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mercredi 8 novembre 2017

MATHIEU SIMARD BRISE DES MASQUES


MATHIEU SIMARD propose un roman fort troublant avec Ici, ailleurs, un récit qui entraîne le lecteur dans les jours qui suivent la mort d’un enfant. Marie et Simon s’accrochent et tentent de sauver leur couple, de retrouver le goût de vivre. Ils couleront à deux ou survivront. Comment oublier ce cancer fulgurant qui a emporté leur fille à l’âge des rêves et des jeux innocents ? Que dire devant la douleur de son enfant, que faire pour le soulager, comment accepter de voir sa fillette mourir ? Marie et Simon s’installent dans un village marqué par le destin…

Une jeune fille muette va tous les jours près de l’antenne qui se dresse sur la montagne, derrière le village, comme pour y capter un message. Le garagiste, l’homme à tout faire, un fainéant, tente de séduire Marie dès la première rencontre au restaurant. Un endroit déserté où Madeleine fait semblant que des clients vont se présenter en grand nombre. Il y a aussi les Lavoie qui s’installent pour l’été avec leurs enfants, une famille qui ne semble connaître que le bonheur.
Marie et Simon ont acheté la grande maison du Vieux. Un coup de cœur, une impulsion. Ils n’arrivent pas à défaire leurs boîtes, peut-être parce qu’ils savent que leur séjour sera temporaire, qu’ils n’arriveront plus à avoir un chez-soi. Ils font l’amour frénétiquement, avec rage, comme pour accomplir un devoir quotidien.

ÉTOURDISSEMENT

Que dissimule cette frénésie ? On comprend après un certain temps. La fille de Marie et Simon est morte d’un cancer. Le monde a glissé sous leurs pieds. Ils n’arrivent plus à trouver une direction, des certitudes et le goût de vivre.

Je me relève, secoue mes vêtements et feins la contrariété. Elle continue de rire, comme pour s’accrocher à ce moment jusqu’à ce qu’un autre nous rejoigne, mais dès que ses yeux se posent sur le parc, derrière nous, le rouge, le jaune, le sable, l’absence de traces de pas, Marie perd son sourire. La lumière fragile dans son œil s’éteint et elle avance vers le vide. Je la suis et je sais qu’aussitôt dans la maison elle ira avaler deux ou trois comprimés devant le miroir de la salle de bain. Ce sera à son tour de tomber. (p.25)

La vie continue tout croche dans le village où tout le monde rumine des blessures. Et comme dans tous les villages, on se méfie des nouveaux arrivants, des poseurs de questions, de ceux qui risquent de bouleverser l’ordre des choses. On se croirait dans un roman de Lise Tremblay, dans ces agglomérations où tout le monde connaît les secrets des autres, où les haines et les colères sont soigneusement étouffées. Il faut toujours sauver les apparences. Personne ne veut se faufiler derrière la façade et dire les vraies choses. Une manière de se protéger certainement. Un esprit de clan que Lise Tremblay illustre magnifiquement dans L’habitude des bêtes et La Héronnière.

QUESTIONS

Pourquoi tant de maisons abandonnées, d’installations en décrépitude, ce terrain de jeux qui ne sert plus à rien et qui avive la douleur de Marie et Simon ? Et Fisher qui sait tout, qui fait tout, qui boit pour s’étourdir et perdre contact avec la réalité. Et qui était ce Vieux dont personne ne veut parler ? Un étranger lui aussi, quelqu’un qui avait une vie ailleurs.

