ROBERT LALONDE a séduit
bien des lecteurs avec ses chroniques dans Le
Devoir ou en flânant dans ses carnets. L’important pour cet écrivain est de
lire le monde et de s’approcher des autres pour saisir leurs regards. Émilie Dickinson, Annie Dillard et
Marguerite Yourcenar l'attirent. Il a même emprunté la manière de plusieurs d’entre eux
dans Des nouvelles d’amis très chers
où il se plaît à écrire à la manière de Colette, Flannery O’Connor, Maupassant et
quelques autres. Pas étonnant qu’il revienne vers Anton Tchekhov, l’homme de théâtre,
l’auteur de nouvelles et d’oeuvres marquantes comme Oncle Vania ou Les trois
soeurs. Un clin d’œil, une complicité, une manière de saluer un écrivain
qu’il aime depuis toujours.
Je reviens souvent
vers certains écrivains. Homère et L’odyssée,
Gabriel Garcia Marquez. Combien de fois j’ai relu Cent ans de solitude ? Günter Grass et Paul Auster aussi. Il y a eu
Giono, Tolstoï et Dostoïevski dans les commencements. Il m’est arrivé de
prendre un été pour relire tout d’un écrivain. Marie-Claire Blais il y a
quelques années, et Robert Lalonde. Véritable aventure que cette plongée dans
un monde autre. Un chemin s’ouvre sur les préoccupations, les obsessions, les
questions que l’auteur transporte d’un livre à l’autre. Je me suis toujours
promis de le faire avec Victor-Lévy Beaulieu, mais il faudrait tout oublier
pendant un an et plus. L’ampleur de son œuvre prend la dimension d’un
continent. Je reviens aussi à La Maison
du Remous de Nicole Houde, y trouvant chaque fois un aspect qui modifie mon
regard. Le gardien des glaces d’Alain
Gagnon est aussi l’un de mes livres fétiche. Malheureusement ou heureusement,
le métier de chroniqueur vous garde dans l’actualité des livres et vous manquez
souvent de temps pour les retrouvailles, les retours aux sources.
TEMPS
Anton Tchekhov vit
ses derniers mois dans Le petit voleur,
la dernière parution de Robert Lalonde. Sa santé est chancelante. La
tuberculose sans doute, celle qui ne pardonne pas et que l’on combat par des
séjours au bord de la mer où le soleil se fait plus tendre avec l’air salin. La
vie en Russie, près de Moscou, les hivers froids, la neige et les vents ne pouvaient
qu’être néfaste à l’écrivain. Il devait migrer, chercher le soleil.
Juste avant de
partir pour la Côte d’Azur, l’auteur de La
cerisaie reçoit une lettre d’un admirateur. J’imagine que l’écrivain ne prenait pas la peine de répondre à toutes les
demandes. Les propos du jeune Légorouchka attirent son attention. Une
correspondance s’ensuivra. Le jeune idéaliste sait le toucher par sa
spontanéité et surtout par ses textes maladroits. Josapht Goldenveiser, juif,
fait tout pour masquer ses origines. Les deux ne se rencontreront jamais et tout
se passera dans ces échanges épistolaires. Cela me fait penser à Georges Simenon
et Pierre Caron qui ont correspondu pendant des années.
VÉCU
Le maître et le
disciple vivent à peu près les mêmes choses. Légorouchka, lors de son voyage en
train, rencontre Alba, dont il devient éperdument amoureux. L’homme de théâtre n’oublie
pas Olga Leonardovna Khipper qui incarne l’un de ses personnages dans La Mouette.
Cette
correspondance entre le jeune et le maître permet à Robert Lalonde de
s’attarder à l’art d’écrire. Anton prodigue des conseils au jeune apprenti, lui
lègue si on veut un art, une manière de dire, un certain héritage.
Ferais-tu partie,
toi aussi, de ceux qui sont avec les autres sans y être ? Ce qui expliquerait
que tu veuilles écrire ? Si tel est le cas, sache que tu ne dois pas montrer le
personnage simplement comme il est. Tu dois savoir à quoi il rêve ! Et ne jamais
parler de ce que tu ne connais pas, ne comprends pas. Tu ne dois pas peintre la
vie telle qu’elle est ni telle qu’elle devrait être, mais telle que tu la voies
en rêve - du moins pour commencer. Dis-toi bien que, pour se montrer
intelligent, l’intelligence ne suffit pas. Il faut y mettre le cœur. (p.18)
Tchekhov s’adresse
au débutant d’égal à égal. Il en est toujours ainsi. Simenon en a fait autant
avec Pierre Caron. Légorouchka est capable de tout, même de plagier son maître
tandis que l’écrivain reconnu porte des jugements sévères sur son travail. Même
quand on louange ses œuvres, il voit des défauts et des failles partout. Ce
doute, je le connais bien. Je refuse de relire un de mes livres après
publication par crainte de ne voir que les maladresses. Je peux les reprendre
plus tard, quand ils sont complètement détachés de mon présent.
Apprends que
celui qui t’écrit ces mots a beau pérorer, en vérité il est dégoûté de sa vie
comme de son travail. Entré en littérature par une porte dérobée, il ne songe,
ce matin, qu’à mettre le feu au sinistre bâtiment. Le théâtre est une
malédiction et la prose un enfer imitant la prison de l’île de Sakhaline, ses
forçats de gais lurons ayant à cœur de jour la fleur à la bouche, comparés aux
gribouilleurs absurdement acharnés à insuffler du sens à de pauvres mots usés à
force de traîner partout. (p.25)
Tchekhov n’arrive à
rien avec un roman, revient aux nouvelles et au théâtre, se laisse apprivoiser
par celle qui donne son visage à Arkadina.
