JULIE HÉTU n’a pas emprunté la route la plus facile pour Pacific Bell, son troisième ouvrage. Un roman qui m’a fait souvent m’arrêter
et me demander où l’auteure voulait m’entraîner. L’impression qu’elle cherchait
à m’égarer dans une fable où les lieux sont aussi importants que les
gestes et les paroles des personnages. Une forme de conte où le réel et
l’imaginaire se mélangent pour vous désorienter. Ce fascinant échafaudage fait
se superposer différentes dimensions comme les couleurs qu’un peintre n’hésite
pas à étaler les unes sur les autres pour faire jaillir un ailleurs et
peut-être l’ici, le maintenant dans toutes ses dimensions.
Julie Hétu a piqué ma curiosité avec ce titre et j’ai fait un peu
de recherches sur le Web. La Pacific Bell
est une entreprise de communications qui existe réellement en Californie tout
comme Cima, la radio. Ce qui n’explique pas grand chose. Les écrivains s’appuient
souvent sur la réalité pour inventer leur monde. Pourtant, le fameux numéro de téléphone
de la cabine téléphonique dans le désert des Mojaves existe. Voilà ce que l’on
en dit ; « C’est ici l'ancien numéro de téléphone du célèbre Mojave Desert Phone, cabine située au
milieu de nulle part. La compagnie Pacific
Bell a aboli le numéro en l’an 2000 en raison de sa trop grande popularité.
Nombreux étaient les gens qui allaient camper près de la cabine pour répondre aux
appels. Ces va-et-vient avaient des effets néfastes sur l’environnement. »
Le désert dans le sud de la Californie, une cabine
téléphonique qui servait aux travailleurs de la Cima Cinder Mine. L’entreprise
a cessé ses activités au début des années soixante et la cabine est restée là.
Et il est arrivé ce que personne ne pouvait prévoir. C’est devenu un lieu
mythique et recherché, une occasion de faire entendre sa voix quand personne ne
veut vous écouter peut-être. Une manière de secouer son anonymat.
Puis en 1997, le téléphone des Mojaves se met à
sonner, nuit et jour. La petite communauté de Cima, qui vit isolée à une vingtaine
de kilomètres de la cabine, s’étonne de cet étrange phénomène. Des histoires
commencent à circuler. On finit par découvrir que les coups de fil proviennent
de partout dans le monde. Ceux reçus dans la cabine relèvent principalement de
conversations qui auraient été improbables dans un autre contexte, alors que
ceux dirigés depuis la cabine témoignent du passage en plein désert de
visiteurs curieux. (p.12)
La radio connaît différentes orientations avant
que Sofia Lorea ne lance son émission Voix
du désert en 2015. Là, je ne sais pas si c’est vrai où si c’est l’écrivaine
qui prend tout l’espace. Peu importe ! Cette parole semble sortir de ces espaces inhabités,
surgir de la plus grande des solitudes, d’un lieu où chaque mot prend un poids singulier.
Une voix un peu rauque qui raconte des histoires, s’adresse à son fils, entraîne
les auditeurs dans un conte d’Andersen. Comme si le désert se mettait à murmurer
pour oublier sa solitude. Un cri qui monte du fond de la terre peut-être, qui
vient de l’horizon pour exprimer la douleur des humains qui sont empêchés de
respirer, de parler, d’aimer et de vivre. Une tragédie, celle de Sofia Lorea
avant tout qui est coupé de son fils et qui a dû partir en exil à Montréal
avant de revenir dans ce coin isolé pour calmer sa détresse.
Sofia s’est recomposée, elle est devenue Eco,
une fiction d’elle-même. Fascinée, envoûtée par son propre reflet, elle a senti
grandir une soif immense, impossible à satisfaire. À partir de ce moment,
chaque retour à la réalité, au présent, a été plus difficile que le précédent.
Elle préfère se mentir, comme on ment quand on dit que le soleil se lève, comme
elle ment lorsqu’elle dit qu’il y a du sang sur la paume du cactus, simplement
pour contempler plus longtemps ce fantôme qu’elle tente de ramener à la vie
dans un conte qu’elle livre à la radio.
(p.17)
Est-il possible de se guérir en racontant des
histoires, en transformant son passé pour s’avancer dans un présent que l’on apprivoise
et transforme par la puissance d'une fable ?
PERSONNAGE
Sofia raconte son enfance dans la plantation où
l’on fabriquait la couleur rouge qui provient de la sève du cactus au contact de la cochenille. Un rouge vif qui prend presque la couleur du sang. Elle devait
être l’héritière de cette riche exploitation mexicaine et maintenir la
tradition. Il y avait Miguel, un garçon doux qui aimait la peinture. Ils auront
un enfant plus tard, mais Miguel prend la succession de son père à la tête d’un
cartel, devient un être cruel malgré son amour pour Sofia qui s'enfonce peu à peu
dans ses fantasmes.
Selon un code convenu entre Sofia et Miguel,
chaque fois que Sofia lit en ondes un extrait du conte La petite sirène d’Hans Christian Andersen, cela confirme que les
armes sont arrivées dans les conteneurs de la Cima Radio. Sofia est prévenue
par Rodney le jour de la livraison, et les hommes de Miguel attendent que le
message soit lancé en ondes pour venir récupérer la marchandise. (p.26)
Si on s’en tentait à cela, ce serait une autre
histoire de bandits sans scrupules et capables de tout.