Nous survivons en échangeant nos mensonges comme les enfants échangent leurs jouets. Dans ce village qui ne nous ressemble pas nous apprendrons à inventer les vérités qui nous feront le plus de bien. Je sais maintenant que nous ne pourrons jamais oublier le passé, mais c’est ce que nous essaierons de faire malgré tout. Oublier le passé et nous aimer aujourd’hui. Isolés loin d’ailleurs, nous masquerons nos cicatrices à coups de fausses espérances. (p.43)


Simon s’accroche à Marie qui ne sait plus trop qui elle est, qui devient violente même dans sa volonté de remplacer sa fille. Et Fisher tourne tandis que Madeleine se montre particulièrement vindicative envers la nouvelle venue, comme si elle menaçait de tout faire s’écrouler.
Alice passe en regardant droit devant elle. Simon la suit et comprend les drames qui ont frappé à gauche et à droite. Celle qui s’est enfermée dans le silence pour oublier se confie, peut-être parce qu’elle devine sa douleur et qu’elle peut enfin partager la sienne.

Tout ce qu’y ont vu, c’est un enfant paralysé par ma faute, la même fille qui en avait fait disparaître un autre douze ans plus tôt. C’était encore moi la coupable, pis cette fois-là j’avais pas quatre ans, j’en avais seize. Pis c’était ma deuxième fois… Pour eux ben vite c’est devenu clair que j’étais pas correcte. Pis cette fois-là, mon père il m’a pas défendue. Y était tellement en peine pour son petit-fils qu’y s’est laissé convaincre que c’était de ma faute. Après ça, y s’est mis à en perdre des bouts. Je suis partie juste avant qu’y meure. Ça a pris deux ans avant que j’apprenne qu’y était mort. C’est là que je suis revenue. (p.113)

Le sentiment de culpabilité, l’impuissance, la certitude de ne pas avoir su faire le bon geste, d’avoir été témoin des ravages de la mort sans pouvoir s’interposer. C’est le drame de Simon et Marie, d’Alice et de Fisher. Nous avons tous peut-être des moments que nous aimerions effacer. Il suffirait d’un mot pour que tout soit différent. La vie est si compliquée et si simple.
Le propriétaire de l’épicerie part quand Madeleine, qu’il aime depuis toujours, le repousse. Alice, Simon l’apprend, est la fille du Vieux, la sœur de Fisher. Tout le monde se connaît, tout le monde sait, ravale en silence. Marie et Simon ne pourront survivre. Ils sont déjà morts près d’une petite fille aux grands yeux qui jonglaient avec des pourquoi et qui ne demandait qu’à rire.

TENSION

L’étau se resserre et ça devient difficile de respirer. Je me suis senti si vulnérable. Personne ne peut tricher. La mort ne trouve d’issue que dans la mort. Les survivants ne peuvent-ils que se sentir responsables des disparus ? La réalité finit toujours par s’imposer et il n’est pas toujours facile de faire face. Je pense à ma sœur qui voulait tant vivre et qui savait que le temps lui glissait entre les doigts. Le cancer, toujours lui, la happait hors de la vie des siens. J’y pense presque tous les jours. Et aussi ma mère, dans ses derniers souffles, avec ses grands yeux bleus ouverts sur l’éternité.

Notre tout s’est dissous dans un four crématoire et l’urne dans une boîte de déménagement nous rappelle que nous ne pourrons plus être. Nous faisons semblant. L’horloge. Le calendrier. Vieillir. Nous ferons semblant. Et la paix, c’est le bout vide entre deux conflits, j’ai mal au sang, j’aurai toujours mal au sang. Et la pluie c’est elle, notre fille qui revient nous taper sur l’épaule, chaque goutte d’eau c’est elle qui nous rappelle que nous ne pourrons jamais endurer la douleur, combler son absence, annuler son départ. (p.68)

