sa vie et à son époque. Fascinante, fantasque, étourdissante, haïssable, elle basculait dans les pires excès, ne savait plus comment refaire surface, vivait des dépressions en refusant de l’admettre. Elle pouvait disparaître aussi pour mettre un peu d’ordre dans sa tête. Une ratoureuse qui a réussi à dissimuler pendant presque toute sa vie son analphabétisme. Elle n’a pu lire les livres de son fils qu’à la fin de sa vie. Robert Lalonde lui montrant à lire alors qu’elle avait plus de quatre-vingts ans.
Il faut du courage pour se lancer dans une telle aventure. L’auteur m’a touché particulièrement, parce que sa mère n’est pas sans me rappeler certains côtés de ma propre mère. Il a touché quelque chose que j’ai abordé dans La mort d’Alexandre et Les Oiseaux de glace. La mère dans la littérature québécoise, n’est pas près de se retirer dans les coulisses. Un portrait d’une beauté époustouflante qui permet à l’écrivain de refermer une porte. Peut-être…

C’est le cœur qui meurt en dernier de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.

samedi 16 novembre 2013

Madeleine Gagnon témoigne de son époque

Presque tous les écrivains ressentent le besoin, un jour ou l’autre, de revenir sur ses pas pour contempler le chemin parcouru, faire le point sur une vie consacrée à l’écriture et la réflexion. Pour voir peut-être ce reste à faire. La plus belle réussite du genre est certainement La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy. Une écriture venue tardivement qui a laissé ses admirateurs au moment où Bonheur d’occasion devenait un livre. Heureusement, madame Gagnon n’a pas trop tardé à se pencher sur sa vie et son parcours même s’il reste encore des zones d’ombres. Comment tout dire, comment être juste sans basculer dans la complaisance? Madeleine Gagnon a dû se poser la question pendant toute la gestation de ce livre passionnant.

L’écrivaine revient sur son enfance à Amqui, son adolescence, la période des études à Québec et Moncton, les voyages en France, la découverte de l’Europe et le retour à Montréal pour y devenir un rouage important du monde littéraire. Un parcours qui épouse les grandes périodes du monde contemporain, ses espoirs et aussi ses déceptions.
Il y a d’abord la famille. Tout commence là ou presque. Les parents ne feront rien pour contrer les ambitions de leur fille.
«… Je l’ai déjà écrit ailleurs mais j’aime à le répéter: «Et si je n’ai pas assez d’argent pour faire instruire tous mes dix enfants, je ferai d’abord instruire les filles!» Pourquoi? avions-nous osé demander. Sa réponse fut simple: «Parce que les femmes sont meilleures, plus intelligentes et ont plus de morale. Et parce qu’elles transmettent les valeurs d’une génération à l’autre. Les garçons, eux, peuvent toujours gagner leur vie avec la force de leurs muscles.» (p.123)
Il semble bien que l’on a oublié que les filles ont «plus de morale» avec l’arrivée de Pauline Marois comme première ministre du Québec. Une grande première pourtant, une étape importante.

Études

Étudier à l’époque voulait dire tourner le dos jusqu’à un certain point à une façon de vivre et à son coin de pays. Madeleine Gagnon séjournera au séminaire des Ursulines de Québec d’abord. L’aventure prendra fin abruptement.
«Ce jour-là, elle me dit sans autre préambule que si je voulais revenir au collège l’année suivante, je devais renoncer à mes premiers prix – j’en avais quelques-uns, et dans quelques matières. Elle me donnait vingt-quatre heures pour réfléchir et lui faire connaître ma réponse. Sans trop comprendre de quoi il retournait, et flairant l’abus de pouvoir, je ne mis pas vingt-quatre heures, mais vingt-quatre secondes, et la fixant droit dans les yeux, ce qui nous était interdit, humilité oblige, je dis: «Ma décision est prise, mère, je garde mes prix!» Ne pouvait contenir sa rage, elle hurla: «La porte, mademoiselle. La porte de mon bureau et celle du collège, l’an prochain. Vous êtes congédiée ! Pour cause officielle d’insubordination!» (p.45)
Première injustice, prise de conscience peut-être que certaines pouvaient revendiquer des privilèges par leur naissance. Des études marquées par des changements, des arrêts et des déplacements. À la fin, ce sera Montréal et son initiation à la philosophie. Là encore, elle fait face à un monde où les femmes ont peu de place, où elle devra s’imposer. Madeleine Gagnon poussera jusqu’au doctorat en France.

