DES CHILIENS MIGRENT au Québec
comme de nombreux dissidents l’ont fait pour fuir la dictature d’Augusto
Pinochet. La petite famille a du mal à s’adapter. Le climat, l’hiver surtout
est plutôt difficile pour les parents. Un appartement modeste au départ et un
déménagement dans une maison de Brossard. Le rêve de bien des Québécois.
Les enfants s'arrangent, mais c’est une autre histoire pour la mère. Son corps est
au Québec, mais sa tête part souvent au Chili. La distance entre les parents et
leur progéniture s’élargit un peu plus chaque jour. Et surtout, il y a le petit
dernier qui ne fait rien comme les autres.
Un homme d’origine
chilienne, fils de migrants, est à la dérive. Un peu comme sa mère qui n’a
jamais accepté sa nouvelle vie dans le pays étranger. Elle s’est suicidée lors
d’un séjour au Chili, n’arrivant plus à respirer au Québec, incapable qu’elle
était de tourner la page, perdue dans sa tête, écartelée entre le pays d’origine
et celui de l’arrivée.
Le fils est tout aussi
flou dans son être et sa sexualité. Le journaliste, toujours en déplacements,
en quête d’une vérité qui ne cesse de filer entre ses doigts, bascule dans la
dépression. Comment s’arracher à cette torpeur ? Il faut retrouver le fil,
revenir à la surface. Il part sur les traces de sa famille, pour comprendre
peut-être ce qui a poussé sa mère à choisir la mort, se retrouve au Chili, dans
une famille qu’il ne connaît pas et qui l’accepte comme un frère. Il cherche
des ancrages, une histoire qui pourra le porter, un passé qui permettra
d’ouvrir une porte sur l’avenir.
Depuis la mort de
sa mère au Chili, les terreurs nocturnes dispersent ses souvenirs comme des
corps dans l’océan et dans le désert. Il a trente ans, il est un homme, mais le
matin, il se sent cloîtré dans l’enfance, condamné à se reconstituer, à
rétablir ses récits, parce que les cauchemars de la nuit cèdent leur place à
cette image qui l’enferme, cette image incongrue, coquette, douloureuse :
la tête renversée avec charme, les cheveux dorés, le sourire éclatant. L’image
de sa mère au printemps. (p.19)
Il s’attarde auprès
de ses oncles et de ses tantes, des cousins et des cousines qui doivent
lutter pour rester du côté des vivants. Il sourit, indifférent à toute cette agitation. Il y a
sa mère toujours obsédante, le lieu où elle a choisi de ne jamais rentrer.
Les animitas se multiplient sur sa route et lui
rappellent un personnage, un événement, un moment exceptionnel. Vous connaissez
ces croix que l’on plante le long des routes pour rappeler un accident tragique
? C’est un peu ça un animitas. Son
séjour le pousse dans le désert où il pense respirer autrement, prendre sa vie
à bras le corps.
ENFANCE
Nicholas Dawson raconte l’enfance du narrateur,
les dimanches où la famille se rend à l’office religieux. Une manière de se
retrouver avec des concitoyens, d’entendre la musique de leur langue. Une
véritable expédition pour l’enfant qui rêve et glisse d’une vie à l’autre pendant
ce trajet.
Sortir, affronter
un vent qui transperce les vêtements, qui mord la peau est particulièrement
difficile pour les parents. Et toute cette neige qui rend les trottoirs quasi
impraticables.
À l’église, les
larmes coulent. La mère pleure. Souvent, tous les jours. Les enfants vivent
dans l’inquiétude que tout peut s’écrouler.
La sœur marche
tout droit en s’efforçant d’éviter les flaques d’eau mêlées aux dernières
traces de neige brune et grise ; elle pense qu’un simple coup de pied suffirait
pour arroser son petit frère jusqu’aux larmes. Elle se retient, portée par une
maligne et frustrante discipline. Quelque chose dans les yeux de sa mère lui
dit que ça ne va pas. Elle voit plus loin que son petit frère. (p.35)
Le plus jeune se
rend vite compte qu’il n’est pas comme les autres. Il aime les chansons, la
danse et la poésie. Il est plus féminin que masculin. Une différence qui va le
pousser à se dresser devant son père.
CONFLIT
Tout bascule. Les
lettres que l’enfant écrit à une voisine qui est retournée en France sont
interceptées par les parents. C’est le drame. Le garçon ne fait que dire la
vérité pourtant, que raconter ce qu’il vit.