La comédienne lui permet de s’abandonner à l’amour, d’aller plus loin que les
contacts charnels qui l’ont toujours déçu. Il n’est pas très différent de Léon
Tolstoï qui a toujours eu un rapport ambigu avec la sexualité. Légorouchka veut
tout cacher par l’écriture, devenir un autre, faire oublier ses racines juives,
« tout détruire » comme il l’affirme dans un moment d’ivresse.
Pendant que
Tchekhov séjourne en France et qu’il prend du mieux, le jeune admirateur
débarque à Mélikhovo, s’installe dans la famille du maître, travaille avec
Micha le frère de l’écrivain, devient le protégé de Macha, sa sœur, qui dirige la
maison avec douceur et fermeté. Il se meurt d’amour pour la belle Alba, lui
écrit, lui fait part de sa révolte et finit par l’effaroucher avec des propos
qui laissent prévoir la grande révolution qui changera le visage de la Russie
quelques années plus tard.
ÉCRITURE
Ces échanges entre
le jeune idéaliste et l’écrivain permettent à Lalonde de s’attarder au travail
« du souffleur de mots » qui exige tout. Pourquoi ? Comment écrire pour se
rapprocher de la réalité ? Qu’est-ce qu’il faut rejeter et garder ? Pourquoi
une rencontre, un regard engendrent une œuvre quand de grandes idées ne savent
que battre de l’aile ?
Depuis dix jours,
je gribouille des phrases qui tournent en rond, à la manière des Chinois qui
peignent sur une théière de porcelaine. Il n’y a pas de vide entre les mots et
le vide est nécessaire, le non-dit, le soupçonné. Mon malheureux début de roman
croule sous les débris de paysages ! Je mets « commence » et « achève » dans la
même phrase, abuse outrageusement de formules idiotes « pour ainsi dire », « il
pensait secrètement », et cetera ! Je besogne comme le journaliste étirant sa
copie ! (p.99)
Pendant ce temps, Alba
prend peur et rompt avec Légorouchka. Est-il possible de livrer son âme à celle
que l’on aime ? Peut-on faire confiance aux mots au point de révéler ses
pulsions les plus secrètes ? Victor-Lévy Beaulieu prétend pouvoir tout dire en
écrivant, abolir toutes les barrières et les balises. Est-ce possible ? Et
comment se libérer d’un écrivain que l’on admire par-dessus tout ? Comment
devenir soi, trouver son rythme, une parole qui vous colle à la peau, qui vous
dit dans votre regard et votre pensée ? Peut-être que le cerner dans un roman
ou un récit est la meilleure manière de prendre ses distances. Robert Lalonde
le sait et Victor-Lévy Beaulieu l’a fait en se mesurant à Nietzsche et James
Joyce.
J’ai erré sans
cesse parce que je ne suis pas vous. Parce que même en m’arrachant l’âme et en
parcourant le monde de part en part avec elle au creux de ma paume, je ne serai
jamais, pas même un tout petit peu, comme vous. Nous sommes, vous et moi, à la
fois inséparables et inconciliables. Je ne vous ai jamais vu que sur des
photographies, vous ne m’avez jamais aperçu que dans votre imagination,
peut-être dans vos songes. Mieux valait que nous ne nous rencontrions
pas : nous aurions mis le feu quelque part - votre briquet, ma main et le
tour était joué. Car je sais que vous méprisez autant que moi ce monde de
dangereux fous, mais n’osez pas, par décence, vous en prendre à lui. Les hommes
de l’avenir, je le sais, entendront votre voix. Ils pleureront, d’abord, puis
se repentiront et s’efforceront de vivre mieux. (p.181)
Robert Lalonde va
au cœur du Tchekhov qu’il aime, qu’il lit et relit, effleure ses tourments, ses
peurs et ses craintes, partage ses doutes et ses enthousiasmes. Il reste
peut-être ce jeune idéaliste qui imite le maître et le pille. J’ai dû me
défaire de Jean Giono à vingt ans et revenir dans mon pays du Lac-Saint-Jean pour
trouver ma voix. L’écrivain est un lecteur du monde et des autres écrivains.
C’est ce que je dis toujours aux stagiaires du Camp littéraire Félix lors de notre première rencontre. S’il est
tout à fait normal de mettre ses pas dans les empreintes de ceux qui nous ont
précédés, surtout quand on sent une affinité d’âme, il faut aussi savoir
prendre ses distances. Et peut-être qu’avec Légorouchka, nous sommes tous des petits voleurs devant ceux qui nous ont accompagnés
sur la route des mots.
Un livre séduisant
parce qu’il nous entraîne là où soufflent les phrases, où naît l’écriture. Bel
hommage à un écrivain fascinant qui saura mourir comme s’il était sur une scène
après avoir bu une coupe de champagne. Une manière de se rapprocher de cet art
étrange qui cherche à cerner la vérité, un certain réel, à se perdre aussi
peut-être… dans un monde qui ne cesse de fuir. Robert Lalonde surprend encore
une fois par sa justesse et la magie de son écriture, son empathie et sa
capacité d’écrire à la manière du grand Tchekhov.
PROCHAINE
CHRONIQUE : Carnet
d’une méduse
de MONIQUE BRILLON publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.
Le petit voleur de Robert
Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 192 pages, 19,95 $.