Écriture

Le désir d’écrire se manifeste tôt. La poésie d’abord, des textes engagés, la découverte de la littérature québécoise, la conversion à l’idée de la souveraineté, l’amour, le mariage et la maternité. Une vie qui poussait la jeune intellectuelle un peu dans toutes les directions. Une volonté de militer, de participer à la société du Québec en devenir.
Une histoire de franches amitiés, une volonté de rendre son pays plus juste, pour les femmes surtout, l’enseignement de la création littéraire et la défense des écrits du Québec dans ses cours et lors de conférences à l’étranger. Elle deviendra une sorte d’ambassadrice de la littérature francophone d’Amérique un peu partout dans le monde.
Un témoignage touchant, sans complaisance, dur parfois pour ses proches. Une page importante de l’histoire du Québec moderne qu’elle écrit magnifiquement. Tout n’est pas dit, mais nous avons là un bel aperçu du parcours d’une femme d’exception et de courage.

Depuis toujours de Madeleine Gagnon est paru aux Éditions du Boréal.

vendredi 15 novembre 2013

Jean Paré n’a pas perdu son sens critique

Jean Paré, ex-journaliste et directeur du magazine L’actualité, conseille à son lecteur de «ne pas lire d’un trait» Le calepin d’Érasme. Sage recommandation. Il faut du temps et de la lenteur pour savourer ses propos, s’imprégner de ces fragments qui vont un peu dans toutes les directions. Un livre qu’il faut fréquenter avec modération, en se moquant du temps. Pour tout dire, un livre pour flâner, où piger une idée, une phrase que l’on retourne dans sa tête pendant des heures.

Jean Paré va d’un mot à l’autre, d’une expression à une formule, s’attarde à des sujets de l’actualité et des lectures, la plupart assez anciennes. Il faut préciser qu’il a suivi scrupuleusement les directives d’Érasme qui écrivait en 1512.
«Annotez vos livres, notez les mots qui vous frappent, les nouvelles idées, les éclairs de style, les exemples, les adages, les brèves remarques qu’il vaut la peine de mémoriser (…) Gardez un petit carnet, divisé par matières de façon à pouvoir copier, chaque fois que vous tombez sur quelque chose qui vous semble valoir la peine, ou noter les gloses qui viennent à l’esprit à la lecture.» (p.5)
Comme quoi certains propos savent s’arracher au temps et aux modes. C’est peut-être ce que nous tentons tous de faire quand nous avons réussi à déjouer les carcans du travail et les horaires qui décident de vos journées.