Un roman particulièrement dense. Le brouillard qui entoure Marie et Simon, Alice et Fisher, se dissipe lentement. Comment en réchapper ? Fuir, partir comme le vieil épicier le fait ou comme Alice l’a fait ? Il semble bien qu’il n’y a pas de refuge pour oublier ce qui froisse l’être. Alice est revenue pour confronter son drame. Elle s’est enfermée dans le silence, comme on le faisait autrefois dans les monastères pour faire taire la douleur. Pour se punir aussi. On finit toujours par partir, même de la plus maladroite des façons.
La solution est peut-être d’osciller entre le point de départ et le point d’arrivée comme Virginie Blanchette-Doucet le fait si bien dans 117 Nord. Maude a tout perdu et elle est condamnée à aller et venir entre l’Abitibi et Montréal sans jamais arriver à oublier la perte de son pays et de son grand amour. L’ici ne peut jamais être l’ailleurs tout comme l’ailleurs ne peut avaler l’ici. Un drame terrible que Mathieu Simard traite avec une délicatesse remarquable.


ICI, AILLEURS de MATHIEU SIMARD est paru chez ALTO ÉDITEUR.


  
http://editionsalto.com/catalogue/ici-ailleurs/

jeudi 2 novembre 2017

MATHIEU VILLENEUVE NOUS ENVOÛTE

MATHIEU VILLENEUVE entreprend un périple singulier dans Borealium tremens, une épopée où David Gagnon, après avoir hérité d’une terre abandonnée, tente de renouer avec ses ancêtres. Le personnage, dans ce roman baroque et hallucinant, se perd dans des chemins oubliés de son pays du Lac-Saint-Jean. La maison brûlée où il s’installe est insalubre et pleine d’artéfacts qui moisissent avec la mémoire collective. Un retour aux sources qui ne se fait pas sans périls. Un roman qui m’a particulièrement touché.

David Gagnon a tout quitté pour parcourir les routes de l’Amérique. Il voulait peut-être retrouver la pulsion qui poussait les explorateurs vers de nouveaux horizons, des peuples étranges et d’autres manières de secouer la réalité. Ce Nouveau Monde que l’on a saccagé. Les Autochtones ont payé chèrement dans leur corps et leur âme l’arrivée des envahisseurs européens.
Si le voyage tient hors du temps, arrive un moment où il faut défaire ses pas. Le retour n’est jamais facile pour celui qui a traversé le continent et est devenu un étranger sur les terres qui l’ont vu naître.
Je me suis retrouvé dans un univers familier avec Mathieu Villeneuve. Comme si je regagnais les espaces rêvés et connus du pays de La Doré. David Gagnon arpente le Lac-Saint-Jean, ce territoire que je n’ai cessé de visiter de toutes les manières d’écritures possibles depuis des dizaines d’années. J’y ai entendu comme un écho au Voyage d’Ulysse qui s’aventure dans un pays mythique et réel. Je voulais alors faire éclater le temps historique, plonger dans une époque où les frontières n’existent pas et jongler avec des mythes et des légendes.
La colonisation toute récente de ce coin du Québec a laissé des cicatrices un peu partout. Comme si les « faiseurs de terre » n’avaient pas eu le temps de marquer le territoire de façon durable.
J’ai pensé souvent aussi aux personnages de William Faulkner en m’avançant dans la fresque de Villeneuve, à ces hommes marqués par la guerre de Sécession qui ne savent que foncer à toute vitesse sur les routes du Sud des États-Unis pour surprendre la mort au premier tournant, boire jusqu’à l’hallucination.

REDÉCOUVRIR

Autant mon Ulysse est habité par une grande naïveté ou pureté, autant Gagnon est miné par un héritage de démences, d’alcoolisme et d’obsessions qui poussent souvent à la destruction.