Las cosas que escribes. Escribes cosas
horribles. Le père reprend ses propres mots, cosas horribles, puis il répète les phrases que son fils a écrites
dans ses lettres, des passages complets appris par cœur, des paroles de
chansons, des descriptions, les pleurs de sa mère, les colères de son père, les
humiliations, l’ivrogne, l’homme ; et le père répète de nouveau l’homme au crâne rasé, avec l’accent
chilien qui rend l’expression plus sévère, moins poétique, et le père s’étouffe
avant de traduire : el hombre… el
hombre… Le frère retient ses larmes. La sœur laisse couler les siennes
comme un geste solidaire devant sa mère, comme un geste d’appui envers son
petit frère, comme un geste de révolte devant son père. L’enfant n’en versera
que plus tard, après les invectives, après le repas, après le poisson. (pp.
108-109)
Tout se complique
bien sûr avec une sexualité qui fait que le fils regarde plus les garçons que
les filles. Ce sont peut-être ces lettres qui le pousseront vers le journalisme.
LA MÈRE
Le mal qui a
emporté sa mère frappe le jeune homme. Il consulte comme on dit, n’arrive pas à
se reprendre en mains et à sortir de cet état léthargique. Il fait des efforts
terribles pour manger et traverser des journées qui l’écrasent.
Tranquillement,
imperceptiblement, il entre dans un sommeil peuplé de courts excès d’effroi,
persuadé qu’il mourra cette nuit d’une crise cardiaque, ajoutant dès lors une
peur supplémentaire au réservoir d’angoisses à l’intérieur de lui qui déborde
quand vient le temps de dormir. Si ce n’est pas la peur de mourir qui le
réveille, c’est alors une clairvoyance tout aussi brutale : je deviens fou, se dit-il, je me
dédouble. Il se voit flotter au-dessus de son lit, au-dessus de lui-même,
et juger l’hypocondriaque qui dort, qui s’adonne à toutes sortes de peurs
incongrues. L’observateur malveillant hurle ou rit pour le réveiller, pointe,
frappe, étrangle. Bien que la solitude soit sa demeure, le mélancolique ne dort
jamais seul. Il s’accompagne de son propre regard obstiné, tranchant, cruel. (p.139)
Pourquoi ne pas
aller dans le pays qui a avalé sa mère pour comprendre son refus de vivre au
Québec où elle n’est jamais arrivée à trouver sa place. Pourquoi a-t-elle
choisi de mourir au Chili et de faire rapatrier son corps à Montréal ? Une bien
étrange décision.
RETOUR
L’homme s’attarde
devant des animitas qui se
multiplient sur son passage et qui rappellent des événements, des héros, des
gens qui ont été sacrifiés par le régime de Pinochet. Et lui, que va-t-il
laisser ? Et sa mère ? Tous ces endroits rappellent des morts, un passé
perdu.
Nicholas Dawson
nous pousse dans une quête identitaire puissante qui se déploie comme un
véritable tsunami. Le journaliste doit cesser de fuir et admettre sa
différence, un passé qui le tiraille jusque dans ses souvenirs les plus
lointains. Ce pèlerinage au Chili, ce retour dans une famille étrangère, ce
questionnement pourra-t-il lui redonner un élan, lui permettra-t-il de mieux saisir
ses parents, sa mère surtout qui a laissé une immense blessure derrière elle,
peut-être un animitas pour marquer sa
détresse.
Ce roman nous entraîne
dans une terrible remise en question. Qu’est-ce qui fait l’identité,
l’appartenance à un pays ? Cette question tourmente le migrant, mais touche
particulièrement les Québécois qui vivent dans
un pays qui n’est toujours pas un pays. Il y a aussi la différence sexuelle
qui peut faire de vous un paria. Migrer, changer de pays, de corps peut
s’avérer une aventure singulière.
Un texte terrible
qui m’a fait me demander souvent si j’avais choisi d’être un autre quand j’ai
décidé de rompre avec la tradition familiale pour devenir journaliste et
écrivain. Je pense que la vie contemporaine fait de plus en plus d’exilés, de
femmes et d’hommes qui se sentent des étrangers dans leur vie et leur pays. Animitas est un roman bouleversant.
ANIMITAS
de NICHOLAS DAWSON est une publication des ÉDITIONS LA MÈCHE.