Préoccupations

Peu à peu nous découvrons les préoccupations du journaliste qui ne dédaigne pas la polémique. C’est tout à son honneur en cette époque où l’art de la communication a développé jusqu’au vertige les formules qui masquent la réalité, où l’opinion fleurit sur les médias sociaux faute d’avoir des idées.
Le pays rêvé qu’est le Québec, le Canada de Stephen Harper, certaines émissions à la télévision et la langue des Québécois. Voilà qui fait le charme de ce carnet qui met souvent le doigt sur des sujets qu’il ne faut jamais perdre de vue. La société change, mais des questions demeurent.
«Les hoquets des économies et du système financier de l’Occident ne sont pas dus à l’amateurisme des timoniers, mais l’absence de morale, c’est-à-dire de culture. Le culte de l’image n’autorise qu’une valeur, le succès, et qu’une mesure, l’argent.» (p.7)
Les témoignages à La Commission Charbonneau donnent entièrement raison à Jean Paré. Que dire de ces témoins qui se vantent d’avoir filouté l’état et les citoyens, de fréquenter des bandits sans pour autant être importunés? Absence de morale. Une seule loi: les profits et l’enrichissement personnel.
«Il ne faut pas se laisser déposséder de sa propre vie, car on ne peut rien pour autrui si l’on n’est pas d’abord maître de soi.» (p.23)
Bien sûr, Paré m’a fait tiquer un peu en s’attardant à la langue des Québécois. C’est vrai que beaucoup d’animateurs à la radio et à la télévision se gargarisent de vulgarités et de stupidités. La dictature du rire à tout pris fait des ravages. Malgré tout, je ne suis guère nostalgique des années cinquante, des « r » que l’on roulait à une vitesse vertigineuse à Radio-Canada. Il y a un juste milieu à trouver et ce n’est pas du côté des puristes ou des nostalgiques que l’on trouvera cet équilibre.

Pertinence

Il vise juste cependant quand il parle des humoristes, de l’enseignement et des contorsions de l’art contemporain où l’idée prend le pas sur l’objet ou la réalisation.
«C’est sa culture qui fait d’une population un peuple, et ce sont les moyens qu’il se donne pour protéger cette identité qui font d’un peuple une nation. Et ses velléités qui en font une vieille histoire.» (p.51)
Les membres du gouvernement et les élus de l’Opposition à l’Assemblée nationale devraient lire cette phrase avant d’amorcer leurs débats. Peut-être que l’on éviterait les dérapages et les propos farfelus sur la dette, le déficit zéro et certains délires sur la charte de la laïcité.
J’ai adoré aller comme ça d’un sujet à l’autre, suivre la pensée de cet homme qui surprend et étonne par sa justesse et son à-propos. Un genre de réflexion nécessaire, qui  fait du bien.

Le calepin d’Érasme de Jean Paré est paru chez Leméac Éditeur. 

jeudi 14 novembre 2013

André Pronovost atteint un sommet


André Pronovost atteint un sommet dans Elvis et Dolores. Un travail intelligent, une belle maîtrise de son sujet où il remet en question les idéaux de la société américaine. Un savant mélange de musique, de culture cinématographique et de philosophie, de l’art du récit également. Un projet qui englobe peut-être l’art de la vie pour mieux la secouer et l’aimer.

Quelque part dans le Maine. Alison, la grande amie de la bibliothécaire Blanche Roanoke, travaille chez McDonald pour amasser des sous. Elle souhaite se payer des implants mammaires, une opération qui changera sa vie.
Les amies se voient tous les jours, se préoccupent des gens qu’elles côtoient. Arthur par exemple, un employé de la bibliothèque municipale qui sait tout de la vie d’Elvis Presley et de la jeune comédienne Dolorès Hart qui, après un début de carrière fulgurant au cinéma dans King Creole, a choisi de devenir carmélite.
«Son rôle dans Loving You a fait d’elle la première femme qu’Elvis ait embrassée à l’écran. Elle est devenue à ce moment-là l’une des jeunes femmes les plus enviées des États-Unis.» (p.86)
Les deux femmes décident de s’occuper de ce grand timoré. Alison le questionne sur Presley sous prétexte d’écrire un article pour la revue Rolling Stone. Le solitaire se confie et les feux de l’amour ne tardent pas à s’allumer.