De toute façon, Auguste n’aurait jamais pu compléter ses études. Disons qu’il lui manquait deux-trois boulons. D’abord, il n’avait aucune aptitude sociale. À part moi et les animaux de la ferme, personne ne voulait l’écouter. Une chance qu’il avait son violon… Il pouvait passer des heures enfermé dans sa chambre, à improviser des pièces impressionnantes, sans jamais se fatiguer. Enfin, c’était avant ses périodes de spleen chroniques. Il avait aussi une tendance à l’obsession. Quand une idée naissait dans son crâne, il était impossible de la lui faire oublier. Il relisait toujours les mêmes vieilles affaires : un livre de légendes amérindiennes, des journaux jaunis, un missel - il disait qu’il avait appartenu à Maria Chapdelaine en personne-, des traités d’astrophysique et de mathématiques, des cartes de la région, des manuels de mécanique. (p.39)

Un incendie a rongé les murs et les cloisons de la maison ancestrale. La pluie s’infiltre partout. Les idées de David s’égarent dans des visions éthyliques où il rêve du Grand Livre qui va secouer les assises du monde. Une maison pleine d’objets, de livres, d’écrits, de photographies, de vêtements qui témoignent d’un passé récent et ancien. Il y a surtout le journal d’Auguste.
L’héritier s’installe dans une sorte de musée familial, l’antre d’Auguste qui distillait des quantités d’alcool phénoménales et qui a laissé un testament que David entreprend d’apprivoiser. Il découvre Marie Bouchard, la reine-métisse qui a régenté tout le pays.

QUÊTE

David reçoit l’aide de son frère Alexis et de Lianah, une femme qu’il a aimée avant de partir dans le vaste monde pour échapper à la folie héréditaire peut-être, qu’il aime encore. Un amour impossible. Le temps a creusé un fossé entre eux.
David veut surtout à écrire le texte fondateur, la Bible qui fera le lien entre les ancêtres et lui, donnera un sens à sa vie et peut-être aussi à ceux qui ont risqué leur corps et leur intelligence dans l’aventure de la colonisation.

— C’est aussi pour écrire un roman que je pars, mon oncle. Ça va s’appeler Borealium tremens. C’est l’histoire d’un gars qui décide de s’installer sur les lots de ses ancêtres pour retaper une baraque en ruine pis vivre d’une terre inculte. Mais je peux pas vous parler du dénouement… Ça s’est jamais vu dans l’histoire de la littérature saguenéenne. Le rêve de mon personnage, justement, c’est de la marquer au fer rouge, cette littérature-là. Il veut qu’on donne son nom à une MRC, à une école, à une rue principale. Il veut qu’on se souvienne toujours de lui. (p.63)

Écrire un nouvel Évangile n’est pas chose facile quand on s’imbibe d’alcool et de drogues. Comment être à la hauteur de Marie Bouchard qui régnait sans partage sur ce coin de terre, d’Auguste qui cherchait à renverser l’ordre des choses ? Pourquoi cette grandeur, cet avenir démesuré s’est-il ratatiné pour ne laisser qu’une maison ouverte aux quatre saisons, des artéfacts que la pourriture gagne peu à peu ?

OBSESSIONS

Le roman de Mathieu Villeneuve tend un fil entre des légendes et l’histoire récente. Je pense encore à mon Voyage d’Ulysse où je bascule du côté du mythe et du conte pour me faufiler entre le réel et l’inventé, le possible et l’imaginaire, la culture millénaire des Innus et celle des Blancs.
Contrairement à Mathieu Villeneuve, je bascule du côté de l’épopée, m’accrochant à L’odyssée d’Homère, l’un des grands textes fondateurs de l’humanité, pour ne pas basculer dans les volutes du rêve.
L’aventure de Villeneuve s’avère particulièrement périlleuse. David, malgré ses efforts, n’arrive pas à contrer sa dépendance à l’alcool et aux drogues. Comment faire naître la légende, le mythe dans un tel état ? Il rêve d’un geste d’éclat, de tout recommencer. Si Auguste a échoué, il doit réussir.
Villeneuve suit un personnage qui se lance frénétiquement sur des chemins sans issues, s’attarde dans des lieux qui deviennent magiques quand il a pris de la cocaïne ou vidé toutes les bouteilles. Un clin d’œil peut-être à Jack Kerouac qui n’a cessé de parcourir le continent, filant derrière une ombre et un rêve inatteignable. Il voulait peut-être échapper à sa naissance, mais elle le rattrapait chaque matin quand le soleil le retrouvait.