Sofia dérive dans
sa tête et nous la suivons. Rapidement, je n’ai plus été capable de discerner ce qui était réel ou
inventé. Je n’ai pas cherché à comprendre non plus. Pourquoi toujours vouloir
tout savoir ? Je me suis laissé bercer par ce récit qui emprunte plusieurs
pistes pour mieux nous faire perdre pied. Sofia exprime le désespoir de celle
qui a tout perdu et qui tente de s’accrocher. Nous voilà dans un univers où une
couche de couleur en masque une autre comme dans un grand tableau que le
peintre transforme constamment. Comme la sève des cactus sous l’action des
cochenilles prend la couleur du sang humain.
MALADIE
Sofia souffre d’une étrange maladie où elle a
toujours soif. Une soif immense, insatiable, à la mesure du sable. Elle perd
contact avec la réalité et cherche à se faufiler dans une
autre dimension, à donner une voix au désert peut-être. Elle suit la petite
sirène d’Andersen qui monte des profondeurs et qui est fascinée par les humains
qui voyagent sur l’eau. Tous rêvent, dans le roman de Julie Hétu, d’échapper à leur
condition et de muter pour vivre enfin hors des contraintes d’un milieu qui
s’est refermé sur eux comme un étau. Miguel mute pour le pire et Sofia n’arrive
pas à fuir ses hallucinations. Tout passe par cet étrange conte qu’elle ne cesse
de développer à la radio et qui subjugue son fils Adam.
Pour les divertir au retour de la messe, Eco
leur lisait un conte qu’elle affectionnait tout particulièrement, l’histoire
d’une sirène qui se laisse mourir pour un idéal qu’elle ne peut atteindre et
dont elle est incapable de se détacher. Cette fascination pour les contes
funestes et le mythe de Narcisse lui venait de la parenté qu’ils entretenaient
avec les thèmes que développait son père dans ses tableaux, qui avaient laissé
leur marque dans l’imaginaire de sa fille. Afin d’épater les enfants quand elle
terminait sa lecture, Eco avait pris l’habitude d’enfoncer son petit couteau
dans la paume d’un cactus pour faire couler le sang des nopals, comme s’il
s’agissait de la chair du prince décrit dans son récit. (pp. 41-42)
ÉQUILIBRE
J’ai aimé ce roman où le réel et le fictif se
mélangent, où les contes et les récits deviennent plus vrais que le réel. Tout
ce jeu d’équilibre également. Le Nord et le Sud qui se tiennent en joue, le froid et la chaleur, le désert et la mer, les profondeurs de
l’eau et celles du ciel. La couleur qui porte le monde du peintre. Tous ces déséquilibres constituent la vie, tous ces
glissements nous poussent vers une autre réalité.
J’aime que la parole vienne du désert, cet espace
qui me fascine depuis un certain voyage en Californie. Julie Hétu m’a rappelé la
traversée de la Vallée de la mort. Ce pays inquiétant qui donne l’impression d’être
immobile même si nous roulons sur une petite route étroite. L'horizon brouillé, les plaques de sel qui me faisaient penser à des
étendues de neige. Et ce silence… Un silence qui nous cernait comme une bête
sauvage qui vous sent de loin et qui s’approche doucement. Cette lumière quasi
palpable et les rochers aux couleurs éclatantes. Je pense que c’est là que je
suis tombé en amour avec ces espaces où l’on respire tout l’air du monde. Tout
comme j’aime ces plaines envahies par la neige et le froid, cette lumière
éblouissante de l’hiver qui invente des paysages étranges. Alain Gagnon a
magnifiquement parlé de ces espaces de froidure dans Le gardien des glaces.
Dans Pacific
Bell la parole naît du silence qu’il y a en nous et autour de nous. Nous
sommes peut-être tous des perdus qui lancent un appel dans le désert pour entendre l'écho de sa voix.
Une singulière écriture où tout s’effrite comme le
sable entre les doigts, comme la pensée qui vacille quand le réel et
l’imaginaire se confondent. J’aime comment l’écrivaine vous étourdi, vous déstabilise,
se moque du réel pour nous entraîner dans le rêve de l’écriture. Un cri dans le
silence pour dire la détresse humaine, sa fragilité, ses rêves contre les
profanateurs qui pervertissent tout. Fable qui ne cherche jamais à vous
rassurer. La petite sirène sait qu’elle va vers la mort en montant à la
surface, mais comment s’empêcher de le faire. Tout s’invente et se défait dans
un même élan dans Pacific Bell. Tout est
écho et paroles.
Son affection pour les hommes croissait de jour
en jour, de jour en jour aussi elle désirait davantage s’élever jusqu’à eux.
Leur monde lui semblait bien plus vaste que le sien ; ils savaient franchir la
mer avec des navires, grimper sur les hautes montagnes au-delà des nues ; ils
jouissaient d’immenses forêts et de champs verdoyants. (p.105)
Roman terriblement humain et inquiétant que l’on doit scruter à la loupe pour en secouer les différentes couches, tous les équilibres
qui provoquent le déséquilibre, tous les mots qui trouvent des résonnances dans
le réel et le fantasme. Une sorte de château de cartes que le moindre souffle
peut balayer. C’est là un travail de précision qui fascine, la quête d’un
espace pour respirer et rêver. La recherche peut-être des humains qui n’ont
cessé de courir derrière leurs rêves pour franchir les mers, escalader les plus
hautes montagnes et s’aventurer maintenant dans l’espace où l’on perd toutes
ses références. Un roman troublant, à l’écriture retenue pour bien rendre le
désert, ce monde en arrêt, figé comme un humain qui n’arrive plus à faire quoi
que ce soit tellement la peur le paralyse.
PACIFIC BELL
de JULIE HÉTU,
une publication des ÉDITIONS ALTO.