Grande question

Pourquoi une comédienne belle à faire rêver tourne-t-elle le dos à la gloire à vingt-quatre ans ? Qu’est-ce qui importe dans la vie ? La célébrité, l’argent ou s’accomplir dans les gestes les plus humbles ? Voilà la question qui porte le roman de Pronovost.
«Cette jeune femme que tu admires a fait le deuil de sa beauté. Elle a su se libérer de son besoin d’être désirée. Toi, petite fille, en réclamant de plus gros seins, tu fais le contraire de ce qu’elle a fait— et alors qu’elle avait le même âge que toi. Et pourtant tu lui ressembles. Ca tu es, comme elle, en quête du bonheur. Tu as mal. Tu cherches à apaiser ton âme.» (p.114)
Grâce à la plume de Blanche Roanoke, toute la ville vit le procès de Dolorès Hart. Parlons-nous d’une sainte ou d’une jeune femme à l’esprit dérangé ? Pronovost interroge le culte de la vedette, la richesse et le succès, les piliers de la société américaine. L’écrivain propose un théâtre de l’absurde où sont convoqués Freud, Jung, Diderot, Tolstoï et plusieurs autres penseurs. Toute la population embarque dans cette représentation unique qui soulève les passions.
«Il n’y avait qu’un seul problème. Plus une peur légitime qu’un problème d’ordre métaphysique. C’était la peur de manquer d’alcool. Charlotte craignait qu’on ne fit fi de ses appels à la modération. La sensibilité à fleur de peau des spectateurs dépassait les prévisions. Ceux-ci buvaient beaucoup, beaucoup. La réputation d’un hôtel pris à court d’alcool est ternie à jamais.» (p.221)
Des moments uniques quand Simone de Beauvoir vient à la barre et explique ses choix de vie.
«— Oui. À quatorze ans, je suis devenue athée. Je me suis mise à voir la religion comme une duperie monumentale, et les membres du clergé comme des commères se repaissant de ragots.» (p.230)

Procès

Qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de Dolorès Hart ? Pourquoi choisir l’anonymat et la plus effacée des façons de vivre ? Si Hart a trouvé le bonheur dans la vie religieuse, Presley s’est perdu dans les remous du succès.
Comment trouver le bonheur et l’équilibre ? Pronovost aime bousculer nos façons d’être. Je songe à Appalaches, un récit passionnant qui permet de voir les États-Unis d’un autre œil.
Jamais Pronovost n’a été aussi percutant. Ses incursions dans les écrits et les dires des grands penseurs sont remarquables. Un humour fin, maîtrisé, un bonheur. L’écrivain questionne sans jamais être lourd, pompeux ou moralisateur. Et quels personnages attachants ! Un grand bonheur de lecture.

Elvis et Dolores d’André Pronovost est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/633.html

lundi 11 novembre 2013

Les Québécois ne connaissent pas leur pays


Bonne idée que de questionner des hommes (une seule femme?) de différents horizons et de leur demander de quoi le Québec a besoin pour s’affirmer dans le concert des nations, sortir d’une morosité qui le paralyse depuis des décennies. Les participants, malgré des vies différentes et des parcours singuliers, en arrivent à un même constat. Les Québécois connaissent peu ou mal leur pays, ses frontières floues et son histoire.

«Voici un livre écrit en chaussures de marche, le nez dans le vent, avec boussole et GPS. Un livre pour rouler, survoler, connaître. Un incitatif à s’enfoncer dans les villes ou les épinettes noires. Parce que la géographie, c’est le berceau d’un pays», explique Marie-France Bazzo dans une courte préface. Les Québécois sont vraiment en manque de connaissances géographiques. Leurs lacunes cognitives en ce qui concerne le territoire ne cessent de s’accumuler.
Le Nord, l’exemple le plus frappant. Les trois quarts du territoire du Québec restent inconnus et mystérieux. Cet espace mythique, sauvage, propice aux fantasmes miniers et hydro-électriques, devient un lieu d’exil temporaire, le temps de faire «la passe» et d’accumuler un pactole avant de revenir vers la civilisation.
«Les Canadiens et les Québécois ont bien évolué dans le sens de peupler les régions les plus tempérées, les plus au Sud, les plus liées à la richesse du sol et aux réseaux de communications, mais ces réseaux ne sont jamais allés, jamais, vers le Nord. Ils vont vers le Sud, ou vers l’Europe.» (p.18)
Une grande majorité de la population québécoise vit dans la vallée du Saint-Laurent et les territoires bordant certains affluents. Après Chibougamau, c’est l’inconnu, les vents, les épinettes, la toundra qui attire les plus braves…
«Non. Je pense que nous n’avons jamais eu conscience du territoire. Le Nord, pour nous, est une absence. Fondamentalement et historiquement, ce sont les Autochtones qui l’habitent.» (p.94)
Pourtant, ceux qui ont arpenté ce pays sont devenus des amoureux du Nord. Pensons à Jean Désy, Louis-Edmond Hamelin et Serge Bouchard. On pourrait aussi s’attarder au territoire fantasmé d’Yves Thériault qui en a fait le lieu de toutes les sauvageries et des pulsions.