— Là, on fait mon tour du lac à moé. Pas les niaiseries de Véloroute des Bleuets, pas une affaire de lambineux qui fait la route du fromage cheddar sans se déboucher une seule bière de toute le voyage. Non, un vrai tour du Lac : en pleine nuite, en passant par les petites routes qui sont même pas sur les cartes touristiques, en arrêtant dans toutes les paroisses où c’est qu’y a un bar, une taverne, un feu, n’importe où où c’est qu’on peut boire pis sniffer. Pis y est pas question qu’on arrête pas à une paroisse, on les fait toutes : Girardville, Sainte-Hedwidge, Notre-Dame-de-Lorette… (p.166)

Le récit part dans toutes les directions, comme si l’écriture explosait ou implosait. Comme si David devait mourir à soi pour renaître comme un certain Jésus de Nazareth. Personne ne peut l’accompagner dans cette quête qui a rendu Auguste fou. Comment effacer les erreurs, les gaucheries qui ont saccagé le pays, comment retrouver le temps d’avant la construction des grands barrages ? Il faut tout faire sauter, comme Auguste l’a imaginé, retrouver la terre sacrée d’avant, quand tous les rêves étaient possibles, quand Marie Bouchard pouvait vivre en reine.

PARENTÉ

Une quête étrange qui ne peut déboucher que sur la mort et la destruction dans un pays qui n’est toujours pas un pays comme l’écrit si justement Victor-Lévy Beaulieu. David le sait, mais il ne peut s’empêcher de tenter l’impossible.
J’aime ce roman qui veut échapper à toutes les balises et secouer l’imaginaire, ce texte échevelé qui témoigne peut-être du plus grand échec qui puisse frapper une nation.

Chaque rang porte sa masse d’accidents niaiseux, de malheurs enfouis, de caves jamais cimentées et de greniers qu’on ne visite plus, même plus pour chasser les souvenirs, parce qu’on ne sait plus quoi se rappeler et qu’il n’y a plus personne pour le faire. Chaque maison a embaumé ses vivants et veillé ses morts. Même enterrés au village, ils n’ont jamais quitté leurs lots. Et maintenant, ils revenaient pour moi. Ou plutôt, moi j’allais vers eux. (p.214)

Un roman bouleversant qui balafre le territoire, de La Doré à Alma, passant par Péribonka et Sainte-Monique et encore nombre de paroisses quasi oubliées. Un texte puissant, envoûtant.
David devient une sorte de Messie qui tente de comprendre ses ancêtres tarés et obsédés, un chevalier à la Triste Figure qui n’arrive plus à faire la part entre le réel et l’imaginaire.
J’ai lu Borealium tremens dans une sorte de transe qui me ramenait constamment à ma démarche d’écriture, celle que je secoue tous les jours depuis presque cinquante ans, cette quête de l’être qui ne cesse de s’imposer et de me glisser entre les doigts dans ce pays du Lac-Saint-Jean où tout est démesure.


BOREALIUM TREMENS de MATHIEU VILLENEUVE est paru à la maison d’édition LA PEUPLADE.  



jeudi 26 octobre 2017

STÉPHANE LEDIEN HANTE DES LIEUX


STÉPHANE LEDIEN, dans Des trains y passent encore, mélange habilement le conte, les légendes et la nouvelle. Tout tourne autour du Tracel de Cap-Rouge, une construction qui fascine l’écrivain et lui permet de s’aventurer dans des histoires à faire frémir. De quoi empêcher de fermer l’œil pendant une nuit au lecteur impressionnable que je suis. Ce Tracel coupe le ciel et semble permettre de filer dans une autre dimension. Il n’en fallait pas plus pour secouer un monde familier et imaginaire.

C’est sombre. C’est souvent étrange. J’ai eu du mal à reconnaître l’écrivain qui racontait ses tribulations au Québec dans Un Parisien au pays des pingouins. Il semble s’être bien adapté à son nouveau pays et voici qu’il explore la désespérance des humains dans une douzaine de nouvelles, s’attarde dans un lieu qui permet de voyager dans le temps et l’espace. Les hommes, c’est connu, aiment confronter les lois de la nature pour s’évader de la vie ordinaire, échapper à l’indifférence et surtout, peut-être, à un anonymat qui peut devenir terriblement lourd à porter.
Voici un cocktail d’obsessions et de peurs, de pulsions et de bravades qui se manifestent dans certaines circonstances, surtout quand les humains font la fête et s’étourdissent dans l’alcool et les blagues. L’expression québécoise « se conter des peurs » définit bien ici le travail de Stéphane Ledien.

Depuis plus de cent ans, le Tracel de Cap-Rouge se dresse avec majesté. Tel que je l’imagine, il assiste, omniscient, à l’inexorable déroulement de nos vies. Chaque matin, je l’admire et le laisse me surprendre. Me suspendre à des fables imaginaires auxquelles se mêlent du vécu, du vrai, du faux et des faits divers. Lorsque des trains y passent, de jour, de nuit, des rêves s’y accrochent en passant, à l’instar des vagabonds d’autrefois. Sa voie est une percée vers l’Ouest d’antan. Vers les voyages et les mystères. Vers la grande et les petites histoires. (p.13)

Une tribu indienne se bute à une sorte de filet qui semble surgir de la brume pour les précipiter dans la mort. Peut-être que Ledien, dans cette allégorie, illustre le sort qui attendait les nations indiennes avec l’arrivée des Blancs. Une vision qui les plonge dans un temps où ils n’ont plus de place.

Soudain, une forme apparut. Gigantesque, ajourée comme un filet de pêche ou ces tissus usés que l’on regarde de trop près. Bordée de noir, la colossale disposition de motifs se découpait droit devant eux. Tous s’immobilisèrent, prudents. « Iouskeha ?  » Après s’être emparé de leur regard, le doute se répandait dans leur voix. Mais l’apparition n’avait rien du Grand Esprit. Sahale le ressentit au plus profond de lui-même : il n’y percevait la présence d’aucun animal. L’espace d’un instant, la chose lui fait vaguement penser à un myriapode, un corps long et plat pourvu d’innombrables pattes fines ou striées. (p.34)

Voilà qui devient inquiétant. La mort rôde dans cet endroit et peut bondir d’un moment à l’autre. Des fantômes n’arrivent pas à s’éloigner, comme ce vieil Indien ensanglanté, que Ledien semble seul à remarquer. C’est certainement le rôle de l’écrivain que de voir ce que les autres arrivent mal à distinguer.
Et j’aime croire que malgré toutes nos connaissances et nos certitudes, il reste des zones d’ombres, des phénomènes qui échappent à toutes les explications logiques. J’aime quand toutes les dimensions de la vie se mélangent.

HISTOIRE

Les conteurs aiment convoquer les diables et les êtres maléfiques, se plaisent à faire peur et à effaroucher les âmes sensibles. Alain Gagnon, cet écrivain trop tôt en allée, démontrait très bien dans ses ouvrages que certains endroits agissent comme des points d’acupuncture et permettent aux humains de passer d’une dimension à l’autre, de libérer des forces qui peuvent terroriser toute une population. Des peurs qu’il faut apprivoiser et comprendre, que l’humain finit toujours par terrasser. Le réel n’est pas ce que l’on voit ou ce que l’on peut imaginer. C’est peut-être tout cela ensemble ou quelque chose de plus encore.
L’écrivain américain Paul Auster a souvent misé sur ces possibilités. Beaucoup de ses personnages basculent dans une autre vie en poussant une porte ou en empruntant une route de campagne. Chez lui, certains lieux sont comme des couloirs qui permettent d’échapper à la linéarité du temps et vous poussent dans une autre dimension.
Ledien a l’art de créer des ambiances un peu troubles et d’installer une sorte de tension palpable. Ce Tracel agit comme catalyseur. Des jeunes s’y regroupent pour faire la fête ou encore pour se lancer des défis. Ils veulent prouver qu’ils sont capables de dompter les forces de la nature et surtout vaincre leur peur.