Passé

Les Québécois ignorent leur histoire, encore plus celle des autochtones, leur mythologie, leur conception du pays, les rapports avec la nature et la vie. Nous sommes affligés d’une amnésie qui nous empêche de prendre les bonnes décisions.
«On l’a bradé, notre territoire. On l’a donné. On l’a mauvaisement prêté à des gens. Loué, vendu même: le fond des rivières, certains droits de coupe, le sous-sol, le pétrole, certains métaux. Toujours uniquement sous des auspices et des justifications économiques. Parce que malheureusement c’est seulement là, dans l’économique, que l’on dresse des bilans.» (p.130)
Les gouvernements ressassent des idées peu adaptées à l’époque contemporaine et à sa géographie. L’idée même des régions ressources empêche le développement intelligent des territoires périphériques et du Nord. Un concept venu du colonialisme peut-être qui fait que l’on pille les ressources de ces contrées au profit des habitants du Sud et des villes. Cette vision bancale ne peut que donner des interventions néfastes. L’exploitation de la forêt, des mines dans les régions est un véritable gâchis que beaucoup refusent de voir. L’erreur boréale de Richard Desjardins, par exemple, a montré une réalité que nombre de décideurs et de commentateurs ont refusé d’accepter. Ils ont préféré pourfendre «le poète».
De quoi le territoire du Québec a-t-il besoin? amorce une réflexion qui mérite d’être poursuivie et étoffée. Ces témoignages font prendre conscience des lacunes, des trous de mémoire qui peuvent expliquer nos flous identitaires, notre incapacité à se définir et à s’affirmer. Ce brouillard on le retrouverait autant du côté de la culture, de la littérature en particulier, que l’on ne fréquente guère, que l’on ne diffuse pas et que l’on oublie d’enseigner.
Les politiciens devraient lire et relire ce collectif, les enseignants devraient le mettre dans les mains de leurs étudiants dans les cégeps et les universités. Un incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent à la vie d’ici, au territoire immense du Québec réel et à inventer.
Enfin des textes qui font appel à la lucidité et à l’intelligence. C’est quand même rare dans une époque où être, c’est devenir consommateur. Une entreprise nécessaire.

De quoi le territoire du Québec a-t-il besoin? de Marie-France Bazzo, Camil Bouchard, René-Daniel Dubois et Vincent Marissal est paru aux Éditions Leméac.

lundi 4 novembre 2013

Gabriel Nadeau-Dubois donne sa version


Printemps 2012. Des grèves étudiantes éclatent partout au Québec. On réclame la gratuité scolaire et un accès plus grand à l’université. Un conflit sans précédent par son ampleur et sa durée. Les médias s’enflamment. Violence policière, droit de manifester, de recevoir des cours en recourant aux injonctions, droits individuels qui semblent avoir préséance sur les droits collectifs, liberté d’expression et dissidence. Comme si pendant quelques semaines, il avait été possible d’imaginer une façon autre de voir et d’être au Québec.


Gabriel Nadeau-Dubois a été l’un des porte-parole de cette grève étudiante, de ce printemps érable qui a accaparé à peu près tous les bulletins de nouvelles pendant des mois. Avec Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin, ces jeunes ont étonné par leur calme, leur sagesse et la justesse de leurs propos. Nadeau-Dubois a vite été perçu comme le «mouton noir», se faisant souvent reprocher d’être le pur et l’intransigeant qui refusait toutes négociations.