Étienne, le costaud de la bande, leur raconte comment un jeune de leur école secondaire s’est tué en grimpant sur le troisième pilier, plus loin dans la vallée.
— Il niaisait, pis il a gagé qu’il pourrait monter jusque sur les rails. Il avait pas mal bu, faque, en escaladant, il a glissé pis il s’est pitché en bas.
Les autre sacrent, rigolent, poussent des « hou ! » énergiques.
— Tu racontes n’importe quoi ! lance soudain Jean-Jacques. Je connais bien son frère, à ce gars-là. C’était pas un accident. Il l’a fait exprès. Paraît qu’il voulait mourir, à cause d’une fille qui venait de le crisser là. (p.55)

Un lieu idéal pour mettre fin à sa désespérance et au mal de vivre. Le pont Jacques-Cartier à Montréal exerce un attrait semblable pour les désespérés.

PEURS

J’avoue que je n’aime pas tellement la littérature à frissons. Je ne suis pas un admirateur de Stephen King ou de Patrick Sénécal même si j’adore les contes et les légendes. J’évite la plupart du temps les scènes d’horreurs, les massacres, la description des morts violentes. Ledien a le bon goût de ne pas basculer dans cette sorte de réalisme morbide où le sang coule à flots.
Et quant à l’horreur, la réalité politique dépasse à peu près tout ce qu’un écrivain peut inventer. Il n’y a qu’à penser aux attentats qui transforment des camions en bombes, à ces massacres où les tueurs font preuve d’une imagination morbide pour faire le plus grand nombre de victimes. J’aime quand Stéphane Ledien s’attarde à certaines scènes tendres comme dans Arrière, arrière-saison où il préfère les petites touches aux grands traits. C’est subtil et plein de finesse.

La sagesse l’avait gagné. La maladie aussi. En novembre, le vent fit ses offices. Le chêne garda ses ramages ; Pépé mourut de son grand âge. Et quand vint le printemps et que la maison fut vendue, on enterra au pied de l’arbre les cendres du vieil homme. Telles avaient été ses dernières volontés. On raconte, depuis lors, que le chêne endeuillé est le premier à s’effeuiller quand l’automne surgit dans ces contrées. (p.78)

Une belle façon de mélanger les époques, les légendes et de secouer les craintes qui ont peuplé l’enfance de tous les petits garçons et toutes les petites filles. Peut-être que, malgré tout, j’aime parfois avoir peur, effleurer certaines craintes qui ont toujours eu la part belle dans mon enfance. Il suffit de lire la série Contes et légendes publiées aux Éditions Trois-Pistoles pour prendre conscience que l’imaginaire et les histoires font partie du vécu de tous les humains et que c’est là le mortier de toute culture.
Stéphane Ledien fait hésiter souvent devant notre réalité et parvient imperceptiblement à changer notre regard. L’écrivain est là pour nous faire voir le monde autrement et peut-être pour nous répéter que les peurs, les légendes survivent, s’imposent malgré tous les étourdissements médiatiques et les certitudes qui habitent le monde de maintenant.
Des textes efficaces, une belle unité, un imaginaire riche et particulièrement fertile d’un écrivain qui sait surprendre et voir autrement.


DES TRAINS Y PASSENT ENCORE de STÉPHANE LEDIEN, nouvelles parues chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


http://www.levesqueediteur.com/des_trains.php