Retour

Gabriel Nadeau-Dubois revient sur cette période particulière de l’histoire du Québec où des centaines de jeunes sont descendus dans les rues et, après des mois de contestations, ont su rallier une bonne partie de la population à leur cause.
Tenir tête nous fait vivre ces événements de l’intérieur. L’étudiant en philosophie raconte la mobilisation étudiante, les réunions interminables de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) qui avait choisi de débattre toutes leurs décisions en assemblée générale, limitant ainsi singulièrement le rôle des représentants qui devaient s’en tenir à des mandats précis. Un phénomène que les médias n’ont jamais comprit ou voulut comprendre.
«La plupart de ceux qui ont fait le procès des assemblées générales de grève n’ont d’ailleurs jamais assisté à une seule d’entre elles et ignorent qu’on y encourageait de manière constante — et presque naïve diront certains — le discours politique. Une priorité qui s’est avérée lourde et rebutante par moments, qui a mis à l’épreuve la patience de plusieurs, mais qui a aussi donné lieu à des échanges politiques d’une richesse inouïe.» (p.55)
De quoi dérouter les journalistes qui apprécient les réactions spontanées, aiment quand une question reçoit une réponse. Les médias veulent du direct, de l’émotion et souvent du sensationnel.

Problème

La gratuité scolaire et le rôle des universités, les conséquences de la décision du gouvernement Charest de hausser les frais de scolarité retiennent l’attention de Nadeau-Dubois. Des mesures similaires ont eu des effets néfastes dans d’autres pays. Baisse de la fréquentation des universités de façon significative en Angleterre et aux États-Unis, endettement des diplômés qui n’arrivent plus à s’en sortir dans le climat économique présent. Un questionnement fort pertinent sur le rôle des universités qui, peu à peu, deviennent des «laboratoires» pour les entreprises privées. Le rôle traditionnel de ces institutions qui formaient des citoyens capables d’analyser, de questionner, de critiquer et de juger semble bien loin des préoccupations des recteurs. Il faut que ce soit efficace, rapide et comptabilisable.
Médias

Nadeau-Dubois insiste aussi sur les réactions de la plupart des chroniqueurs et des commentateurs, pendant cette période. Tous ont tapé joyeusement sur les étudiants, demandant au gouvernement de les ramener dans les salles de cours, les privant ainsi de leur liberté d’expression et du droit de manifester. Une unanimité particulièrement suspecte, des embardées spectaculaires dans certains cas.
«Denise Bombardier s’alarmait le plus sérieusement du monde de l’effondrement de l’État de droit dans les pages du Devoir. Avec le recul, ses propos paraissent d’un ridicule consommé: «La rue a gagné sur l’État de droit. Les lois votées à l’Assemblée nationale et celles imposées par les tribunaux pourront désormais être invalidées dans les faits par des groupes divers qui ont fait leurs classes ce printemps en bloquant Montréal la rouge, en noyautant les réseaux sociaux, en intimidant leurs adversaires et en usant de violence.» S’en était fait de la démocratie, le Québec sombrait dans le chaos.» (p.169)
Gabriel Nadeau-Dubois s’interroge aussi sur la judiciarisation du conflit, l’interprétation des juges qui ont accordé des injonctions, niant ainsi les droits d’une majorité en privilégiant les désirs individuels.
Un essai vivant, percutant, vivifiant qui ramène des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponses. Notre société est à la dérive, peut-être, mais pas pour les raisons que l’on ne cesse de remâcher. Heureusement, il y a une jeunesse intelligente et articulée qui questionne et refuse d’avaler les couleuvres des dirigeants. Il faut tenir tête, c’est la seule manière de progresser, de changer des choses. Un éclairage nécessaire qui peut servir de leçon, du moins je l’espère.

Tenir tête de Gabriel Nadeau-Dubois est paru chez Lux Éditeur.